Perchée sur sa barrique, braies crottées et tignasse ébouriffée, Arya s'abîmait silencieusement dans l'examen de la cohue environnante. Le spectacle, si il empestait la poissonnaille, n'était pourtant pas pour lui déplaire ! Manants édentés, rombières fureteuses, badauds décharnés, gamins chapardeurs.. toute cette peuplade demeurait, à son humble avis, autrement plus intéressante que les nobliaux du Donjon Rouge, dont les augustes ganaches jamais ne s'aventuraient si profondément dans les méandres de la capitale. C'est que l'on vous parlait franchement, ici. Point de flatteries ou de cérémonies pompeuses : on se fichait bien, dans le coin, de froisser votre orgueil, et l'on vous assommait volontiers des derniers quolibets si - par mégarde - vous ouvriez trop grand la gueule. Nul besoin, non plus, de se plier aux singeries de la Cour, de s'encombrer le giron de quelque soyeux jupon, ou de revêtir les austères apparences de la bienséance. Les petites gens du voisinage n'avaient guère de temps à consacrer à pareilles fioritures, et c'était précisément pour cette raison qu'Arya recherchait sciemment leur compagnie.

Outre le charme grossier que dégageait cette foule d'énergumènes, au moins ces vagabondages clandestins permettaient-ils à la jeune fille de retrouver les saveurs de sa regrettée liberté, celle-là même dont elle jouissait naguère à Winterfell, et dont les lointains souvenirs venaient régulièrement hanter ses songes. Hélas, la comparaison s'arrêtait là.. Car, en dépit de ses efforts, même la plus téméraire des escapades ne pouvait rivaliser avec ses frasques d'autrefois. Le goût de la victoire était autrement plus fade dans le Sud, loin, si loin de sa patrie, de ses frères, de sa mère, de Vieille Nan, de Mestre Luwin, de Hodor, de Mikken, et de tous les autres. Échapper aux griffes de Septa Mordane perdait de son piquant sans les ricanements de Jon, et ennuyer Sansa devenait d'une désagréable trivialité en l'absence de Lady Catelyn..

« Allez bouge, espèce de merdeux ! »

Articulée avec suffisamment de hargne pour dominer l'effervescence des quais, la diatribe tira finalement Arya de ses ruminations mélancoliques. Un instant, la gamine manqua retourner à ses rêvasseries, songeant d'abord qu'il ne s'agissait là que d'une énième altercation entre soûlards - comme on en voyait si souvent dans les environs. Mais contrairement à l'ordinaire, aux beuglements indignés se substituèrent de fervents ricanements, chose en cela si singulière qu'elle eut tôt fait d'attirer définitivement l'attention de la jeune fille. D'une légère poussée, cette dernière se coula au bas de son perchoir, alors que s'avançaient péniblement, plus loin, les silhouettes dégingandées d'un gredin et son.. Âne ?

« Balon, tu vas avancer sinon je te jure que je te déboîte la tête ! »

Nouveaux rires, auquel se mêla celui - quoique discret - de la fillette. Un timide gloussement, tout au plus, que la surprise de son instigatrice empêchait de s'épanouir pleinement. La scène ne manquait pourtant pas de comique ! Tout intimidant le propriétaire du dénommé Balon semblait-il, sa prestance en prenait un sacré coup lorsqu'on le voyait sermonner son âne.

« Hé, gamin ! Ouais, toi, là. Dis-moi, où c't'y qu'un honnête soldat peut trouver à employer son épée ? »

Son sourire se figea, tandis que se posaient sur Arya les prunelles froides du voyageur. Avec tous les ruffians présents, il avait fallu que cela tombe sur elle. Un mercenaire ? D'aussi loin qu'elle se souvenait, Père s'était toujours défié de cette engeance là. Ne jamais faire confiance à un homme dont on peut acheter la loyauté. Lentement, elle se redressa.

« Je ne connais personne qui voudrait d'un reître dont l'âne s'appelle Balon, M'sieur. C'est mal vu, en ce moment. »

Elle scruta son interlocuteur, perplexe, curieuse bien malgré elle. Il ne lui inspirait pas confiance, mais trimbalait avec lui son lot d'exotisme. Ça changeait des mendiants et des poissonniers habituels..

