Eleanor ne rêvait que d’une chose et c’était de retrouver le manoir. Son esprit avait été occupé par la peur pendant toute la première partie du voyage ; la peur de découvrir que le lieu lui était devenu inconnu, la peur que tout ait changé. La peur de le retrouver ravager et brûlé, malgré les dires de son mestre. Mais à présent que la jeune femme était si proche, elle ne voulait plus que le redécouvrir. Elle était resté quelques temps à Hautjardin, pour y conclure des accords qui devraient permettre, si tout se déroulait correctement, d’aider son domaine à sustenter les réfugiés qu’elle souhaitait accueillir. Maintenant, elle voulait être chez elle.
Il y avait tant à faire. Relever le manoir, aider ses gens, porter son deuil. Déjà, elle songeait à élever une tombe pour Gregor, même s’il lui serait sûrement impossible de retrouver son corps. Il n’en méritait pas moins.

Pour autant, elle ne pouvait pas faire presser plus le pas à son cortège. À l’origine accompagné d’une poignée de dornien, ils avaient été remplacés à Hautjardin par des gardes Clegane, envoyés là par son mestre. Elle ne l’avait pas demandé mais n’en avait été que plus heureusement surprise de découvrir les couleurs jaunes et noires. C’était en cette compagnie qu’elle arpentait à présent les routes vers le nord. Il faudrait encore quelques jours pour que le Manoir se dessine devant eux.
Elle avait voulu interrogé ses gens en attendant, mais il s’agissait de jeunes hommes qui n’étaient pas présent à la Bataille du Bouclier Brisé, comme on l’appelait désormais. Ils n’en savaient pas plus qu’elle sur ce qui était arrivé à Ser Gregor, mais ils lui parlèrent plus longuement de l’état de son domaine et des gens qui y avaient trouvés refuge depuis qu’elle avait ouvert cette possibilité.

Ce matin là, ils avaient rapidement épuisés leurs sujets de conversation et la jeune Clegane s’était laissé aller à des rêveries pendant que son cheval avançait à faible allure. Eleanor se sentait encore troublé, désirant à tout prix revoir son foyer, mais dérivant aussi vers Dorne et ses plaines sableuses. Elle ne pouvait qu’espérer que Myrielle allait bien, et que les jumelles lui écriaient comme elles l’avaient promis. La Clegane ne manquerait pas de le faire, sitôt arrivée.

— Lady Eleanor, une auberge. Nous pouvons y passer le midi et reposer les chevaux.

Tiré de ses pensées, elle regarda vers l’horizon et aperçut en effet le petit bâtiment. Déjà un arrêt, alors qu’elle avait la sensation qu’ils étaient parti il y a un instant ? Mais ces hommes connaissaient mieux la route qu’elle et il lui était impossible de savoir si une autre opportunité s’ouvrirait plus loin sur la route. Elle accepta donc.

Idéalement située, l’auberge n’en était pas moins de menue facture. Elle ne devait pas accueillir grands mondes et le peu de chevaux à l’extérieur confirma cette impression. Eleanor se glissa hors de la selle et rajusta sa longue robe noire. Celle-ci était simple, propre, mais pas onéreuse. Elle ne ferait pas illusion parmi les petites gens mais il n’y avait rien d’ostentatoire.
Une petite femme, à la cinquantaine plutôt jolie, vint leur indiquer à qui confier les chevaux et qu’il y avait encore de la place à l’intérieur. Eleanor lui répondit avec le sourire et demanda ce qu’elle leur réserverait au menu.

Guidée à l’intérieur, la jeune femme dû tout de même baisser la tête au moment d’entrer, comme cela arrivait souvent, là où ses hommes passèrent sans aucun problème. Elle n’avait fait que quelques pas, la tenancière leur cherchant une table, qu’un homme vint s’interposer devant Eleanor. Il l’interpella directement, par une forme de compliment qu’Eleanor n’attendait pas forcément, d’autant plus dans une auberge au milieu de nulle part.
Ses yeux gris l’inspectèrent immédiatement, comme il n’avait sans doute pas manqué de le faire lui-même. Il avait les habits et le teint entretenu d’un homme proche de la noblesse, mais le fait qu’il soit apparemment seul empêchait de s’assurer de son statut. Ce pourrait être un fils de Lord un vadrouille comme le dernier des chevaliers. Pas laid non plus, une autre jeune fille aurait sans doute put apprécier son faciès plus longuement. Eleanor se contenta de sourire au compliment, puis releva la tête pour regarder toute la salle.

— Je vois là quelques autres jeunes femmes qui mériteraient pareils compliments. Dois-je en conclure que vous ne les avez pas vu arriver ou que ce n’est pas la première fois que vous dites ça aujourd’hui ? Monsieur… ?

Si elle avait répondu avec humour, son ton était très cordial. Elle n’avait aucune raison de se montrer plus agressive ou moqueuse. L’ambiance de la petite salle semblait agréable, il ne fallait pas la gâcher.

Sa stature hein ? Eleanor se fendit d’une petite moue, il n’y avait pas fallut longtemps. Chaque compliment qu’elle ait jamais reçu avait toujours été suivi d’une remarque au niveau de sa taille. Cela ne l’énervait pas vraiment — et puis, les jumelles avaient aussi usé de ce stratagème à Dorne — mais cela n’était pas le meilleur moyen de se montrer original. Même en l’abordant de manière détournée comme l’homme essayait de le faire.
Au moins était-il poli à défaut de faire mouche de ses mots. Mais peut-être était-elle un peu trop dure, pour de mauvaises raisons, ou des raisons qui devaient rester inconnues du monde. Une autre jeune femme aurait-elle été charmée par ce qu’il venait de dire ? Parfois, elle aimerait avoir une suivante à qui poser ce genre de question, mais ce n’était pas un luxe auquel elle avait accès pour l’instant.

