Le matin, Gerion avait pris l’habitude de plonger son visage dans l’eau. Il pouvait rester en apnée au moins une minute. Cette minute d’introspection devait être la seule chose de sainte à ses yeux au sein du temple de R’hllor. Cela faisait si longtemps qu’il logeait dans cette bâtisse sacrée et pourtant, chaque jour celle-ci lui paraissait inconnue. Chaque jour, une nouvelle pièce lui semblait apparaître. Chaque jour, une colonne marmoréenne s’ajoutait à ses sœurs. Il ne connaissait pas sa demeure car elle n’était pas la sienne. Il n’était qu’un invité.

Dès le premier jour, il n’avait pu s’empêcher de remarquer que la plupart des salles servaient à la prière. Il n’avait jamais osé y entrer. Non pas qu’on l’y ait déjà interdit mais il ne se le permettait pas. Alors même qu’il voyait, il ne croyait. Tant d’années que la foi n’était plus qu’un souvenir des limbes, au mieux une superstition qui lui revenait à l’esprit lorsqu’il fut proche de la mort durant ses duels de gladiateur mais toujours l’image finale fut celle de la clairière noire. Non, le Kelio n’était point religieux, il ne se souvenait plus la dernière fois qu’il avait posé un pied dans un septuaire. Pour autant, il ne pouvait se définir comme anticlérical. Bien au contraire, il enviait les croyants. Plus que tout il enviait Kashina. Elle avait trouvé un sens à sa vie, elle était une femme autonome dont la main de R’hllor ne semblait n’être qu’un guide, jamais un obstacle. Le déchu, lui, errait, suivait la seule lueur encore perceptible dans les méandres : la vie. Il survivait chaque jour non pas pour lui, pour elle.

Kashina attendait à présent un enfant. S’il ne lui restait que peu de souvenir de son ancienne vie, celle de sa fille, sa Félicitée persistait. Il aurait aimé la voir grandir, pouvoir la chérir ou même simplement prier pour elle mais aujourd’hui, elle n’était plus qu’un visage qu’il aimait à se rappeler –ce qui fut déjà grandiose. Gerion aurait fait un bon père, il l’avait été deux années durant, il ne voyait pas pourquoi cela aurait changé. Chaque journée, c’était alors Kashina et son enfant qui ourlaient son visage d’un sourire. Au soir comme au matin, il passait sa main sur son ventre, tentant sans cesse d’entendre un battement. Il avait la patte bien trop lourde, bien trop rugueuse, trop guerrière pour laisser la moindre vibration l’atteindre mais il aimait faire croire à sa douce qu’il l’entendait. Cette enfant, il voulait lui offrir une vie, pas une survie. S’il n’était pas son père, il voulait au moins être mercenaire à son service, il serait son épée tant qu’il n’aurait pas été en âge de se protéger.

Je t’attendais.

Gerion était debout dans le couloir. Loin d’avoir une disciplinée, il était bien plus nonchalant, habitude qu’il avait gardé du temps où il n’était qu’un concentré de bonne humeur. Adossé contre le mur de pierre, il baillait encore de s’être levé aussi tôt et passa sa main sur son front pour y effacer les premières gouttes de sueur qui y perlaient avec l’arrivée des rayons solaires par-delà la fenêtre. Kashina sortait de la chambre, vêtue d’un souple voile rubescent. Naviguant au gré de la lumière, son allure était flamboyante, à l’image de son Dieu. Gerion se raidit en la voyant approcher. Il se levait souvent juste avant elle mais l’attendait toujours devant la salle de prière au petit jour.

La porteuse de lumière se mit à exercer son chant divin, espérant toucher le Roi de Feu. Même dans la délicatesse et la pudeur de la religion, sa voix restait suave et réussissait toujours à enivrer Gerion comme dans leur jeunesse. Adossé contre la porte derrière elle, il esquissa un rictus de satisfaction, sachant qu’il était à ses côtés. Il n’osa pas s’amuser à commenter sa prière, pensant que cela pouvait être irrespectueux mais l’envie lui irrita presque la gorge.

Soudain, son cantique se stoppa net. Pensif, Gerion n’y avait d’abord pas fait attention avant de voir la danseuse sacrée s’écrouler contre le pavé telle une empoisonnée. Il s’agissait manifestement de contraction. Même si celles-ci se faisaient de plus en plus fréquemment, il était toujours troublant de voir une aussi douce et forte femme s’engourdir du poids de la vie.

