An 299 – Septième lune – Semaine 2 – Jour 6

Un frisson parcourut le corps tout entier d'Isendre lorsqu'un gros flocon de neige vint s'écraser sur sa main, sans qu'il ne s'y soit attendu. Ses yeux se levèrent lentement vers le ciel gris, dans lequel s'amoncelaient nombre de nuages. Si le bâtard Desdaings avait pu voir, pour la première fois de sa vie, la neige en arrivant au Mur, il ne l'avait jamais vue tomber. Ses yeux restèrent rivés sur le ciel pendant de longues secondes avant qu'il ne pousse un soupir et de détourner le regard, le reportant sur son épée qu'il était en train d'affûter. La tombée de la neige n'avait rien d'exceptionnel à ses yeux, lui qui s'était imaginé émerveillé comme un enfant, aussi préférait-il se concentrer sur son arme. Il soupira une fois de plus.

Des crissements, quelques pas devant lui, captèrent son attention. Le jeune chevalier leva la tête ; trois corbeaux, montés sur leurs chevaux, rentraient du Nord du Mur. Isendre se demanda s'ils les avaient vus, les Autres, étranges créatures sorties tout droit des mythes les plus anciens, et apparemment existantes.
Le visage fermé du bâtard trahissait son incertitude quant à tout ce qu'il avait pu entendre, depuis son arrivée. La veille, il avait participé à une réunion au pied du Mur, du mauvais côté de celui-ci. Il avait pu rencontrer des sauvageons, qui lui semblaient plus humains que ce qu'on avait pu lui dire. Il avait pu se faire une petite idée de ses frères, sachant qu'il devrait se tenir à l'écart de Jaime, et qu'il s'entendrait peut-être mieux avec Jon. Eson, lui, semblait vicieux aux yeux du bâtard, tandis que Samwell, il préférait l'éviter ; il ne s'imaginait pas retrouver le frère de celle qu'il avait tué au Mur.

Leyïa... Se rappeler d'elle lui crevait le cœur. Il l'aimait, de tout son cœur, et n'avait compris son crime qu'une fois la jeune fille devenue rouge, étouffée derrière sa main puissante contre sa bouche. Le fils du cygne serra les dents, se mordit l'intérieur des joues... Comment avait-il pu faire ça ? Il soupira, une fois de plus, baissant les yeux vers son épée.
Que deviendrait-il dans ce monde fait de glace et de neige ? Que serait-il ? Il l'ignorait, mais espérait que son avenir y serait plus beau, plus glorieux que s'il était resté à Beaumarché, s'il n'avait pas tué Leyïa. Peut-être était-il mieux ici, traité comme égal avec chacun de ses nouveaux frères, malgré son statut de bâtard ; et puis, il avait appris le matin-même la mort de son père et de son demi-frère, par un corbeau arrivé de Beaumarché. Ses deux exemples étaient morts, réduits en miettes lors d'une attaque fer-née. Il soupira, encore, comme désespéré par tout ce qu'il s'était passé dans sa vie les dernières semaines. Qu'était-il devenu ? Qu'adviendrait-il de lui ? En tout cas, Alyssa lui manquait, le soleil lui manquait, les rives de la Ruffurque lui manquaient... Sa vie d'avant lui manquait, et pourtant, il devait l'oublier.

La neige crissa à nouveau sous les pas de quelqu'un, se rapprochant du bâtard. Isendre leva lentement les yeux vers celui qui s'avançait vers lui, et sa gorge se serra à l'instant même où il découvrit Samwell Tarly. Celui-ci lui offrit un sourire crispé par un semblant de timidité, ou peut-être était-ce une quelconque appréhension -ce qui était normal, puisqu'il se trouvait face au meurtrier de sa douce sœur.

-Salut, Sam, répondit le faux cygne d'une voix rendue sourde par les regrets. Je m'en remets, et toi ? Comment vas-tu ?

Celui que l'on appelait Ser Goret semblait inoffensif et innocent au possible, plus encore que le bâtard ; Isendre en vint à penser qu'il ne méritait pas une souffrance telle que celle de la perte d'un proche. Le matin-même, Isendre avait expérimenté pareille souffrance, et l'idée de désormais se savoir sans mère mais aussi sans père le faisait se sentir terriblement seul, même loin de tout. Samwell était déjà moqué par certains de leurs frères, et Isendre aurait aimé ne pas lui infliger une peine supplémentaire ; pourtant, il était trop tard et le mal était fait.

