An 298 • Douzième lune • Semaine 2 • Jour 3.

Des gouttelettes d'eau perlaient sur les murs et dans la cour principale du Donjon Rouge. Des toits, l'eau de pluie glissait et gouttait lentement. Le temps avait bien changé en une simple nuit. Du beau temps et de la chaleur sans nom, on passait désormais à un véritable temps de chien. Il pleuvait. Les nuages gris et gorgés d'eau pleuraient à chaudes larmes et, derrière eux, le soleil persistait à briller. L'obscurité en était alors omniprésente, et la beauté de la capitale de Westeros s'en trouvait presque entachée. Le château comme les habitations de la ville étaient illuminés par un faible rayon de soleil qui avait percé l'épaisse barrière de nuages, et par les bougies ou lampes à huile que possédaient certains chanceux.

Dans une petite salle du Donjon Rouge, deux jeunes femmes étaient assises face à une vieille septa chargée de leur faire apprendre l'histoire des Sept Couronnes par cœur. Iline tenait ses deux coudes appuyés sur la table, son menton reposant au creux de ses mains, les yeux mi-clos. Son dos voûté, elle se tenait affaissée sous le poids de l'ennui et de la lassitude. A ses côtés, sa sœur aînée, elle, se tenait parfaitement droite sur sa chaise, ses mains posées sur ses genoux et son regard posé sur la septa. Celle-ci leur contait pour la énième fois l'histoire de la rébellion de Robert Barathéon. Si sa victoire semblait passionner la vieille bique, il n'en était pas de même pour les deux jeunes sœurs. Silithia laissa un soupir agacé mais discret percer la barrière de ses dents pour s'échapper des ses lèvres fermées. Elle cligna doucement des yeux pour chasser la forme de fatigue qui découlait de son ennui et profita d'un moment d'inattention de la vieille septa pour tourner la tête vers sa sœur, de trois ans sa cadette. L'une de ses mains quittant son genou, elle vint effleurer son épaule du bout des doigts. Iline ouvrit ses grands yeux de biche, se redressa et sa tête quitta à contre-cœur ses mains. Malgré l'ennui et la lassitude, elle restait une lady elle aussi. Elle adressa une sorte de demi-sourire crispé à sa sœur en guise de remerciement, puis se retourna vers la septa.

Les minutes passaient lentement. Les doigts de Silithia tapotaient impatiemment sa cuisse, et elle attendait comme une enfant que sa leçon ne se termine. Elle aimait bien, en général, l'histoire. Mais combien, ô combien de fois lui avait-on répété ces mêmes choses, toujours avec cette même version des faits ? Elle savait que l'histoire pouvait avoir été modifiée, remodelée pour faire passer Robert pour un guerrier sans égal. Mais elle l'avait vu, ce guerrier ! Elle l'avait vu, leur bon Roi ! Et son ventre semblait bien plus grand que son habileté au combat. Peut-être se trompait-elle -après tout, elle n'avait pas fait la guerre-, mais les apparences ne donnaient pas à leur gros Roi une apparence si féroce que celle qui était tant vantée dans l'histoire des Sept Couronnes.
A elle, les années l'avaient rendue plus belle, sournoise et intelligente. Et à lui, le temps ne lui avaient offert qu'un gros ventre, un appétit d'ogre et une certain goût pour les putes et l'alcool.

Par chance, Sebaston entra dans la pièce alors que la septa répétait pour la troisième fois que l'enlèvement de Lyanna Stark par Rhaegar Targaryen en l'an 282 avait été l'événement déclencheur de la rébellion -et elle ne cessait de préciser, d'insister sur le fait que Silithia était déjà née à ce moment-là. Le lord de la maison aux trois bateaux voulait parler à Iline, aussi congédia-t-il sa fille aînée et l'éducatrice de celle-ci. Sans doute la septa pensait-elle pouvoir reprendre sa leçon dans une autre salle avec une seule des deux jeunes filles, mais lorsqu'elle se détourna de Sebaston pour emmener Silithia ailleurs, celle-ci était déjà partie.

