[Winterfell] Ce qui fait de nous des Stark [Flashback Jon Snow]

Eddard Stark « Invité »

An 295
6ème lune
3ème semaine
4 ème jour

Winterfell
Dans le bois sacré

Le repas s'était enfin terminé. Non pas qu'Eddard l'ait trouvé désagréable mais il manquait quelqu'un. Catelyn avait été présente, ainsi que Robb, Sansa, Arya, Bran, Rickon, âgé d'un an seulement, étant en train de dormir à poings fermés sous la garde de sa nourrice. Mais Jon avait disparu. Jon Snow, le bâtard. Qu'il préfère éviter d'être sous le regard de lady Catelyn était compréhensible, et qu'il ne veuille pas faire d'embarras en se présentant était légitime. Il n'y avait qu'une seule table, et Jon avait pu penser qu'une lady d'une noble maison ne voudrait pas manger à la même table qu'un bâtard. Oui, peut-être. Mais qu'il n'ait pas fait une seule apparition était étrange tout de même.

Aujourd'hui était un jour particulier. Lady Dacey Mormont rendait une visite de courtoisie à son suzerain, ce qui était un message important dans la mesure où deux ans auparavant, Eddard avait contraint son cousin, ser Jorah Mormont, à l'exil. Un message important pour assurer lord Stark de sa loyauté. Et un message adressé aux autres Maisons : "Ne croyez pas utiliser cette tragédie familiale pour nuire à nos intérêts. Le soutien de lord Stark n'est pas garanti dans ce cas, car il n'a aucun problème avec nous".

Eddard connaissait ce jeu-là depuis longtemps, et il n'y voyait pas d'inconvénient. D'autant qu'il avait réellement foi en la loyauté de la maison Mormont. Certes, ils n'avaient sans doute pas apprécié la décision de leur lord suzerain, mais ils étaient conscients qu'il aurait fait ainsi pour n'importe qui. Alors que lorsqu'un vassal parvenait à négocier des faveurs particulières pour des raisons plus ou moins bonnes, une fois la satisfaction passée, la question se posait de savoir qui d'autre avait pu obtenir d'autres faveurs, et lesquelles. Alors se mettait en place un climat de suspicion. C'était mieux ainsi : le Gouverneur du Nord était un homme dur, juste, incorruptible et implacable, et tous le savaient. Une pucelle pouvait emprunter la Route Royale sans crainte tant qu'un Stark était à Winterfell, disait le dicton populaire. Eddard était fier que ce soit ce que l'on dise, et plus encore que cela soit vrai.

Il avait demandé aux enfants où était Jon, au grand déplaisir de sa femme. Seule Arya avait su répondre. Il s'était éclipsé dès que la courtoisie le permettait, à la fin du repas. C'est pourquoi il était là, dans le bois sacré de Winterfell. Il y régnait une tiédeur agréable, à cause des sources chaudes sur lesquelles la citadelle était bâtie. L'été, elles signifiaient le confort. L'hiver, elles étaient la différence entre la vie et la mort.

Jon était là, comme Arya l'avait dit, en train de sculpter un objet en bois de son couteau. Il lui tournait le dos, mais, à la manière dont ses épaules se redressèrent, Ned savait que Jon l'avait entendu. Il s'assit à côté de lui.

Qu'est-ce que tu fais ? Qu'est-ce qui peut être assez important pour passer avant un repas avec lady Mormont ?

La question aurait pu être un reproche, mais le sourire d'Eddard démentait cette possibilité.

295 – Lune 6 – Semaine 3 – Jour 4
Bois sacré, Winterfell

Cela faisait longtemps que le Bâtard de Winterfell ne se faisait plus d’illusion quant à l’opinion que Lady Stark avait de lui. Quand il était petit, l’enfant naïf avait cherché à lui plaire, en excellant dans ses leçons, en étant attentif auprès de ses frères et sœurs, et par des attentions à son égard. Chacune de ses tentatives de gagner son respect et son affection s’était soldée par un échec, Lady Catelyn ne manifestant que la plus glaciale indifférence à son égard. Jon aurait pu comprendre, si cela avait été simplement son caractère mais la voir manifester une affection et une tendresse palpables envers ses propres enfants, tout en étant volontairement exclu de ces attentions, lui faisait mal d’une façon qu’il n’aurait pas pu décrire.

