Ned se laissa aller sur sa chaise pour détendre son dos. Un vent tiède caressait son visage et le soleil était haut dans le ciel. Il ne portait aujourd'hui que des vêtements légers, mais, même si le temps était à la douceur, le fourreau de la dague qu'il emportait partout avec lui posait sur sa jambe un baiser de cuir.

Le précédent repas pris avec sa famille ne s'était pas très bien passé : il avait offert une poupée à Sansa, et avait alors réalisé subitement qu'elle était devenue une jeune femme lorsque celle-ci lui avait répliqué d'un ton sec qu'elle n'y jouait plus depuis des années. Quand à Arya... Hé bien, Arya était... Arya. Pour la faire tenir en place à table, il fallait un gros effort de volonté. Quand à la faire se tenir correctement, inutile d'y seulement songer. Elle était comme sa tante Lyanna : du genre à rapidement se lasser de regarder des chevaliers emplumés se désarçonner avec des bâtons, et à décider d'aller leur montrer elle-même comment on se tenait à cheval.

Dans les jardins, il y avait donc Eddard, Sansa, Arya, septa Mordane et un garde taciturne, d'âge mûr, du nom d'Edric, qui avait été désigné aujourd'hui pour partager la table de son seigneur. Celui-ci ne semblait en concevoir ni enthousiasme, ni déplaisir : sec et noueux comme une vieille racine, il s'était contenté de porter la nourriture à sa bouche avec une précision mécanique, ses yeux d'obsidienne totalement inexpressifs. Eddard ne s'en offusquait pas : l'homme se sentait en territoire ennemi, dans cette ville puante, et son visage était celui du guerrier nordien qui s'apprête à tuer un homme. Sans haine, sans peur, sans colère.

Cela étant, pour sa part, Eddard pouvait se détendre un peu. Ils étaient commodément installés sous un dais, il avait de la nourriture savoureuse et du bon vin face à lui, et une vue sur la mer. L'air était doux sur son visage, ce qui était, force était de le reconnaître, un des avantages du Sud.

Arya commençait à s'agiter. Le chat gris qui les regardait depuis une distance de dix pas semblait bien plus l'intéresser que son repas, malgré les réprimandes de septa Mordane. Aussi, dès que le repas fut terminé, Eddard lui donna congé, quand bien même il y avait encore de la nourriture disponible et de savoureux petits gâteaux.

Arya partit en courant derrière le félin qui prit la fuite dans les buissons, septa Mordane essayant de suivre le couple tant bien que mal en restant sur le chemin. Edric se leva, inclina sèchement le buste et s'éloigna pour se placer à une distance respectueuse, signifiant ainsi qu'il prenait acte de la fin du repas, mais n'avait nulle intention de laisser son seigneur lige sans escorte. Eddard répondit d'un sourire et d'un hochement de tête approbateur. Les gens qu'il avait pris avec lui étaient tous des hommes braves et des bons gars qu'il connaissait bien, et depuis son arrivée à Port-Réal, il n'avait eu que des raisons de se féliciter de leur service. C'était d'ailleurs bien une des rares choses dont il pouvait se féliciter.

Cela risque de prendre un peu de temps, avertit-il, tout en sachant que cela ne changerait rien. Edric était aussi patient et inexorable que du granite : il resterait là.

Ne demeurait que Sansa. C'était la première occasion qu'ils avaient de se parler en tête-à-tête depuis... depuis les évènements du Donjon Rouge, trois jours auparavant. Non, depuis l'arrivée à Port-Réal, même. Il avait été totalement débordé. Et ils avaient de nombreuses choses à se dire, depuis l'attaque, l'intervention du Régicide, les projets de mariage avec Joffrey... Surtout cela, en fait. Eddard n'avait rien dit encore à personne des informations qu'il avait reçues concernant la filiation de Joffrey, Tommen, et Myrcella. Il avait d'abord l'intention de rencontrer cette Ashara Arryn personnellement, pour lui parler et voir de quel bois elle était faite et si sa parole pouvait être crue. En attendant, il avait envoyé un corbeau à Winterfell pour dire à son fils combien il appréciait l'air du Sud, et à quel point il pensait que cet air serait bénéfique à un plus grand nombre de ses gardes. Robb comprendrait et ferait ce qui était nécessaire.

Faire éclater la vérité dans les conditions actuelles, avec la force dont disposait Tywin dans la capitale, n'aboutirait qu'à un bain de sang dont les Stark ne sortiraient pas vainqueurs. Mais cela viendrait pour plus tard. Sa Sansa n'était pas une guerrière ni une stratège, mais une damoiselle.