Elle avançait à grandes enjambées à travers les couloirs, priant pour qu'on ne la voie pas. Elle ne voulait pas passer pour une idiote prête à courir dans de grands couloirs pour échapper à sa leçon d'histoire. Mais qui donc voudrait supporter d'entendre cette histoire pour la centième fois ? Personne, car une seule fois suffit. Elle se faufilait parfois entre deux gardes ou deux servants, leur adressant des excuses proférées à voix basse et cherchant un endroit de recueil et de tranquillité.

Ses pas la menèrent jusqu'à la bibliothèque. Elle qui souhaitait un peu de tranquillité, la voilà donc servie. Elle soupira, soulagée, lorsqu'elle pénétra dans la salle remplie d'étagères où se bousculaient des tonnes de livres. Le souffle court, elle se montra presque admirative quant à la quantité de ces ouvrages. Elle parcourut pendant de longues minutes les étagères, à la recherche de quelque chose d'intéressant à lire lorsque, par un pur hasard, elle trouva un manuscrit parlant de l'histoire d'Essos. Un sourire fleurit sur ses lèvres ; enfin quelque chose d'intéressant et dont elle ne savait que peu de choses. Tenant fermement le livre entre ses doigts crispés sur l'objet fort précieux sur lequel elle venait de mettre la main, elle le tendit face à elle pour mieux l'observer. De couleur bordeaux, il était parcouru de petits dessins et symboles aux couleurs d'or et de saphir sans réelle signification, et était bien plus beau -et poussiéreux- que la plupart des autres livres. Elle passa sa main d'un geste vif sur le livre, chassant la poussière des belles parures du manuscrit.

Une mine enjouée collée au visage, elle serra l'ouvrage contre son cœur et entreprit de quitter la bibliothèque lorsqu'elle manqua de percuter quelque chose... ou quelqu'un... ou quelque chose. C'était petit. Un enfant ? Elle dévia au dernier moment sa trajectoire pour ne pas rentrer dans le petit être. Sous la surprise, et aussi parce qu'elle fut déséquilibrée par son brusque changement de chemin, elle lâcha le livre. Elle le regarda d'abord tomber au sol puis, relevant les yeux vers celui qu'elle avait failli percuter de plein fouet, elle voulut d'abord s'excuser. Puis elle reconnut Tyrion Lannister. Le gnome. Le lutin. Le bout d'homme. Elle entrouvrit la bouche.

-Pardonnez-moi messire, je ne vous avais pas vu.

Elle s'inclina doucement, et recula d'un pas pour laisser le nain passer s'il le souhaitait. Peut-être se rendait-il à la bibliothèque ? De tous les lions de Castral-Roc, Tyrion était celui qu'elle avait toujours souhaité rencontrer. On lui avait longtemps parlé d'un gnome, d'un petit homme si laid qu'il en était monstrueux. Mais ce qu'elle voyait là, c'était juste un homme de -très- petite taille. Elle haussa un sourcil en remarquant cela ; où se trouvait donc le monstre dont on lui avait tant parlé ? N'existait-il donc pas ? Elle ne se permettrait, bien sûr, aucune remarque désobligeante ou qui pourrait être vexante, mais sourit néanmoins franchement.

-Bien que je ne vous aie peut-être pas fait très bonne impression à cause de mon inattention, c'est tout de même un honneur de vous rencontrer. Je suis Silithia Farman, et il me semble que vous êtes Tyrion Lannister. Je me trompe ?

Un petit sourire mielleux glissa sur ses lèvres et son ton s'était fait quelque peu amusé tandis qu'elle inclinait respectueusement la tête tout en se présentant. Qui donc se tromperait sur l'identité du lutin ? Son physique ne pouvait la tromper.
S'il souhaitait discuter quelques minutes avec elle, elle ne refuserait certainement pas ; si ses griffes n'étaient pas aussi acérées que celles de son père, au moins son esprit l'était-il plus. On lui avait dit combien cet homme était cultivé, intelligent et avait apparemment la langue affûtée... Ses yeux de givre détaillèrent un instant celui que l'on qualifiait de monstre. Sa tête était, certes, disproportionnée par rapport au reste de son corps, et ses jambes comme ses bras étaient très courts. Son regard était doté d'un œil bleu et de l'autre marron. Ses cheveux mi-courts et blonds, eux, étaient bien ceux représentatifs des Lannister. Mais malgré son nanisme et ses yeux vairons qui le différenciaient des autres lions, il en restait un.