Jon avait fini par comprendre en grandissant pourquoi il était traité ainsi. Il était différent. Si comme ses frères et sœurs, il était bien issu de Lord Eddard, Lady Stark n’était en revanche pas sa mère. Jon était un Snow et non un Stark, un enfant illégitime, un bâtard, qui devrait déjà se considérer heureux d’être élevé avec les enfants légitimes de son père, plutôt que dans une taverne ou un bordel.

Au début, il avait été en colère, contre Lady Stark pour le punir d’une action dont il n’était pas responsable, contre son père pour avoir commis cette faute qui l’avait vu naître, et contre lui-même parce qu’il serait pour toujours un bâtard.

Et puis, il s’était résigné à son sort. Lady Catelyn ne l’aimerait jamais. Lord Stark avait peut-être fauté mais il avait eu le courage et l’honneur de reconnaître sa faute quand tant d’autres seigneurs auraient cherché à la dissimuler. Il l’avait amené parmi les siens et prodigué une éducation comme ses autres enfants. De cela, Jon lui serait à jamais reconnaissant.

Surtout, Jon avait ses frères et sœurs. Si certains commençaient déjà à établir une distance, comme Sansa qui copiait le comportement de dame de sa mère, d’autres lui portaient une affection sans réserve. Robb l’avait toujours traité comme son frère, l’incluant dans ses jeux avec Théon alors qu’il aurait pu l’en exclure, et Jon l’aimait pour cela. Il y avait aussi Bran qui lui demandait parfois de l’aide mais il y avait surtout Arya. Arya était le soleil de ses jours, par son caractère toujours rebelle et par l’affection qu’elle lui montrait ouvertement, n’hésitant pas à sauter dans ses bras et à venir se confier à lui.

D’ailleurs, quand il avait vu que la table ne comportait pas assez de sièges pour lui permettre de s’asseoir, elle avait été la seule à lui demander où il allait lorsqu’il s’était éclipsé. Jon lui avait expliqué patiemment que sa place ce soir n’était pas avec eux et qu’il allait prendre quelque chose à manger aux cuisines, avant de se rendre dans le bois sacré.

C’était d’ailleurs là qu’il se trouvait toujours. Le jeune Snow aimait cet endroit parce qu’il était calme et qu’il y avait peu de chances que Lady Stark l’y trouve, trop enracinée dans sa foi des Sept pour prêter attention aux anciens dieux. Au contraire, Jon avait choisi la foi de son père et venait souvent prier, notamment quand l’un de ses frères et sœurs tombait malade, ou quand leur père s’absentait. Il se confiait à eux aussi, leur parlant de ses joies et de ses peines, de sa jalousie qu’il essayait de combattre au quotidien et de ses maigres espoirs pour le futur.

Aujourd’hui, il s’attelait à une tâche bien précise, sculptant un petit loup en bois avec le petit couteau que Lord Stark lui avait offert pour son dixième anniversaire. C’était un jouet pour son plus petit frère, Rickon. Il n’avait encore qu’un an mais il avait l’air d’aimer les chiens, à en juger par les rires qu’il laissait échapper en s’approchant des chiens de Farlen.

Concentré sur sa besogne, il n’entendit que tardivement les pas derrière lui. Se redressant, il ne tarda pas à voir Lord Stark s’asseoir à côté de lui. Les paroles de son père lui auraient fait baisser la tête de honte s’il n’avait pas vu le sourire sur ses lèvres.

Ne sachant pas comment à la fois répondre honnêtement à sa question et ne pas faire apparaître Lady Stark sous un mauvais jour, Jon rangea son couteau et lui présenta le morceau de bois à moitié taillé, qui présentait une forme à quatre pattes qu’il aurait été difficile de reconnaître comme un loup à l’heure actuelle.