« Vous venez d'où ? »

La question lui avait échappé, mais elle ne s'en formalisa pas. Une main négligemment posée sur le pommeau de bois de la latte glissée à sa ceinture, elle jaugeait l'inconnu d'un regard inquisiteur.

D'une oreille qui se voulait attentive, la fillette se galvanisa silencieusement des quelques maigres informations que daigna lui fournir son interlocuteur, sa frimousse crasseuse crispée par l'intérêt que suscitait en elle pareils propos. Les récits d'aventures, Arya en raffolait ! Chroniques guerrières, historiettes fantasques, ou anecdotes militaires : le moindre conte – fut-il un minimum épique – suffisait à enthousiasmer la gamine comme les travaux de coutures enchantaient les Dames bien faites. Ne se fut-elle méfiée du tempérament visiblement obtus du reître, sans doute Arya se serait-elle empressée d'assommer l'inconnu de la myriade de questions qui lui taraudait l'esprit, des interrogations les plus banales aux spéculations les plus pointilleuses. Hélas, le propriétaire de Balon, si il ne s'était – pour le moment – discrédité d'aucune façon, ne semblait nullement enclin à se laisser ennuyer par la curiosité d'une enfant. Aussi la Nordienne s'efforça-t-elle de retenir sa langue.

Regarde avec tes yeux, lui murmura malicieusement la voix Syrio. Écoute avec tes oreilles.

D'abord prétendument désintéressé, le regard de la brune se fit plus ferme à mesure que se rappelait à elle les leçons de son maître à danser. Les yeux seuls voient juste. D'une rudesse intimidante, la physionomie du voyageur renseignait sans peine sur la brutalité de son comportement, quoique son affection pour les ânes contrasta sensiblement son allure de barbare. En outre, si il débarquait tout juste d'Essos, son accent, quant à lui, demeurait Ouestrien.

« Je sais qui est Balon Greyjoy, s'entendit-elle brusquement répondre. Mon père l'a combattu pendant la rébellion. »

La désinvolture du mercenaire l'irritait, bien qu'elle ne sut réellement pourquoi.. A pas légers, la jeune fille s'avança prudemment de vieux Balon, tout en gardant un œil sur son étrange propriétaire. Doucement, la fillette glissa l'une de ses paluches égratignées contre l'encolure de l'animal, flatta tendrement ce dernier tandis qu'à ses côtés s’abreuvait d'elle-ne-savait-trop-quoi le reître au crâne soigneusement rasé. Son gosier hydraté, le soldat lui tendit généreusement son outre, qu'Arya étudia avec méfiance avant de s'en saisir. L'alcool, elle n'y était aucunement habituée, et n'avait droit d'en siroter que de courtes gorgées durant les grandes occasions. Son nez se fronça de répulsion alors qu'elle reniflait précautionneusement le contenu de la gourde. Mieux valait s'abstenir.

« Vous n'êtes vraiment pas au courant alors ? Elle l'observa avec défiance, puis, jugeant qu'il ne se gaussait pas d'elle, reprit finalement la parole. Les Fers-Nés ont attaqué Port-Lannis, il y a quelques jours maintenant. Tout le monde ne parle plus que de ça, ici ! Alors votre âne, je ne pense qu'on l’apprécie beaucoup, dans le coin.. »

Elle considéra une nouvelle fois l'outre remplie de boisson, puis, sans y avoir trempé les lèvres, la rendit au voyageur.

« Quant à la garde, ce sont de vrais soldats qu'ils recherchent. Des hommes loyaux, pas des vagabonds. Mais vous pouvez toujours tenter votre chance, je suppose. Ils se moquent pas mal de savoir d'où vous venez, tant que vous savez vous battre. »

Une dernière caresse sur le mufle de l'âne, et Arya s'écarta de Balon.