An 298 • Douzième lune • Semaine 2 • Jour 3.

L'inquiétude qui teinta un instant le regard de Silithia ne tarda pas à s'effacer. Elle qui craignait d'être mal vue du Lannister qui semblait être le plus intéressant de tous, fut accueillie par un sourire et quelques paroles du nain, qui ne purent que lui arracher un sourire blanc tandis qu'il lui rendait le livre qu'elle avait fait tomber par terre et qu'elle l'en remerciait d'un hochement de tête. Elle afficha un petit sourire teinté d'un peu d'amusement, et dit :

-Les discussions tournant autour des Lannister sont proscrites à Belcastel, et ce depuis l'année 289.

Un monstre difforme. Peut-être en était-il un aux yeux de certains, mais pas aux siens. Son regard de glace ne voyait qu'un petit homme aux yeux quelque peu perturbants de par leur couleur. D'abord, un simple sourire se posa sur les lèvres de la blonde, tandis qu'il usait d'une autodérision certaine. Puis elle rit doucement à ses paroles. En effet, elle s'intéressait à l'histoire d'Essos bien plus qu'à la rébellion de Robert Barathéon. Tyrion, après l'avoir invitée à le suivre vers les tables de la bibliothèque, qualifia leur souverain de « grand Roi Robert ». Silithia ne mit pas de longues secondes à comprendre combien le Lutin se moquait dudit grand Roi ; affichant un rictus qui tordit le coin de ses lèvres, et se penchant quelque peu sur la table, elle dit doucement :

-Messire, ne vouliez-vous donc pas plutôt dire « notre gros Roi » ? Je ne connais que trop bien l'histoire de la rébellion, car les septas n'ont de cesse d'insister sur les moindres détails.

L'instant d'après, elle recouvrit une mine douce et innocente de parfaite petite lady, et son regard se posa sur le papier que lui tendait le Lutin. Des titres de livres concernant Essos. Ses yeux semblèrent s'illuminer, comme si elle venait de trouver là le plus grand des trésors. Tyrion proposa de lui en parler, mais souligna le fait qu'elle ne voudrait certainement pas qu'on la voie en si petite compagnie. Un nouveau sourire amusé étira ses lèvres et elle se permit de lever les yeux au ciel.

-La seule chose qui anime mon esprit quant à votre physique est une forme de déception. On m'avait parlé d'un monstre complètement informe, avec des griffes et des yeux de je-ne-sais quelle créature obscure. J'avoue avoir été très enthousiasmée à l'idée de rencontrer pareille créature. Mais que vois-je ? Un petit homme. Mais malgré cette taille, il reste un homme. Deux bras, deux jambes, une tête. Fort heureusement, les rumeurs concernant votre esprit aiguisé semblent être fondées.

Son sourire se perdit l'instant d'après dans une mine méfiante tandis que ses yeux scrutaient attentivement le couloir sur laquelle donnait la porte ouverte de la bibliothèque. Dans ledit corridor, des bruits de pas vifs et légers, ainsi qu'une voix qui s'y répercutait doucement. Oh, oui, la septa n'était pas vraiment contente que Silithia lui ait ainsi échappée. Elle passa devant la bibliothèque sans la voir, par chance... Le souffle court, la demoiselle de l'Ouest reposa son attention sur Tyrion et soupira doucement. Si la septa l'avait trouvée -en compagnie d'un Lannister qui plus est-, elle aurait été grandement sermonnée et, exceptionnellement, Sebaston n'aurait pas pris sa défense ; à croire que sa haine envers les lions était supérieure à tout le reste, même à son amour pour sa petite colombe. Se saisissant doucement du papier, elle en lut les quelques lignes.
Levant doucement les yeux vers l'héritier présomptif de Castral-Roc et de l'Ouest, elle tritura machinalement la petite feuille entre ses doigts. Souriant, elle hocha doucement la tête et reprit calmement la parole.