- Je m’excuse de ne pas avoir été présent au repas, Père. Je… j’ai pensé que c’était mieux de manger dans les cuisines que d’imposer ma présence à table. Et puis, l’intendance a dû oublier de mettre une chaise en plus alors je me suis dit que c’était sans doute un signe… enfin… vous comprenez…

Il déglutit non sans difficulté avant de se décider à parler d’un sujet moins gênant.

- J’étais en train de faire un jouet pour Rickon. Il aime bien les chiens et comme le direwolf est l’emblème de votre maison, j’ai pensé qu’il aimerait bien jouer avec.

Eddard Stark « Invité »

Eddard poussa un petit soupir. Il avait fait de son mieux pour permettre que les choses se passent bien entre Jon Snow et Catelyn. Cela avait été un échec total. Catelyn n'avait que haine et mépris pour les bâtards en général, et celui de son mari en particulier. Il se demandait parfois si, en lui racontant la vérité sur la mère de Jon, elle aurait compris... Mais ce n'était même pas la peine d'y songer. C'était le prix qu'il devait payer.

L'homme qui prononce la sentence doit brandir l'épée.

Cette phrase qu'il veillait à inculquer à ses enfants, elle ne concernait pas que le lord d'un domaine ou celui qui prononçait une peine capitale. Plus largement, le sens était tout simplement qu'un homme devait toujours assumer ses actes et ses décisions. C'était ce qu'il faisait. Mais il n'était pas juste que Jon doive assumer les décisions de Ned.

Il considéra le travail de Jon. C'était plutôt bien fait, mais il ne jugea pas utile de le dire. Un homme devait savoir de lui-même si ce qu'il faisait était bon ou non. Il posa une main ferme sur l'épaule de Jon, la serra brièvement avant de la lâcher.

Pas ma maison. Notre maison. Tu es un Stark, peut-être pas par le nom, mais par le sang.

A dire vrai, la naissance de Jon Snow avait quelque peu ébranlé ses préjugés sur les bâtards. Lorsqu'il avait appris plus tard que ser Duncan le Grand avait probablement été un bâtard lui aussi, il avait encore plus remis en question ses opinions sur les bâtards, malfaisants par nature. Évidemment, lorsque l'on vivait si près de Fort-Terreur et de Ramsay Snow, les rumeurs qui en parvenaient ne poussaient pas à avoir une grande sympathie pour les enfants non légitimes. Mais bon, si on allait sur ce terrain, le Roi Fou était né du bon côté des draps, cela ne l'empêchait pas d'avoir été la pire nuisance qu'aient connu les Sept Couronnes au cours du siècle écoulé.

Si tu veux voir quelqu'un qui devrait vraiment se considérer comme étranger à sa maison, pense plutôt à ce "ser" Jorah Mormont. Il a couvert de honte sa famille et le Nord entier. C'est pour cela que sa cousine Dacey est ici aujourd'hui. Même si officiellement, ce n'est qu'une visite de courtoisie.

Jon considéra un long moment les paroles de son père, se retenant de donner la réponse qui lui était instinctivement venue à l’esprit : si je n’en porte pas le nom, comme puis-je être un Stark ? Il ne prononça d’ailleurs pas ces mots tout hauts, même si le doute était peut-être lisible dans ses yeux gris. Grandir en ayant chacune de ses actions jugée par le regard glacial de Lady Stark avait appris la tempérance à Jon, dans certains cas tout du moins. Il savait que son père l’avait souvent défendu face à son épouse et la dernière chose qu’il souhaitait, c’était de devenir l’objet d’une nouvelle dispute entre eux deux.

Oui, il ne voulait pas lui causer d’ennui. Le fait qu’il ait pris le temps de venir le trouver, de discuter avec lui et de lui montrer l’affection qu’il lui portait, comme par ce petit geste sur son épaule… c’était suffisant.

Prenant une profonde inspiration, le bâtard finit par acquiescer avant de lui répondre de façon tempérée mais non moins sincère.