Par réflexe protecteur, le Lion des Mers posa d’abord un pied dans la salle sacrée mais hésita à aller plus loin pour ne pas la profaner et préféra demander d’un air inquiet :

Kashina… Tout va bien ?

S’il espérait l’entendre acquiescer, ses iris émeraudes s’élargir de stupeur en voyant apparaître progressivement des tâches sur sa robe, le long de ses cuisses. Il avait beau ne pas être une septa ni même une quelconque accoucheuse, il n’était pas idiot pour autant et avait déjà accompagné une autre femme dans la naissance de leur fille. Elle accouchait.

Maintenant ?! Non… pas maintenant, pas déjà.

Gerion accourut à la recherche de Benerro tout en pensant que s’il fallait croire à un quelconque Dieu, c’était bien aujourd’hui car une naissance aussi innatendue ne présageait rien de bon si elle n’était pas surnaturelle. Une large boule d’anxiété traversa sa gorge lors de sa foulée à travers le temple. Finalement, il trouva quelques acolytes dans la cour la plus proche. Pressant le premier d’aller chercher Benerro, il agrippa agressivement le bras du deuxième en l’emmenant jusqu’à Kashina. Son ton, d’ordinaire terreux, terne – et cela alors même qu’il s’habituait à plaisanter aux yeux de tous- devint bien plus sanguin alors que son visage rougissait de peur.

Le bébé arrive ! Dépêche-toi !

De retour auprès de Kashina, il glissa sur les genoux jusqu’à elle, la tenant dans ses bras. Le travail avait déjà commencé et elle semblait suer autant que lui.

Benerro va bientôt arrivé, je t’ai ramené un prêtre. Ne t’en fais pas, tout va bien se passer.

Mêlant ses doigts aux siens, il sera aussi fort qu’elle afin de confirmer sa présence à ses côtés. Il était là. Pour elle, pour eux.

Plus vite !

Le prêtre affolé commença à l’examiner…

Volantis...:

Le Kelio inspire puis il expire et ainsi de suite. Son souffle est brûlant d’anxiété. Il n’y a que sa bien-aimée qui sache encore éveillé son âme. Si son cœur est endormi face au monde, il ne se réveille que lorsque ses doigts s’entremêlent à celle de Kashina. Gerion n’avait que la peau de son bras pour essuyer la sueur sur le visage de la future mère. Il en profita d’abord pour faire basculer sa chevelure blonde derrière ses épaules. Voilà dont tout ce dont il était capable face à l’avènement de la vie. Il ne s’étonnait guère de n’être qu’une coquille vide… Il ne savait s’il s’agissait d’une œuvre de son Dieu ou non mais alors que ses contractions faisaient palpiter son être, le soleil levant faisait rougeoyer sa peau à travers la fenêtre.

Tout à coup il réalisa, l’enfant arrivait bel et bien. Cet enfant qui symbolisait une promesse. Pour Kashina, il était la promesse d’un monde meilleur, il était un symbole d’espoir. Un symbole divin et si pour le Lion des Mers, il n’était qu’un lien plus fort entre les deux êtres, une créature de concorde, la promesse de son bonheur, il n’en était pas moins important. Encore une fois, il serait son épée-lige à défaut d’être un père et il l’aimerait, il le chérirait. Il avait toujours voulu les éloigner du danger et pourtant, alors qu’il attendait la venue de Benerro, deux silhouettes se profilèrent à contre-jour.

Dans le long couloir, son regard félin reconnut pourtant Davos Loraq. Un ancien compagnon d’arme qui a décidé de reprendre la Compagnie sous sa bannière après la mort de Baeron. Les yeux émeraude du Kelio s’obscurcirent. Son regard s’alourdit de méfiance. Davos était la raison pour laquelle l’ancien esclave avait décidé de quitter la compagnie. Toujours pour elle. Pour la protéger. Il n’était sûr de rien bien sûr mais l’enfant que portait Kashina pouvait être une menace pour sa légitimité. Après tout, l’enfant à venir serait un fils de dragon. Rien n’était fondé concernant Davos mais la méfiance d’un lion suffisait à l’entendre rugir. Il grinça des dents et, voyant que Kashina l’avait également remarqué, il sera plus fort encore l’étreinte qui les liens.