-Je vous remercie, c'est très aimable à vous. Et oubliez donc ce livre qui pourrait vous cacher ! Pourriez-vous me parler de ces ouvrages à propos d'Essos. Vous aussi, semblez vous intéresser à ce continent. Pourquoi donc ?

A nouveau, son regard de mit à briller d'intérêt comme de sympathie.

An 298 • Douzième lune • Semaine 2 • Jour 3.

Les Sept... Elle sourit à la réflexion du Lutin, qui avait plutôt raison. Mais si la demoiselle de l'Ouest avait un tant soit peu craint les dieux qu'elle devait vénérer et auxquels elle était censée croire de tout son cœur, elle aurait suivi la ligne de vie qu'on lui avait tracée ; naître, rester pieuse jusqu'à la mort et innocente jusqu'au mariage, s'occuper de son époux et mourir un jour. Son sourire n'en fut que plus grand. Tout au long de sa courte vie, elle avait préféré fermer les yeux sur les ordres et les devoirs, oubliant de son stupide vœu de chasteté à la foi qu'elle devait avoir envers les Sept. Bien sûr, elle connaissait les prières et les noms de ces dieux. Mais elle ne parvenait pas à croire en eux ; elle préférait se dire que les choses sont telles qu'elles sont, non pas parce que les dieux en ont décidé ainsi mais parce que le temps et les circonstances ont tout façonné.

Lorsque Silithia parla de leur gros Roi Robert, elle arracha un rire à Tyrion, qui fit une remarque au sujet des paysannes que Robert eut comme « conquêtes » lors de sa rébellion. Ce qu'elle retint des paroles du nain était une phrase en particulier. Une phrase intéressante, et qui semblait totalement vraie. « Les hommes courent après un nom mais baisent des prénoms. » Nombre de jeunes filles de la noblesse se seraient insurgées devant un tel langage. D'ailleurs, nombre de jeunes filles de la noblesse auraient préféré partir rapidement d'ici, plutôt que d'être vues en la compagnie du bout d'homme. Silithia, elle, s'en fichait. Peut-être était-elle un peu « sauvageonne », au fond, préférant faire ce qu'elle avait envie de faire sans se fier aux conseils et aux ordres qu'on lui donnait.
Son regard se perdit un instant dans la contemplation du magnifique livre sur l'histoire d'Essos qu'elle avait trouvé. Il était réellement beau. Elle releva doucement la tête vers son interlocuteur, posant ses yeux de glace sur lui.

-Pensez-vous donc que le Roi Robert n'a jamais aimé Lyanna Stark ?

Elle haussa quelque peu les sourcils. Ce « détail » était peut-être sans grand intérêt, mais il attisait tout de même la curiosité de la demoiselle. Robert avait bien failli mourir pour elle. Pis encore, il avait bien failli faire tuer nombre d'hommes fidèles et dévoués pour retrouver sa bien-aimée. Et pourtant, malgré son soi-disant amour, il l'avait trompée avec bien d'autres femmes, Silithia n'en doutait pas un instant.
Elle sourit ensuite avec amusement à Tyrion, qui pesa ironiquement les pour et les contre de sa difformité, s'il avait été si monstrueux qu'on l'avait décrit à la demoiselle. A nouveau, il capta toute son attention sur une phrase qui s'imprima dans sa mémoire.

-Ce que l'on dit est donc vrai. Un petit homme à l'esprit vif et aussi tranchant qu'une lame en acier valyrien. Vous semblez passionné par la connaissance et la découverte de nouvelles , je me trompe ?

Il parla un bon moment de ce qui le passionnait en Essos, un sourire glissant à nouveau sur ses lèvres. Silithia but ses paroles, se penchant un petit peu sur la table, appréciant plus que tout autre ce sujet de conversation. Demandez à certaines jeunes ladies ce qu'elles désirent plus que tout, et elles vous répondront « trouver l'amour » ou « devenir la Reine ». La colombe ne voulait ni l'un, ni l'autre. Elle n'aurait jamais la possibilité de devenir Reine, malheureusement, mais au moins pourrait-elle être aussi riche qu'elle souhaitait l'être. Oui, comme nombre de personnes, elle rêvait de richesse et de puissance, mais aussi de découvertes. Et Essos était son grand rêve.