- Je m’excuse, père. J’espère avoir un jour l’occasion de porter le direwolf sur mes armoiries… avec des couleurs inversées, bien sûr. Se hâta-t-il d’ajouter, sachant qu’il n’avait pas le droit de porter le blason des Stark sans en être un lui-même. Parfois, j’ai simplement du mal à savoir si je dois être présent ou s’il est préférable de m’effacer.

La curiosité de Jon prit le pas sur sa gêne lorsque Lord Eddard lui parla de ce fameux Jorah Mormont. Il avait appris les noms, les blasons et les devises de toutes les maisons du Nord, avec plus d’assiduité que celles du sud. C’était bien sûr parce qu’il s’y intéressait mais aussi parce qu’il savait que Robb devait connaître ses futurs bannerets et ils les avaient souvent révisés ensemble, après chaque leçon de Mestre Luwin.

- Ser… Ça veut dire que c’est un chevalier, n’est-ce pas ? Je ne connais pas grand-chose des Sept mais Mestre Luwin nous a appris que les chevaliers prêtaient un serment quand ils sont adoubés. Est-ce que ça n’allait pas contre son serment ? J’imagine qu’il a dû faire quelque chose de très grave pour faire déshonorer sa famille, Père ?

Le jeune Snow regrettait sincèrement de ne pas avoir pu rencontrer Lady Mormont mais c’était surtout la curiosité qui le dévorait en cet instant. Il ne vénérait pas les Sept et n’avait jamais vraiment souhaité devenir un chevalier un jour, et l’avait d’autant moins voulu quand il avait appris qu’il fallait en passer par une cérémonie honorant les Sept pour le devenir. Jon vénérait les anciens dieux, comme son père et comme des dizaines de générations de Stark l’avaient fait avant lui depuis l’Age des héros. Non, il avait plutôt rêvé de devenir seigneur de Winterfell étant petit, même s’il avait appris plus tard que c’était impossible, ou encore un glorieux héros comme le Roi Daeron Ier Targaryen, qui avait conquis Dorne à l’âge de seulement quatorze ans.

Malheureusement, il n’était pas plus un prince Targaryen qu’il n’était un Stark légitime donc cela n’arriverait jamais. Pour le moment, il se contenterait des récits de son père, qu’il adorait écouter, et de rêver de destins plus glorieux que celui qui l’attendait certainement.

Eddard Stark « Invité »

Un vent léger s'était levé pendant que Jon parlait. Un frémissement dans les feuilles de l'arbre-coeur se faisait sentir. Lord Stark considéra le visage gravé dans l'écorce. Selon les jours, il se disait parfois qu'il avait des expressions différentes.

Aujourd'hui, le visage arborait une expression qui semblait grave, pleine de sagesse tranquille. Lord Stark inspira profondément, les yeux fermés. En ces moments, il sentait la terre de Winterfell sous ses pieds, l'air du Nord dans ses poumons, la présence austère et accueillante de l'antique forteresse tout autour de lui. Et tous ses ancêtres, les pères de ses pères, qui avaient gardé le Nord bien avant lui, et continueraient bien après. Rickard Stark, Redwyle Stark, Willam Stark, Beron Stark, tant d'autres avant lui. A cet instant, il était impossible de dire autre chose que la vérité. Pas de mensonge, aucune dissimulation, ici, dans le bois sacré, là où les Rois de l'Hiver avaient siégé avant lui.

Eddard ne répondit rien à la question que Jon lui posait indirectement. Lui non plus ne savait pas ce qu'il convenait de faire, entre s'afficher ou s'effacer. Pourtant, Jon Snow aurait amplement mérité sa place à la table familiale. Mais avec Catelyn...

Ser… Ça veut dire que c’est un chevalier, n’est-ce pas ? Je ne connais pas grand-chose des Sept mais Mestre Luwin nous a appris que les chevaliers prêtaient un serment quand ils sont adoubés. Est-ce que ça n’allait pas contre son serment ? J’imagine qu’il a dû faire quelque chose de très grave pour faire déshonorer sa famille, Père ?

Eddard hocha la tête.