Sam rappela à Isendre sa blessure, et le blond posa un regard vide sur son bras droit ; il releva quelque peu la manche de son épais manteau noir pour découvrir un épais bandage. Il déroula celui-ci pour dévoiler les traces laissées par les crocs du loup, profondément ancrées dans sa peau claire. Il remit son bandage et sa manche en place, avant de hausser brièvement les épaules. Ses yeux se reposèrent sur le frère juré.

-Ça devrait aller, je te remercie. Tant que j'ai mon bandage, ça ne me lance pas trop.

Le bâtard adressa un sourire crispé au Tarly, tandis que peu à peu, sa culpabilité grandissait en lui. Il s'en voulait, beaucoup, et il espérait de tout cœur que la Mère lui accorderait son pardon.

-Je suis désolé pour ta sœur. Leyïa était une jeune fille pleine de qualités, et... elle ne méritait pas ce qui lui est arrivé.

Les excuses sortirent de sa bouche sans qu'il n'ait pu les retenir. Prononcer le prénom de la jeune lady, son aimée, lui fendit le cœur.
Mais Isendre ignorait que Samwell n'avait pas été mis au courant de la mort du soleil de Corcolline ; parfois, le silence est d'or, et le faux cygne le découvrirait bien assez tôt.

Isendre se contenta d'hocher la tête face aux dires de Samwell. Sans vouloir être désagréable, il ne pouvait s'empêcher d'être distant. La culpabilité était encore trop pesante, il ne pouvait se permettre d'être jovial et à l'air heureux en parlant au frère de la victime de son amour. Un crime passionnel, qui aurait cru à cela venant d'Isendre ? C'était un accident des plus stupides, mais surtout des plus rares. Comment pouvait-on étouffer quelqu'un par erreur ?
Il voulait juste qu'elle se taise.

-Je ne veux pas paraître pesant, mais il ne t'a pas raté. Comment fais-tu pour rester stoïque à ce point? Je pense qu'il serait judicieux que tu te fasses examiner. Cela pourrait s'infecter.

Isendre leva à peine la tête vers l'intendant. Il hocha une fois de plus la tête. Sa blessure s'infecterait peut-être, en effet. Elle le lançait lorsqu'il faisait de trop grands gestes, l'empêchant de s'entraîner pendant au moins une semaine selon ses propres pronostics.

-J'irai voir Mestre Aemon dans la journée, je pense. J'ai passé mon enfance à me battre, j'ai l'habitude des petites blessures, et puis tant que je ne fais pas de grands gestes, je ne sens pas trop la douleur. C'est supportable, dit-il simplement.

La suite de la discussion fut bien moins joyeuse ; Samwell ne semblait pas être au courant de la mort de Leyïa. Isendre regretta aussitôt ses paroles, voyant le visage rond de l'intendant se baigner de larmes tandis qu'il accusait le coup avec difficulté. Il lui posa plusieurs questions, et Isendre ne sut comment lui répondre. Il devait être honnête. Il devait lui avouer...

-J'aimais Leyïa, tendrement. Plus que tout au monde, d'ailleurs. Après avoir été fait chevalier, je me suis rendu à Hautjardin pour lui demander de m'épouser. Mais elle criait, elle me repoussait. Et elle hurlait à la mort, alors j'ai voulu la faire taire et...

Les mots se bloquèrent dans sa gorge. Isendre avait tué celle qu'il aimait. Il avait tué Leyïa. Ses yeux se firent humides lorsqu'il se rappela de ce souvenir douloureux. Pourtant, il s'interdit de pleurer. Les hommes ne pleurent pas, c'est ce qu'il se disait, c'est ce que lui répétaient son père et son demi-frère lorsqu'il était enfant.
Il se racla la gorge et reprit d'une voix sourde.

-J'ai juste posé ma main sur sa bouche, et en un rien de temps... Elle était... partie, murmura-t-il en se remémorant l'horrible scène ; ses joues virèrent aussitôt au rouge, tant il avait honte, tant il s'en voulait ; il regarda Sam, les yeux emplis de cette honte et de cette culpabilité. Je suis désolé, Sam, je ne suis pas au Mur par hasard. Je l'ai tuée. Je ne voulais pas.

Agitant nerveusement la tête de droite à gauche, Isendre répétait ô combien il était désolé, que jamais il n'avait voulu cela, que jamais il n'avait voulu tuer celle qu'il aimait. Et les larmes coulèrent seules sur ses joues, sans qu'il n'ait pu les contrôler, les garder pour lui. Il avait tué Leyïa, et la peine et la culpabilité l'accablaient et l'accableraient jusqu'à son dernier souffle.