Tyrion prononça un nom qui était inconnu à la colombe. Oh, bien sûr, elle l'avait lu à plusieurs reprises dans ses livres sur Essos. Mais ce Maître de la Lumière était bien différent des dieux que l'on vénérait en Westeros. Elle devrait d'ailleurs se pencher, un de ces jours, sur cette foi bien singulière. Elle releva brusquement la tête vers Tyrion lorsqu'il parla de magie et de maîtrise du feu. Sa bouche forma, un instant, un « o », et elle cligna des yeux à plusieurs reprises pour se persuader que tout était réel et qu'elle avait bien entendu. Oui, il avait parlé de magie.
Le petit Lannister s'assit à la table à son tour. Il continua alors de raconter ce qui le fascinait à Essos. Elle eut un immense sourire. La liberté. Lui était d'accord avec elle sur ce point. Il lui retourna alors la question, lui demandant d'où venait sa fascination pour ce continent si incroyable. Elle réfléchit de longues secondes. Ça lui paraissait évident ; tout. Dans les Cités Libres, les femmes étaient aussi libres que les hommes. De plus, on disait que tout y était magnifique. Shana, sa camériste en chef, venait de là-bas, et elle lui avait raconté que les femmes y étaient plus belles que des déesses, dans des parures de soie, de dentelle et de joyaux... Ses yeux s'illuminèrent alors d'un mélange d'excitation et de rêverie, tandis qu'elle prenait la parole d'une voix qui se voulait posée.

-Essos... C'est un peu un rêve d'enfant, un rêve de toujours. On m'a tant raconté, et j'ai tant lu, sur cette sorte de pays aux mille merveilles. Je suis d'accord pour ce qui est de la liberté. Là-bas, toutes les femmes sont reines ! Deux de mes caméristes viennent de là-bas ; l'une y a vécu pendant presque toute sa vie, et l'autre, uniquement pendant son enfance. Mais l'une comme l'autre m'ont vanté la beauté des lieux...

Silithia cessa de parler quelques secondes, réfléchissant plus encore à ce qu'elle pourrait dire. Tyrion avait dit qu'elle n'avait pas encore connu la dureté et le cynisme de Westeros. Elle reprit, à la fois plus doucement et plus calmement cette fois-ci.

-Si je n'ai pas connu de réels malheurs qu'aurait pu me causer Westeros, ma vie a cependant été quelque peu bouleversée par quelques événements. Parfois, je me dis que partir en Essos, m'éloigner de mauvais souvenirs, me permettrait de me sentir définitivement bien. Elle rit doucement, se sentant un peu bête de se plaindre de sa vie. Je sais que je vis bien, et qu'en Hiver je ne mourrai certainement pas de faim, que ma famille et moi sommes paisibles sur notre petite île, mais l'herbe nous semble toujours plus verte ailleurs. Ainsi, même si j'ai eu la chance de naître noble, je rêve parfois d'être à la place d'autres. Ces femmes parées de soieries et de joyaux, de gemmes en tout genres, qui peuvent se permettre de donner leur avis sur ce qui est bon et ce qui ne l'est pas... Ces femmes libres, tout simplement, je les envie. Il n'y a pas de plus grande richesse que la liberté, j'en suis persuadée.

An 298 • Douzième lune • Semaine 2 • Jour 3.

L'amour... Silithia eut un sourire amusé à la simple évocation de ce sentiment auquel elle ne croyait pas. Elle aimait à se considérer comme une femme forte, et l'amour était une faiblesse à ses yeux. Pour preuve, son père avait aimé sa femme plus que tout au monde et, à sa mort, il s'était trouvé anéanti. Incapable de prendre lui-même des décisions, toujours à consulter ses enfants mais à écouter uniquement sa fille aînée. Elle ne répondit pas, préférant ne pas lancer un débat sur ce sentiment dont presque toutes femmes rêvaient mais que peu connaissaient.