Oui, Jorah Mormont était un chevalier. Dans le Nord, nous n'en avons pas, normalement. Les chevaliers prêtent serment aux Sept, les dieux du sud. Nous qui vénérons les anciens dieux n'avons normalement personne qui porte le titre de "ser". Jorah Mormont était une exception, il a été adoubé sur le champ de bataille, lors de la rébellion de Balon Greyjoy. Et les chevaliers sont censés protéger le peuple. Or, Jorah Mormont a vendu des braconniers en esclavage. Ce qui est un crime innommable. Un être humain n'est pas une marchandise. Je suis donc parti pour l'exécuter de ma main. Est-ce que tu comprends pourquoi j'ai fait ça ?

Eddard posa sur le jeune homme un regard intense de ses yeux gris Stark. Il était vital que chacun de ses enfants comprenne pourquoi. Pourquoi celui qui prononçait la sentence devait brandir l'épée. Pourquoi la politique ne pesait rien à côté de la justice.

Tandis que le regard de son père était fixé sur l’arbre-cœur, Jon le contemplait lui. Le jeune Snow admirait la sérénité qui se dégageait de lui et cette force tranquille à laquelle il aspirait. Il ne l’aurait pas avoué à voix haute mais il appréciait ces moments passés seul avec son père, ces instants où il avait vraiment l’impression d’être son fils, plutôt qu’une gêne.

Il remarqua d’ailleurs que son père était demeuré silencieux lorsqu’il lui avait confessé qu’il ne souvent pas si sa place était avec le reste de la famille ou non. Peut-être l’ignorait-il lui aussi ? Ou bien savait-il sans doute que la réponse le blesserait, ce pourquoi il s’était abstenu de la formuler ? Après tout, il n’avait pas besoin d’avoir étudié des années à la Citadelle pour savoir que sa nature de bâtard le tiendrait toujours à l’écart de ses frères et sœurs, les séparant d’une barrière invisible dont tout le monde avait connaissance.

Jon sortit de ses pensées lorsque Lord Stark acquiesça suite à ses propos au sujet de l’héritier déchu des Mormont, et consentit à lui répondre.

Il écouta les paroles de son père avec attention et eut bien du mal à cacher sa surprise. Tout le monde savait que l’esclavage était interdit à Westeros mais cela avait bien plus loin dans le Nord. On lui avait expliqué que cette pratique était considérée comme une abomination pour ceux qui vénéraient les anciens dieux. Comment un nordien, qui avait juré de protéger le peuple qui plus est, avait pu vendre des gens ?

Jon hocha la tête d’un air résolu suite à la question de son père.

- Je comprends, père. C’est un crime aux yeux des hommes comme à ceux des dieux. Je suis juste surpris qu’il ait pu s’abaisser à le commettre. Etait-il particulièrement cupide ?

A sa connaissance, il n’y avait plus eu d’esclavagistes dans le Nord depuis l’époque du roi Brandon Stark, dit « Yeux de Glace » qui avait vaincu les esclavagistes qui s’étaient emparés de l’Antre du Loup, et les avait laissé à la merci de leurs anciens esclaves. Cette histoire l’avait particulièrement marqué puisque le sort des esclavagistes avait été particulièrement horrible. Leurs anciens esclaves les avaient éventré et accroché leurs viscères sur les branches du barral de l’Antre du Loup, comme sacrifice aux anciens dieux.

Puis une autre question surgit dans l’esprit de l’adolescent, qu’il ne tarda pas à poser à voix haute.

- Ce Jorah Mormont, a-t-il au moins accepté son sort avec dignité ? Une mort digne ne l’aurait pas sauvé de l’opprobre mais au moins, sa famille aurait pu en tirer un certain réconfort.

Eddard Stark « Invité »

Je comprends, père. C’est un crime aux yeux des hommes comme à ceux des dieux. Je suis juste surpris qu’il ait pu s’abaisser à le commettre. Etait-il particulièrement cupide ?

Eddard Stark haussa légèrement les épaules. Il ne s'était pas spécialement intéressé aux motivations du chevalier déchu. Lorsqu'il avait appris la nature du crime, il n'avait pas attendu de savoir ce qui l'avait poussé à le commettre pour prendre son épée et voyager jusqu'à l'Île-aux-Ours. Les dernières paroles de Jorah Mormont auraient pu le lui apprendre, s'il n'avait pris la fuite, mais cela n'aurait de toute manière pas eu d'importance.