Un froncement de sourcils interloqué accueillit la remarque du mercenaire au sujet de sa propre participation à la rébellion Greyjoy. Plus qu'un simple reître, son interlocuteur avait, à en croire ses discours, un passé guerrier aussi tumultueux qu'incroyablement fourni. La nouvelle enchanta foncièrement la fillette qui, si elle ignorait jusqu'au nom de propriétaire de Balon, se réjouit néanmoins de cette déclaration. Un détail attira cependant son attention.

« Alors, si vous étiez à Pyk, et que le Roi Robert méritait sa victoire.. Vous vous battiez de quel côté ? Celui.. des Fers-Nés ? »

Dans sa description de la bataille, le mercenaire semblait passablement évasif. Eut-il véritablement prêté allégeance à la Maison Greyjoy, ne subsistait guère plus de sa loyauté pour ses lointains compatriotes qu'amertume et écœurement. Une bricole bien singulière, lorsque l'on connaissait l'insupportable fierté des Fers-Nés et leur sens aigu des traditions. Il ne ressemble pas à Theon.. Orgueilleux comme lui, certes, mais bien plus caustique que le rejeton du véritable Balon.

« Je n'ai pas peur des Fers-Nés ! S'écria-t-elle sur la défensive. Et je sais me battre. Puis, le Roi et sa Main se débarrasseront vite d'eux, ce ne sont que des pillards. »

Si elle doutait franchement du Roi, au moins avait-elle foi en son père. Jamais Eddard Stark ne laisserait de vulgaires brigands saccager impunément le pays. Le reître devait certainement mieux le savoir que quiconque, lui qui avait affronté ses hommes durant la première révolte des Greyjoy.

Initialement sceptique quant à l'observation du bonhomme sur les soldats du Guet de Port-Réal, Arya s'autorisa quelques instants de réflexion avant de reprendre la parole. Bien que peu enjoué à l'idée d'abonder dans le sens du mercenaire, la jeune fille devait pourtant reconnaître qu'il n'avait pas totalement tord.. Il lui suffisait de repenser à l’aisance avec laquelle elle parvenait toujours à échapper à leur bonne garde pour réaliser l'incompétence de certains d'entre eux. Heureusement, il existait des exceptions.

« Ils ne sont pas tous comme cela. Je connais de très bons gardes ! Gros-Tom et Jory, par exemple. Ou Porther, Varly, Desmond.. Ce ne sont pas des branleurs. »

Mordane aurait été présente, nul doute que la vieille Septa se serait évanouie devant tant de vulgarité. Néanmoins, Arya n'en avait cure : elle n'était pas au Donjon Rouge, et sa tutrice ne rôdait jamais dans le coin. Elle pouvait bien s'exprimer comme elle l'entendait.

« Vous critiquez les gardes, mais vous êtes un mercenaire. Vous n'êtes loyal à personne. Une fois dans la Garde, vous agirez comme tous les autres. »

Cette conclusion lui arracha un soupir désabusé. Elle aurait aimé, pourtant, voir un manteau d'or flotter aux épaules anguleuses de ce voyou là.

Elle l'écouta sans broncher, trop heureuse d'entendre le mercenaire satisfaire - consciemment ou non - son indomptable curiosité. Les badauds pouvaient bien déblatérer autant qu'ils le désiraient sur le compte des Fers-Nés et de leur traître de suzerain : elle, elle en avait rencontré un vrai. Tout désagréable qu'il était, le reître ne ressemblait en rien aux monstres belliqueux et foncièrement idiots que décrivaient avec indignation les manants du quartier. Loin d'être sympathique, il restait néanmoins d'une compagnie fascinante aux yeux de la fillette, que la bizarrerie de son interlocuteur ne manquait pas de captiver. C'est qu'il contrastait radicalement avec les autres bougres qu'Arya avait l'habitude de croiser ! Des types voyageant avec leur bête, ce n'était déjà pas commun. Mais quand le type en question était un ancien Fer-Né, et que son âne s'appelait Balon, cela relevait presque de l'inouï.