Au même titre, nombreuses étaient celles qui rêvaient de liberté. Les paroles de Tyrion furent dures et heurtèrent quelque peu la fierté et l'ego de Silithia. Elle ne le montra cependant pas, aucune moue ne venant teinter de gris son visage, et un sourire aimable restant figé sur ses lèvres. Oui, elle se montrait parfois naïve, et c'était bien là un de ses défauts. Elle savait qu'il avait raison, elle savait qu'il était un homme sensé. Mais ses rêves éternels, celui d'aller en Essos pour connaître enfin la liberté par exemple, faisaient qu'elle était déterminée et prête à tout pour réaliser chacun de ses rêves. Elle écouta attentivement ce que lui disait le nain.
L'esclavagisme, les femmes non respectées si elles ne font pas tout pour l'être, tout cela faisait partie des problèmes rencontrés en Essos. Elle rit doucement lorsqu'il évoqua le fait que si elle s'en donnait les moyens, il lui restait de l'espoir pour devenir un jour Reine. Elle attendit qu'il eut fini pour le reprendre d'une voix posée, n'abandonnant toujours pas son sourire.

-J'ai bien plus d'ambitions que nombre d'autres femmes de mon statut social, messire. Mais être Reine n'est pas ce que je souhaite. Je doute qu'une femme comme moi, aussi belle et intelligente soit-elle, puisse un jour siéger aux côtés du Roi. Et puis, je me dis que dans un milieu tel que le nôtre, bien d'autres portes sont ouvertes. Combien d'hommes jalousent le Roi pour sa position ? On ne les compte plus. Il ne suffit pas d'être assis sur le Trône de Fer pour être aimé, respecté et au-dessus de tous. Je pense que peu de gens se rendent compte que les femmes ont parfois bien plus d'influence que quiconque. Si je ne veux pas le pouvoir absolu qu'une femme puisse avoir, je veux bien d'autres choses qui sont bien différentes.

Tyrion, parlant d'héritiers de maisons suzeraines encore célibataires, se qualifia d'ignoble. Silithia se permit de lever les yeux au ciel, se pencha un peu sur la table, et elle poussa un petit soupir. Le problème du bout d'homme est qu'il était trop dur avec lui-même. Peut-être était-ce justifié à ses yeux, puisqu'il avait dû souffrir tout au long de sa vie, mais elle se permit d'effleurer du bout des doigts l'avant-bras du nain, un sourire doux glissant sur ses lèvres.

-Vous aurez ce que vous méritez, en bien, j'en suis persuadée. Et cessez de vous qualifier vous-même d'ignoble, messire, car vous valez bien mieux que nombre d'hommes en ce monde. Je suis certaine que vous trouverez une bonne épouse qui saura vous aimer à votre juste valeur, et que vous serez heureux, un jour, à la tête de l'Ouest. Elle fit une pause, plantant ses yeux glacés dans son regard vairon, puis reprit doucement. Vous n'avez rien d'ignoble.

Son sourire était la bienveillance-même, et son ton était aussi doux que du coton. Elle se redressa, sa main quittant le bras de Tyrion tandis qu'elle reposait son regard sur les livres pendant un court instant. Elle tourna à nouveau son visage vers lui, et dit calmement :

-Et ne pensez pas que je suis de toutes ces dames de la Cour qui vous mentent car vous êtes un lion. Je ne vous trouve pas ignoble, et je ne vous mens pas.

Pour une fois, elle ne mentait pas à son interlocuteur. Elle appréciait sa compagnie, bien que le nain lui paraissait bien pessimiste. Après tout, c'était justifié ; il avait sans doute passé sa vie dans le mépris et la haine.

An 298 • Douzième lune • Semaine 2 • Jour 3.