Je ne sais pas exactement quelles étaient ses motivations. D'après sa sœur, il avait une femme très dépensière qui ne s'est jamais plue sur l'Île-aux-Ours. Petit à petit, il a été contraint à recourir à des méthodes de plus en plus malhonnêtes pour la satisfaire. Mais en réalité, peu importe. L'acte seul compte. Pas ses motivations.

C'était précisément pour cette raison qu'Eddard n'avait même pas demandé à Jaime Lannister ce qui lui était passé par la tête pour tuer son roi. Cela n'avait aucune importance. Il n'y avait pas de raison qui puisse justifier pour un Manteau Blanc de tuer son roi. C'était aussi simple que cela. Les motivations n'importaient strictement jamais.

Et pour répondre à ta question, non. Il s'était enfui quand je suis arrivé. Il a réellement jeté le déshonneur sur sa famille à chaque fois qu'il l'a pu, dans cette affaire. Pourtant, les Mormont sont des gens bien. Ils méritaient mieux. C'est pourquoi il est important que toutes les Maisons du Nord sachent que cette affaire n'affecte en rien l'estime que je peux avoir pour cette Maison. Jeor Mormont sert loyalement et avec honneur dans la Garde de Nuit, et mis à part Jorah, toute la famille a toujours compté parmi les plus fiables de nos vassaux.

Eddard fit une pause. Il y avait dans cette affaire beaucoup de choses qu'il convenait d'expliquer. Un instant, il regretta que Robb ne soit pas là. Il parlait à Jon comme s'il était l'aîné de ses enfants légitimes, entraîné à commander. Pourtant, son nom était Jon Snow, et non Jon Stark. Il ne dirigerait sans doute pas.

Encore que... Moi non plus, je n'étais pas censé diriger.

Il faut bien que tu comprennes ce qui est arrivé à Jorah, Jon. Parce que cela peut arriver à d'autres. Peut-être qu'au début, tout partait d'une bonne intention. Il voulait rendre sa femme heureuse, c'est tout à fait louable. Peut-être qu'il a commencé par diminuer son propre train de vie. Puis, ensuite, qu'il a développé le commerce. Après quoi il a peut-être commencé à prélever sur les taxes censées servir à l'entretien de son domaine. Puis à rançonner. Puis à réduire en esclavage. C'est une pente glissante. On commence à se dire qu'on va assouplir son honneur, parce que c'est plus intelligent politiquement parlant. Parce que ça rend sa femme heureuse. Parce que c'est plus facile. Et on entame une glissade qui se termine avec ta famille déshonorée, toi en fuite et condamné à mort. C'est pourquoi il faut toujours garder ses pieds sur un sol ferme. Ne pas faire de concession, ne pas faire le premier pas. Comprends-tu ?

Après une brève pause, il reprit la parole.

La Garde de Nuit a très bien compris cela.

Il y avait beaucoup à dire sur les manteaux noirs. Les soixante-dix-neuf sentinelles, le serment de la Garde, la loyauté de lord Chenu... Mais Jon était jeune. Même un enfant intelligent pouvait vite être débordé d'informations. Il scruta le visage du jeune garçon, en quête de son assentiment.

Jon buvait les paroles de son père tout en essayant de s’approprier les leçons qu’il fallait en tirer. Il comprenait que le crime doive être puni, quelle que soit la motivation qui avait pu pousser le coupable à le commettre. Cependant, il ne pouvait s’empêcher de vouloir savoir pourquoi. La raison de Ser Jorah paraissait tellement futile aux yeux de Jon. Comment le penchant de son épouse pour les choses chères avait-il pu le pousser à réduire des êtres humains en esclavage ?

Non content de souiller son honneur et de transgresser les lois les plus fondamentales des dieux et des hommes, Mormont s’était enfuit. Il avait laissé les membres de sa famille récolter le déshonneur qu’il avait jeté sur sa maison. Sa désapprobation devait être aisément lisible sur son visage bien jeune, en dépit de toute la retenue que le garçon avait apprise au fil des ans.