Ça va ? demanda-t-il avec sollicitude. J'espère que tu n'as pas été blessée, que tu ne fais pas de cauchemars ?

Il faisait bien sûr allusion à ce banquet qui avait tourné au massacre, même si ce n'était pas très clair dans sa formulation. Il s'exprimait maladroitement. Il n'était pas très doué pour se préoccuper des émotions des gens. Beaucoup plus pour les rappeler à leur devoir. Et, en réalité, ce qui l'effrayait le plus, était que Sansa le tienne pour responsable de ce qui était advenu à ce funeste banquet. Ce qui était effectivement le cas, il était obligé de se l'avouer. Il n'avait pas été là pour défendre sa famille. C'était aussi simple que ça.

*Souvenirs désagréables, elle dit. Et elle n'a pas parlé de cauchemars*

Ned était plus que rassuré. Il avait lui-même des souvenirs en rapport avec des épées et du sang, datant de la rébellion de Robert Baratheon. Et il en rêvait encore parfois la nuit. Et, s'il avait dû utiliser des mots pour les qualifier, ç'aurait été autre chose que simplement "désagréable". Sansa pouvait avoir l'air d'une jeune et fragile damoiselle, il y avait de l'acier, en elle. Même si elle-même ne le savait peut-être pas encore.

"Désagréable", c'était plutôt la sensation qu'il éprouvait à l'idée de devoir remercier le Régicide pour avoir sauvé sa fille. Rien de comparable avec les cauchemars qu'il avait faits, dans lesquels il voyait son père et son frère brûler, immobile, sans rien pouvoir faire, à entendre leurs cris et à sentir leurs chairs rôtir, leurs éperons fondre et dégouliner doucement sous l'effet de la chaleur, le rire du Roi Fou s'écorchant sur le Trône de Fer dans sa frénésie pyromane.

*Sauf si c'est lui qui a précipité Bran du haut de la tour, ou qui l'a ordonné. Auquel cas, il ne fait que racheter sa dette.*

Ou même pas ? Avait-il simplement fait son devoir, ou été au-delà ? Les chevaliers de la Garde Royale n'avaient théoriquement pour rôle que de protéger leur souverain, même si nombreux étaient ceux qui leur demandaient aussi de protéger leurs proches. Dans ce cas, Jaime avait-il accompli un acte chevaleresque, ou seulement obéi à une volonté de son roi ? C'était quelque chose d'important à savoir.

On m'a dit que le Rég... que ser Jaime Lannister est celui qui t'a protégée. Je voulais savoir : est-ce qu'il en a reçu l'ordre ? Ou bien c'était une initiative de sa part ?

Faire son devoir était normal, sans plus. En revanche, un geste chevaleresque comme celui d'Ades Overton envers Arya nécessitait plus de considération.

Oui, ces murs ont vu beaucoup de sang. Il te faut comprendre que sous les sourires et les douceurs, ici, les couteaux s'affûtent. Dans le Nord, l'hiver est notre ennemi commun. Ces gens n'ont pas cela, alors ils se tournent les uns contre les autres dans des disputes de petite envergure. Mais non moins mortelles.

Quand à ces gens... Non, ils ne sont pas habitués à la vue du sang. Ils ont des serviteurs pour prendre les têtes à leur place. Mais cela ne les en rend pas moins dangereux.

La pensée le ramena à Glace, et à lady Lysa. Les Stark prenaient les têtes eux-mêmes. Ils regardaient les gens qu'ils condamnaient à mort dans les yeux, écoutaient leurs dernières paroles. Et exécutaient la sentence.

*Je ne dois pas penser à ça. Pas maintenant.*

As-tu pu reparler à Joffrey ?

Joffrey était le promis de Sansa, Eddard l'avait accepté... Enfin, plus précisément, il ne l'avait pas refusé. Et encore, plus par amitié pour son ami que par enthousiasme pour le projet de mariage. Mais si les informations de lady Ashara étaient avérées, alors ce projet ne verrait jamais le jour. La perspective aurait dû chagriner Eddard, mais il n'en était rien. Il n'éprouvait aucune affection pour le jeune prince.

Eddard s'empara d'un gâteau et le mastiqua lentement, en regardant sa fille d'un air pensif. Il aurait bien pris un peu de vin pour accompagner, mais son palais n'était pas accoutumé à ce vin du Sud. Trop riche, trop doux, trop sucré, presque écœurant, et assez traître qui plus est. C'était en soit une illustration du caractère des habitants.