Un simple trophée, oh ça, elle n'en serait jamais un. Elle s'imaginait, comme les autres femmes de son rang, sagement assise à côté de son futur époux, la tête basse et un sourire naïf collé aux lèvres. Bête. Elle serait alors une bête de foire, elle serait un animal de cirque. On pourrait la regarder avec compassion, avec admiration ou même avec envie. Elle ne désirait pas cela. Elle voulait siéger à côté de son mari, tête haute, dos droit, le regard froid et dur, une mine impassible ou affichant un sourire fier. Elle ne voulait pas être de ces femmes qui restent éternellement enfants sous prétexte qu'elles sont des femmes. Elle voulait être forte car elle était une femme.
Son éternel sourire fier fendant son fin visage, elle ramena une mèche de cheveux derrière son oreille, tout en laissant ses doigts courir lentement sur la couverture du livre qu'elle avait trouvé le jour-même, en retraçant les symboles en relief de petits gestes... Elle dit doucement :

-J'atteindrai mes buts, je le sais. Je serai mon propre trophée.

Peut-être sa fierté et son orgueil la perdraient-ils un jour, mais ce jour n'était pas encore arrivé. Peut-être tarderait-il, ou peut-être pas. Elle préférait tracer sa route et faire les choix qu'elle considérait comme les plus judicieux, comme elle le souhaitait, quand elle le souhaitait. Elle était bien chanceuse pour une femme aux rêves de liberté, son père cédant au moindre de ses caprices et ayant fait d'elle une colombe aux ailes constamment déployées et qu'il n'eut jamais l'idée de déplumer. Son frère, lui, avait bien essayé de lui arracher des plumes ; il y était même arrivé, quelques fois, mais Silithia était bien au-dessus de tout cela pour s'arrêter à cette rivalité fraternelle. Elle espérait parfois que Gared change un jour de comportement vis-à-vis d'elle, croisant les doigts ou faisant un vœu, mais elle se doutait qu'il la haïssait à un point tel qu'il ne l'aimerait que dans la mort.
Peut-être la pleurerait-il, un jour.

-Vous avez des obstacles à vos rêves et vos ambitions, pour sûr. Mais moi aussi. Il faut aller au bout de ses rêves, les rendre réels. Mon père m'a toujours dit qu'il suffisait parfois d'y croire pour s'en donner les moyens. Je sais, c'est... naïf. Mais je veux y croire, car je sais que c'est l'espoir qui nous fait vivre, qui nous fait subsister, qui nous fait avancer. Je ne veux pas courir et faire du sur-place jusqu'à ce qu'un jour quelqu'un me pousse pour que je tombe. Je veux aller au plus haut, au plus loin. Et je suis sûre que vous aussi. Elle fit une pause, soupira doucement. Il est de coutume que les Lannister, une fois d'âge mûr, se rendent en Essos et fassent le tour des Cités Libres. Vous souhaitez le faire, mais vous ne le faites pas. Faites-le. Nain ou pas, vous avez le droit de connaître les délices de la vie, et vous avez aussi le droit de réaliser vos rêves.

Elle savait bien que Tywin était un obstacle de taille. Elle savait d'ailleurs que sa maison serait certainement prestigieuse s'il n'existait pas. Mais que pouvait-elle faire ? Que pouvait-elle dire, pour convaincre le demi-homme qu'il restait un homme malgré tout ? Elle était une femme qui se battait pour sa liberté, et lui était un homme -un nain, mais un homme tout de même- qui craignait de se battre. Mais elle non plus n'avait pas d'armes tranchantes comme une épée, ou même une dague. Elle non plus, n'avait pas tout le pouvoir du monde. Elle aussi, était presque insignifiante. Mais la force des mots avait parfois bien plus d'impact sur les autres que la force des coups. Et si Tyrion le souhaitait vraiment, il parviendrait à aller au bout de ses espérances. Tout comme elle parviendrait à devenir influente, tout elle en rêvait...