Aussi admirative fut-elle des broutilles que lui narra le chauve, les fadaises qu'articula ce dernier au sujet de la loyauté agacèrent passablement la fillette, dont le museau se fronça légèrement de protestation. La couardise, Arya l’exécrait. Elle qui craignait - plus que tout au monde - qu'on la considère comme la dernière des lâches, comment, par les Sept, pouvait-on se complaire dans pareille fange ?

« Il n'y a aucun honneur à agir ainsi. Les gens ont besoin de protecteurs, pas de soudards ! Des tricheurs, il y en a bien assez ici. La Garde n'a pas besoin de vous, ni personne d'autre d'ailleurs. »

La main ferme qui se posa sur son épaule la coupa brutalement dans ses jérémiades. D'un léger à-coup, Arya tenta fébrilement de se défaire de l'emprise du mercenaire - en vain. De dépit, elle considéra avec horreur les propos que lui avança le bonhomme : il l'avait débusqué. Sa ganache crasseuse et ses braies trouées n'avaient, semblait-il, nullement dupé le Fer-Né. Enfin, pas totalement.. Il pense que je suis un garçon. Un mal pour un bien, lorsque l'on savait de quoi les gredins de son espèce étaient capable.

« Mon père a combattu les Greyjoy comme des centaines d'autres hommes à travers le Royaume. Et c'est ma mère qui m'a appris à bien causer. Elle travaillait pour la nobliaille avant de m'avoir. J'suis pas née dans du fumier, mais à Culpucier, pour ce que ça change. Maintenant, lâchez-moi. »

Elle se débattit une nouvelle fois, tout en priant les Dieux - ceux du Nord comme ceux du Sud - pour que ses mensonges aient l'air un brin crédible. Si il apprend qui je suis, c'en est fait de moi. Où était donc Dezial quand on avait besoin de lui ? D'un coup de pied dans le genou, Arya tenta de se défaire du mercenaire, tandis que l'une de ses mains se refermait sur la garde de sa latte en bois.

Tout partait encore de travers..

Loin de parvenir à déstabiliser le Fer-Né, le coup de pied de la brune parût, à en croire le sourire qui étira les lèvres du reître, sensiblement amuser ce dernier. D'une puissance étonnante, sa poigne de fer ne daigna pas relâcher l'épaule de la jeune fille qui, non contente de voir sa tentative d'évasion échouée, dût également supporter la vision ô combien humiliante du rictus goguenard de son agresseur. Néanmoins - et contrairement à ce qu'elle avait redouté - aucun gnon ne vint heurter son museau déjà souillé de terre, de poussière et d'autres salissures. Elle attendit pourtant le coup, les mâchoires serrées, mais rien, si ce n'était la pression de cette fichue main sur sa pauvre épaule meurtrie.

Enfin, il la relâcha.

A grand-peine, Arya étouffa un long soupir de soulagement, tandis que sous sa tunique la lancinait, cuisante, la morsure des doigts du voyageur. Quant à l'anxiété qui lui vrillait les tripes, son poids disparu à l'instant même où le Fer-Né prétendit croire le piètre enchevêtrement de mensonges qu'elle venait de lui servir. Les Dieux avaient-ils donc entendu ses supplications ? J'irais prier, leur promit-elle intérieurement, au septuaire et au bois-sacré. Mais déjà reprenait le mercenaire, enorgueillit de nouvelles théories au sujet du rôle de gens comme lui au sein de la Garde. Le peu d'estime qu'il avait pour ceux " d'en haut " l'ennuya quelque peu, bien qu'elle ne put l'en blâmer. Elle même ne supportait qu'avec difficulté les mascarades de la cour, et l'hypocrisie de ses membres. Mais de là à prétendre que le Guet ne servait qu'à protéger les riches, au détriment des pauvres.. ? Certes, sa propre famille jouissait d'une garde rapprochée, mais les bougres qui la composaient n'étaient pas si creux, si dépourvus de valeur. Ils étaient loyaux, honorables, et n'hésiteraient pas - si l'occasion se présentait - à défendre quiconque se trouverait dans le besoin. N'est-ce pas ?

Elle était perdue.