Il acquiesça lorsque son père lui expliqua que les autres Mormont n’auraient pas dû en être tenus responsables. Son oncle Benjen lui avait parlé du Commandant Mormont. Si son père et le Premier Patrouilleur le tenaient en si grande estime, c’était que le lord commandant devait être quelqu’un de vraiment bien.

Le jeune Snow écouta attentivement ce que lui dit son père au sujet de l’honneur et de l’importance de ne rien faire qui puisse le compromettre mais il était également confus. Si son père était aussi résolu, pourquoi alors s’était-il compromis avec une femme qui n’était pas la sienne ? Ou plutôt, pourquoi l’avait-il rapporté avec lui à Winterfell, compromettant ainsi son honneur ?

- Les Mormont ne sont pas responsables du crime de Ser Jorah, je comprends. Oncle Benjen m’a dit beaucoup de bien du Commandant Mormont aussi. Je sais que la Garde de Nuit punit sévèrement les déserteurs, par… par la mort et que pour ceux qui arrivent au sud du Mur, c’est le Sire de Winterfell qui doit les exécuter. C’est la justice du Roi, et la justice du Nord. Celui qui prononce une sentence doit en personne l'exécuter.

Il comprenait aussi la nécessité pour les Stark de ne pas se mettre à dos une maison qui leur était loyale depuis des siècles. Cette marque de confiance était une façon de rappeler aussi aux autres familles du Nord qu’en dépit de l’action d’un homme, les Stark n’oubliaient pas la loyauté centenaire voire parfois millénaire de leurs vassaux.

L’air un peu nerveux, il finit par poser la question qui lui brûlait les lèvres.

- Père… j’essaie de comprendre. Le crime doit être puni, quel qu’en soit le motif. Un homme ne doit pas compromettre son honneur, ni celui de sa famille. Mais alors pourquoi… pourquoi suis-je ici ? Ne suis-je pas la preuve vivante d’un péché ? Peut-être pas envers la loi mais envers votre honneur ?

Jon ne souhaitait pas se montrer ingrat mais il souhaitait véritablement comprendre les valeurs que voulait lui enseigner son père et la place qui était la sienne.

Eddard Stark « Invité »

Eddard resta silencieux quelques instants, le regard dans le vague. Jon Snow l'avait pris complètement au dépourvu, avec sa question. Eddard avait prévu de lui parler de la Garde de Nuit et de la manière dont leur honneur était une forteresse aussi solide sinon plus que le Mur qu'ils gardaient... Du moins, pour ceux qui avaient l'esprit d'un vrai frère noir, comme Benjen et Jeor Mormont.

Je l'ai bien éduqué. Il sait que parler d'honneur n'a aucun sens, et que seules les actions comptent. C'est bien.

Eddard ressentit une bouffée de fierté au moment où il réalisa que Jon avait réagi exactement comme il le fallait... même si cela le plaçait dans une situation peu enviable.

La vérité est une épée qui tranche dans les deux sens.

Il soupira.

C'est... une question difficile, que tu me poses là, Jon. Tu as raison de me la poser, mais c'est difficile. Je... Je n'ai pas compromis mon honneur, enfin, pas de la manière dont tu peux le croire. J'ai fait des promesses, et j'ai eu à payer un lourd prix pour les tenir. Mais je m'y suis tenu.

Un jour, je te raconterai. Tu en as ma parole. Tu es de mon sang, tu as le droit de savoir. Mais le moment n'est pas encore venu.

Promets-moi, Ned. Promets-moi.

Eddard battit des paupières.

Ser Arthur Dayne avait aux lèvres un petit sourire attristé. Cela, je m'en rappelle. "La Garde ne s'enfuit pas", avait dit le Taureau Blanc. Et Lyanna, sur sa couche inondée de sang...

Eddard regarda à nouveau Jon.

Je t'expliquerai, Jon. Je te promets. Un jour, je t'expliquerai.

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