Ces gens m'effrayent... J'en viens à regretter le froid du Nord, la neige et tou les gens que j'ai connus là-bas. J'ai peur pour vous, j'ai même peur que l'on nous tue ! Par envie ou même par simple loisir..

*Peur que l'on nous tue ? Si elle savait... Elle n'aurait pas simplement "peur", elle serait littéralement paralysée de terreur.*

C'était un véritable dilemme, pour la Main. Il aurait voulu renvoyer ses filles à Winterfell par le premier bateau. Lui, il pouvait rester, il était un guerrier, après tout. Mais ses filles... Sauf que ce simple acte pouvait faire éclater la situation et provoquer un bain de sang. "Famille, Devoir, Honneur", étaient les mots des Tully. Une fois encore, Eddard se demanda ce qui de la famille ou du devoir devait passer en premier.

Et sa fille avait changé très vite, avait appris très vite. Alors que quelques semaines avant elle était plongée dans des récits de nobles chevaliers, de héros en armure dorée, et ne rêvait que de faire la lady à la Cour, son discours détonnait.

*Port-Réal a tué ses rêves d'enfants.*

Mais peut-être était-ce pour le mieux. Quand au reste... Inutile d'alarmer Sansa. S'il devait la renvoyer, il le ferait, mais pour le moment, il n'avait pas envie de l'inquiéter inutilement.

*Mais je ne lui mentirai pas.*

Nous sommes à un endroit dangereux, Sansa, je ne te le cacherai pas. Et nous ne sommes pas chez nous, ici. Mais je suis la Main du Roi, c'est le deuxième homme le plus important du Royaume. On ne nous tuera pas par loisir, je peux te l'assurer. Et nous ne sommes pas sans défense. Nos gardes sont forts, et braves.

Ce discours était sincère. Ce qui, cela crevait les yeux, n'était pas le cas des compliments de Sansa à propos du prince.

Tu ne penses pas un mot de tes compliments, n'est-ce pas ? demanda-t-il d'une voix douce. Sansa, ce lieu n'est pas accueillant pour nous. Et tout le monde me ment, ici. Mais nous ne devons pas nous mentir les uns aux autres. Tu as pu voir le prince plusieurs fois. Que penses-tu vraiment de lui ?

Et elle avait omis de parler du Régicide. Que ce soit volontaire ou un simple oubli, Eddard voulait savoir ce qu'il en était réellement de l'intervention de Jaime.

*Jamais été autant protecteur... Jamais autant protecteur....*

Les mains d'Eddard se crispèrent d'un coup tandis que les images repassaient devant ses yeux. Jaime Lannister, son épée à la garde d'or trempée du sang du roi qu'il avait juré de protéger. Jaime Lannister, son sourire arrogant. Jaime Lannister, nonchalamment installé sur le Trône de Fer comme sur le canapé d'un lupanar. Jaime Lannister. Ser Jaime Lannister. Ser Jaime Lannister. Régicide. Parjure.

Eddard cligna des yeux.

Deux dépouilles d'enfants dans des draps Lannister. Une ville en flammes. Des enfants empalés, des fillettes aux cuisses maculées de sang, d'innocents citoyens le fixant de leurs yeux vides. "Trop tard", murmuraient-ils. "Trop tard", murmurait Brandon. "Trop tard", murmurait Rickard. "Trop tard", murmurait Lyanna.

"Jamais été si protecteur qu'en cet instant". Eddard restait silencieux, glacé jusqu'à la moëlle des os. Eddard n'avait pas été aussi froid, avant la guerre. C'était cette guerre qui avait fait de lui, non plus un homme doté d'émotions, mais l'incarnation du seigneur parfait. Le reste s'était fissuré lorsque son père et son frère avaient été tués, s'était brisé à Port-Réal, et les débris dispersés aux quatre vents après la Tour de la Joie. "Jamais été si protecteur qu'en cet instant".

*Je ne peux pas lui dire. Elle est jeune. Elle a la tête remplie de contes de nobles chevaliers. Tu dois la protéger.*

*Elle doit savoir se protéger elle-même. L'Hiver vient. Parle !*

Jaime Lannister... commença Eddard d'une voix qui tremblait légèrement. Très légèrement. Et uniquement parce qu'il était en famille. Face à n'importe qui d'autre qu'un de ses proches, cela ne se serait même pas senti. Et, même dans les circonstances présentes, il garda son visage impassible. Seul son regard et sa voix étaient habités par ces souvenirs.