L'esprit embrouillé de doutes et de questions, Arya s'efforça néanmoins à prêter attention à la proposition de son interlocuteur. Une proposition qui, si elle était inconvenante, demeurait cependant suffisamment intrigante pour qu'elle s'y intéressa. Cet homme, lui apprendre à ce battre ? La fillette hésita. Pas qu'elle douta de ses capacités - ses exploits témoignaient bien assez de son aptitude à manier correctement une arme -, mais il était si différent de Syrio. Pas de danseur d'eau en lui, seulement une brute en quête d'or et de gloire. Pas d'honneur non plus. Et pourtant. Pourtant.. Pouvait-elle refuser une telle proposition ?

« Si vous m'apprenez vraiment à me battre, alors c'est d'accord. »

Un moyen comme un autre de meubler ses journées. La perspective de cumuler deux maîtres d'armes enchanta la gamine plus que de raison, elle à qui son sexe interdisait cruellement le maniement de l'épée et les travaux guerriers. Lui restait, à présent, à honorer sa part du marché.

« J'ai déjà entendu parler d'un de ces trucs que vous cherchez, rue de la Soie. Il paraît que c'est réputé. J'en sais pas plus. »

Elle haussa les épaules, passablement médusée par la tournure que prenaient les événements.

« Alors, quand comptez-vous m'apprendre à cogner ? Et comment vous vous appelez d'abord ? »

Chacun son sens des priorités.

Notant dans un coin de sa caboche l'identité de son Fer-Né d'interlocuteur, la fillette se mâchouilla distraitement la lèvre tandis que s'activaient désespérément ses méninges. Son nom ? Impossible de le lui livrer ! Si elle se montrait parfois naïve, la gamine n'était cependant pas stupide : avouer son patronyme à un individu de l'acabit du reître revenait à se passer volontairement la corde au cou. Malhonnête - et dangereux - comme il l'était, nul doute que le mercenaire se servirait d'elle pour obtenir ce qui lui chantait. C'est que la fille d'une Main, ça rapportait gros lorsqu'on savait s'y prendre. Un morveux de basse extraction, en revanche..

« Arry. Arry, de Culpucier. »

Piètre imagination que la sienne, mais dans l'urgence, aucun autre sobriquet ne lui était venu à l'esprit. Bah, après réflexion, ce n'était peut-être pas si mal. Simple, efficace, et facile à retenir, ce prénom lui semblait aussi crédible que commun. Un instant, la jeune fille se surprit à imaginer la réaction de sa sœur aînée si celle-ci avait été présente. Traîner Sansa si loin dans les entrailles de la ville était peut-être chose impossible, mais se représenter ses airs offusqués et son minois écœuré s'avérait d'une étrange facilité. Elle qui trouvait inappropriés les enseignements de Syrio, comment diable, si elle en avait connaissance, qualifierait-elle ceux du dénommé Andrik ?

« Vous la trouverez à l'autre bout de la ville, la Rue de la Soie, derrière la colline de Rhaenys. Je veux bien vous accompagner, mais ça fait une trotte. Pis votre âne, il n'a pas l'air de vouloir bouger. »

Elle jeta un regard de biais à l'animal, lequel n'avait pas bougé d'un pouce depuis le début de leur conversation. Conduire une bestiole d'un caractère aussi buté que celui de Balon risquait de se révéler relativement compliqué, mais elle était prête à s'y risquer. Pas que la perspective de traîner un âne dans les venelles de Port-Réal l'enchanta particulièrement, mais cette ingrate besogne eut-elle été son unique moyen d'obtenir ses premières leçons " d'escrime de rue ", rien n'aurait pu être en mesure d'entraver sa volonté de fer. Toute chétive qu'elle était, elle aussi pouvait se montrer intraitable lorsque le besoin se faisait sentir. Le Fer-Né l'avait peut-être assuré de sa sympathie, mais Arya en était persuadée : il lui faudrait, tôt ou tard, faire ses preuves.