— Je n’en doute pas. Ma stature n’est pas très courante, m’a-t-on déjà dit.

Distraitement, elle fit signe au reste de ses hommes d’avancer dans l’auberge. L’un d’eux tenta bien de rester à ses côtés, mais elle le congédia. C’est qu’elle ne se sentait pas plus en danger que ça : leur arrivée dans l’auberge n’avait apparemment attiré aucun regard ni réaction sinon celle de cet homme, qui ne semblait pas dangereux.
Il se présenta enfin et confirma les soupçons de la jeune femme. C’était bien un noble, ou en tout cas un chevalier. Eleanor n’avait jusque là jamais entendu de la famille Bridges mais elle ne se présentait pas comme une spécialiste de la noblesse du Bief. D’autant plus que cela ne devait pas être une maison si importante si l’un de ses représentants se retrouvaient seul dans une auberge comme celle-ci. Peut-être une forme d’équivalent des Clegane chez leurs voisins du Sud.

— Enchantée, Ser, répondit-elle avec un sourire poli.

Il attendait d’elle la réciproque, mais Eleanor hésita visiblement. Elle fit quelques pas dans la salle, suffisamment lents pour qu’il comprenne qu’il pouvait parfaitement la suivre s’il lui en venait l’envie. Il n’y avait guère d’animosité entre le Bief et l’Ouest, mais le nom de sa famille avait tendance à attirer les mauvais regards, elle le savait bien. Et puis, elle revenait de Dorne où elle avait pris l’habitude de se faire appeler uniquement par son prénom. Là-haut, évoquer le nom du maudit Gregor était une très mauvaise idée. Ici, cependant, il devait en être différent, n’est-ce pas ?
Et puis, elle retournait chez elle, prendre possession de son domaine. Elle n’avait aucune raison de se cacher ou d’avoir peur. S’arrêtant, elle tourna son regard grisé sur le jeune homme et sourit.

— Je suis Lady Eleanor, de la maison Clegane.

Malgré ses efforts — très louables — pour le cacher, Eleanor distingua bien que son nom l’avait troublé. Sa légère hésitation au moment de lui répondre n’en était qu’un symptôme. Encore une fois, ce n’était pas sa faute et elle pouvait bien comprendre pourquoi il en était ainsi. Au-delà de la sinistre réputation que d’aucun s’amusait à colporter sur son frère, tout le monde ne connaissait pas bien la généalogie Clegane. Si Gregor était évidemment connu de tous, et si Sandor avait commencé à se construire une certaine réputation, le nom de leur petite sœur était presque inconnu en dehors des Terres de l’Ouest. Il était donc normal qu’une personne se prétendant Clegane suscite une surprise, même ici.
Au moins, on ne l’avait pas encore insulté et aucun rat ne lui avait été jeté à la figure. On faisait des progrès depuis Dorne.

En fait d’impolitesse, le jeune chevalier semblait redoublé d’effort pour s’aplatir de politesse. Ce n’était pas habituel pour Eleanor, même avant Dorne. Elle représentait la petite noblesse et avait vécu toute sa vie entourée de grands, on ne s’abaissait en général pas devant elle — non qu’elle en ait besoin pour surplomber son monde, malheureusement. Pendant son séjour au sud, en revanche, cela avait été bien pire. Si tous les nobles dorniens tentaient de se montrer à peu près poli une fois son patronyme appris, certains n’avaient pas une très grande retenu. Les regards, les mots prononcés à travers des dents serrés. Même les jumelles avaient été plus qu’hostiles à leur première rencontre.
Bien sûr, toute les rencontre dornienne n’avaient pas tourné de la même façon.

C’est donc par un sourire qu’elle commença par répondre, avant de reprendre sa marche lente vers la table qu’avait apparemment dégoté ses hommes. Ou plutôt deux tables l’une par-devant l’autre. Trois assis à l’une, deux à l’autre attendant manifestement qu’elle s’y installe. Pour autant, elle avait conservé la tête tournée en partie vers Wiver afin de ne pas donner l’impression de se fermer soudain à lui.

— C’est la première fois que j’y passe autant de temps, oui. Je reviens d’un séjour à Lancehélion, voyez vous. Qu’en est-il de vous, votre domaine est-il proche ou êtes vous de passage ?

Elle ignorait totalement si la maison Bridges avait un quelconque domaine quelque part. Il pouvait tout aussi bien s’agir d’une maison de chevalier encore sans terre. Néanmoins, en l’absence d’information, il valait mieux se montrer plus poli que pas assez. Ce chevalier ne lui en voudrait sans doute pas de lui assumer une meilleure position qu’il n’en avait vraiment.

Arrivée à sa table, elle s’arrêta à côté et se tourna pleinement vers l’importun. Toujours souriante et fort polie, elle lui désigna la place — vide — en face de celle qu’elle allait prendre.

— Puisque vous semblez d’humeur à discuter, voudrez-vous vous joindre à notre tablée ? Nous ne resterons que peu de temps, si vous avez du temps et des mots à partager.