Tu sais qu'il a trahi le roi qu'il avait juré de protéger. C'était... un mauvais roi, Aerys II. Un très mauvais roi, même. Mais... Il avait prêté serment, vois-tu. Protéger le roi. C'était censé être sa vie. Son honneur. Son devoir. Et il l'a jeté dans la boue. On ne peut avoir aucune confiance dans un homme qui rompt ainsi sa parole.

*Et trompe le roi à qui il doit la vie en forniquant avec sa propre sœur. Tu aurais dû m'écouter, Robert, prendre son manteau blanc et lui en donner un noir à la place.*

Lorsque je suis arrivé à Port-Réal pour mener le siège... Tywin était arrivé. La ville était en feu. Les morts... Jaime était sur le trône. Avachi dessus comme... Comme si ça n'avait aucune importance.

Sa voix se raffermit. L'implacable lord Stark venait à la rescousse de Ned, l'ancien soldat hanté par ses souvenirs.

Il a déjà tué un homme qu'il avait juré de protéger. Et s'est approprié son trône, ne serait-ce que brièvement. Son père a acheté les faveurs royales avec le sang de deux bébés. Ne fais aucune confiance au Régicide, Sansa, jamais. Parfois, une apparence avenante peut dissimuler un monstre.

Eddard était désolé de devoir lui parler en ces termes. Mais elle devait être au courant de certaines choses, désormais. Elle avait presque douze ans. Et l'Hiver arrivait.

L'évocation de Catelyn lui apportait, heureusement, des pensées plus heureuses. Il eut un sourire, mettant ainsi fin aux réminiscences du temps de la rébellion.

Lorsque j'ai rencontré ta mère, nous nous sommes à peine adressés deux mots. Je sais que cela l'a mise mal à l'aise. Elle avait accepté l'idée d'être mariée à Brandon, qui avait un caractère... beaucoup plus vif que le mien.

Ce n'était rien de le dire. On pouvait parfois reprocher à Eddard sa froideur, mais Brandon avait basculé dans l'excès inverse. Il était sujet à des émotions violentes, pour le meilleur comme pour le pire.

Je venais de devenir le seigneur du Nord, alors que ça n'avait été prévu. J'étais.... obsédé par l'idée d'être un bon seigneur pour la contrée que je dirigeais, de faire mon devoir, d'obtenir l'alliance du Conflans, et la tête remplie de plans de batailles et de stratégies. Mais l'affection est venue plus tard. Tu sais, un couple est comme une maison : il faut du temps et de la patience pour le construire petit à petit et s'y sentir enfin chez soi. Il en sera ainsi avec ton mari.

Ned avait parlé avec une voix vibrant de certitude. Mais il ne pouvait pas le dire à Sansa, bien sûr, qu'elle ne serait jamais mariée à Joffrey, et que c'était pour le mieux. A cet instant, il se fit le serment de ne plus jamais l'amitié passer avant le bien-être de sa fille. Il lui trouverait un bon parti, quelqu'un qui affermirait la position de la maison Stark tout en rendant Sansa heureuse. Et cet homme n'était pas Joffrey Waters.

Oui, ils se moquent des Nordiens mal dégrossis que nous sommes, fit Eddard avec un sourire tordu. Nous ne vénérons pas les mêmes dieux, nous n'avons pas de chevaliers, nous ne tirons l'épée que lorsque c'est nécessaire... Et pourtant, nous sommes plus solides qu'eux. As-tu déjà vu un chien ? Il est beau, il a le poil brillant, il aboie fort. A côté, le loup se tient l'échine basse, efflanqué, plus en retrait. Mais lorsqu'on en vient à combattre, le chien aboie, alors que le loup tue. Et lorsque l'Hiver vient, ce qui finit toujours par arriver... Alors on réalise que c'était le loup qui avait raison. Mais nous avons eu un long été. Ils ont oublié. Ils se rappelleront bientôt à nouveau. Ils se moquent peut-être un peu des Starks, mais ils ne se moquent pas de toi, Sansa. Tu es une vraie lady, et tu fais pâlir bien des beautés de la cour. Si quelques-unes d'entre elles veulent se consoler en se disant qu'après tout, tu n'es qu'une provinciale, laisse-les faire. Ce n'est qu'un peu de baume qu'elles mettent sur la blessure de leur orgueil. Quelques langues jalouses. La plupart voient ce que tu vaux vraiment.

*Ceux qui comptent, tout du moins. Car il semble que ce que les gens valent vraiment n'ait aucune importance dans la capitale.*