Soulagée de s'être vue épargnée une énième escapade à travers les venelles poisseuses de la capitale, Arya acquiesça de bonne grâce aux paroles du mercenaire, dont l'âne, jusqu'alors résolument immobile, daigna finalement se remettre en route une fois son mufle généreusement flatté. Cette brusque coopération arrangea modestement la gamine : devoir talocher une bestiole le long du marché aux poissons ? non merci - encore qu'elle en eut été capable si les enseignements du Fer-Né en avaient dépendu. Aussi la fillette gratifia-t-elle Balon d'une ultime cajolerie sur le flanc, tout en se promettant de lui dégoter très prochainement le meilleur fourrage de tout Port-Réal.

Doucement, la petite troupe se mit en branle, sous les œillades aiguisées des badauds du coin. Bien que dissimulée derrière le rideau crasseux qui lui tenait lieu de tignasse, la nuque de la jeune fille lui picotait désagréablement. On nous regarde, songea-t-elle maussadement, tandis que l'escorte se hissait d'un pas mesuré parmi les étals voisins. Cette attention ne lui plaisait guère. Elle qui s'efforçait habituellement de rester la plus discrète possible, sentir s'appesantir sur sa silhouette les regards intrigués de tous ces gens la frustrait plus que de raison. Un mercenaire, un âne et un mioche. Bien normal qu'ils nous lorgnent. Était-elle seulement convaincante dans ce rôle de mouflet vagabond ? Avait-elle réellement réussi à convaincre Andrik dans son imposture, ou feignait-il simplement de l'être ? Il prétendait qu'elle parlait noble, sans doute lui faudrait-il corriger cela, comme il lui faudrait s'approprier sa nouvelle identité. Une seule bourde de sa part, un seul mot de trop, un seul faux pas, et son compte était réglé. Une crampe lui tordit l'estomac alors qu'elle réalisait progressivement l'ampleur de l'affaire. Idiote. Idiote, idiote, idiote. Dans quoi s'était-elle encore fourrée ?

La voix rocailleuse du reître la tira de ses préoccupations angoissées. La bouche fleurit de conseils, son acolyte lui livrait là ses astuces les plus avisées. « Maint'nant, r'garde mieux. » lui exhorta-t-il tout en rabaissant la main qu'il s'était fait un devoir de brandir pour illustrer ses propos. Docilement, Arya s'exécuta, les sourcils froncés par l'intérêt alors que l'on faisait halte devant un groupe de soldats. Ses yeux glissèrent de leurs paluches à leur cape, de leur cape à la raideur de leurs membres, de la raideur de leurs membres à leurs armes, de leurs armes à leur visage. Un instant, elle s'imagina planter Aiguille dans la panse de l'un des bonhommes ; le sang, les hurlements, la douleur.. Elle se mordilla la lèvre. Serait-elle capable de ôter la vie à un homme ?

« Et comment faire si ils sont plusieurs, comme maintenant ? Et si ils sont plus forts, plus grands ? »

Le souvenir de Mycah lui revint cruellement en mémoire. Lui, leurs exercices clandestins de combat à l'épée, l'irruption de Joffrey, la querelle avec ce dernier, la fuite de Nymeria, l'exécution de Lady, puis l'assassinat du garçon boucher. Son cadavre, les mensonges de Sansa, les grands airs du Prince, le rire du Limier. La colère, encore et toujours. Si seulement elle avait été plus grande, plus adroite, et plus courageuse.. elle l'aurait défendu, et botté le train de cette raclure de Clegane. Mais elle n'était qu'une enfant, malingre et fluette. Une gamine qui, plutôt que de se battre, avait préféré s'enfuir dans les bois. Lâche et stupide. Que n'eut-elle été aussi brave que Syrio et aussi forte que Andrik ! Le Limier, elle l'aurait passé au fil de l'épée sans la moindre hésitation. Et Joffrey, aussi.

« Si on vous demandait de tuer un chevalier, vous le feriez ? Ou un prince ? Vous avez déjà tué des femmes ou des enfants ? Vous comptez rester longtemps à Port-Réal ? Si je veux vous retrouver, je dois vous chercher où ? »

Elle l'observa, guettant ses réponses, ses yeux brillant d'impatience. Des yeux de loup.