Elle afficha un sourire d'abord intéressé lorsque le nain lui fit une proposition alléchante, puis son sourire se fit amusé à l'évocation de son père. Mais finalement, elle eut un léger pincement au cœur lorsque Tyrion l'évoqua. Il n'avait rien à craindre de Sebaston. Le lord Farman ne ferait de mal qu'à Tywin et Jaime s'il le pouvait. Il ne supportait pas le premier pour des raisons plus qu'évidentes, et le second pour son arrogance. Mais s'il souhaitait un jour passer Tyrion au fil de sa lame, il suffirait d'un « non » ferme, dur, et accompagné de larmes de sa fille aînée pour qu'il cesse tout mouvement. Au fond, il n'était qu'un pantin dont elle faisait ce qu'elle voulait, quand elle le voulait. Ses émotions étaient mitigées ; elle se sentait à la fois fière et honteuse de se servir comme bon lui semblait de Sebaston. Elle cacha cependant l'hésitation qui l'habitait pour garder un sourire amusé.

-Oh, vous savez, mon père ne vous tuerait pas s'il apprenait notre rencontre. Je pourrais aisément l'en dissuader. Vous n'avez rien à craindre de lui. Elle reprit d'une voix plus douce, et plus sérieuse. Mais votre proposition est très intéressante. Je ne peux qu'accepter, si ça ne vous dérange pas bien sûr. Je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps.

A nouveau, elle lui offrit un sourire radieux et un regard brillant, plein de remerciements. Il voulait l'aider à arriver au bout de ses rêves, alors elle tenterait le tout pour le tout pour lui rendre la pareille, quoi qu'il en dise et quoi qu'il en pense.

An 298 • Douzième lune • Semaine 2 • Jour 3.

Son père... Cet homme qu'elle aimait de tout son cœur et qui revenait toujours sur le tapis. Silithia sourit doucement, et si elle avait été réellement sincère, alors son sourire comme son regard se serait trouvé teinté d'une peine certaine. Elle s'en voulait un peu, au fond, de gagner chaque jour un peu plus le cœur de son père en lui faisant croire qu'elle était tout ce qu'il y avait de plus parfait. Puis, au final, tout ce qu'elle faisait, c'était risquer de réduire son organe vital à l'état de cendres s'il venait à apprendre toute la vérité sur elle ; ses mensonges, ses mœurs parfois légères, sa langue trop affûtée pour être celle d'une simple lady... Que dirait-il s'il apprenait qu'elle n'aspirait pas à être une simple lady ? Ce n'est que lorsqu'elle sentit son sourire se crisper tandis que les pensées se bousculaient dans son esprit qu'elle hocha lentement la tête, reportant toute son attention sur le nain. Ne trouvant rien d'utile à répondre, elle se contenta de laisser ses traits se détendre et son sourire disparaissant par la même occasion.

Lorsqu'elle évoqua les Cités Libres et le tour qu'y faisaient les Lannister, elle tarda à se rendre compte de la dureté que pouvaient avoir ses paroles. Elle observa le visage de Tyrion avec attention, décelant un semblant de tristesse dans son sourire. Cependant, elle passa outre cela pour écouter ce qu'il lui disait, parlant des plaisirs de la vie dont il profitait tout de même. Se fendant d'un sourire amusé, elle songea que son interlocuteur n'était pas réputé pour son goût pour les putains et l'alcool pour rien. Elle n'en dit cependant rien, par politesse, mais ne se départit pas de son sourire pour autant ; du moins, pas immédiatement.
A nouveau, Tyrion parla un peu, et Silithia but ses paroles avec attention, dans un silence religieux. Lorsqu'il eut fini, elle inclina doucement la tête comme signe d’acquiescement, et elle le regarda se lever, lui faire un baisemain et s'éloigner tout en lui souhaitant une bonne nuit. Elle sourit délicatement, lui retournant ses paroles.

-Passez une bonne nuit également, messire.

Lorsqu'il ne fut plus dans son champ de vision, elle regarda à nouveau le papier que lui avait tendu le nain, un peu plus tôt. Elle relut les noms des ouvrages qu'il lui avait conseillé, et passa de longues minutes à les chercher. Chose faite, elle retourna à sa chambre, enthousiaste à l'idée de passer une partie de sa nuit à les lire, mais aussi à l'idée de retrouver Tyrion dès le lendemain pour continuer leur discussion là où ils l'avaient arrêtée...