Que fait-il ici ? Ce ne peut être un hasard qu’il réapparaisse en ce jour-ci.

En effet, s’il n’avait pas la foi, Gerion ne pouvait lutter face à l’évidence du surnaturel. Toutefois, Davos restait un homme pieux. Il ne tenterait rien tant que les deux amants seraient dans cette pièce. Mais il était aussi un guerrier, à l’instar du Kelio et les guerriers ne connaissent pas la pitié, en particulier lorsqu’ils ont connu l’arène. Le sang qui coule dans leur veine n’est jamais seulement le leur, il se mêle à celui de leurs victimes. Prudence est mère de sûreté. Derrière lui, il crut reconnaître un autre homme. Celui-ci était blond et semblait bien discret. Il devait sans doute être un membre de la Compagnie. S'il accompagnait Davos c'est qu'il devait sûrement avoir un rôle important au sein de celle-ci.

Voyant que les deux hommes restaient au seuil de la porte, Gerion préféré se concentrer sur l’accouchement. Benerro arrivait enfin et il fallait se préparer à rester des heures dans cette position.

Gerion ferma les yeux, il attendait aux côtés de Kashina. Il avait si peur que quelque chose de fâcheux se produise. Elle ne voulait pas quitter cette pièce. Gerion aurait voulu crier face à son inconscience mais une sensation dans la gorge arrêtait les mots avant qu’ils ne traversent son palais. Il lui faisait confiance. Les yeux clos, sa respiration se fit plus lente. Il maitrisait la cadence des évènements. Il était bercé par les vers de la prostituée sacrée

À l’aube !

L’accompagna-t-il tout en riant. Sans lâcher sa main, à présent engourdie, il laissa la place au prêtre afin d’exercer son art. Lui était assis en tailleurs à ses côtés.

Des heures durant, il aida Benerro en plaçant un linge mouillé sur le front de Kashina jusqu’au rire cristallin. Le bébé était arrivé. Bercé dans la lumière avant même qu’il n’ait touché la terre, le Kelio fut pris d’étourdissements à la vue de l’enfant, encore souillé par le sang.

Il est… Il est là !

Dix ans auparavant, pour sa fille, il eut la même réaction. Il hésita à tendre ses lourdes mains sur vers le crâne de l’enfant mais se ravisa et lâcha la main de Kashina, après cinq heures de travail.

Tu vas bien ? Regarde-le, il est encore plus blond que toi, plaisanta-t-il.

La jeune mère prit l’enfant entre ses bras, son premier contact avec son fils. Elle prononça un mot. Son nom.

Aemon. Son Amour

Oui Aemon, c’est un très joli nom ça…

Son sourire était à demi-clos car à présent, Davos et son compagnon étaient libres d’entrée dans la pièce.

La main de Gerion passa sur la joue d’Aemon. Celle-ci était si grande, si rêche, si sévère qu’elle semblait pouvoir écraser le crâne du nouveau-né simplement en serrant le point. D’un révère de son pouce, il en profita pour effacer les quelques gouttelettes. Il laisse chacun de ces rubis éclore sur sa peau tandis que les deux améthystes s’embrasaient dans son regard. A peine né, cet enfant était déjà un bijou.

Oui, aussi blond que son père…

Bien entendu, le Lion des Mers n’était pas assez fou pour penser qu’elle parlait de lui. Il s’agissait bien là de son ancien commandant, Baeron Feunoyr. Pourtant, les quelques songes dont il avait encore la capacité de s’abreuver ne cessèrent de lui murmurer son rang auprès de l’enfant. S’il était un homme à refouler ses souvenirs, il se savait également père par-delà la mer. Quelque part, un autre enfant aussi blond que son père l’attendait peut-être. Gerion ne la reverrait sans doute jamais et la situation fortunée dans laquelle il se trouvait, à présent qu’un nouvel enfant semblait s’offrir à lui ne l’amusa guère. À nouveau, Aemon sera-il le fruit des malheurs qui entouraient le Kelio ? Il avait déjà perdu deux enfants avant… Il ne savait si ce dernier serait en sécurité auprès de lui.

Quoi qu’il en soit, Gerion ne se voulait être rien d’autre qu’un mur. Si jusqu’à présent, Kashina était la seule derrière lui, à présent ce même mur protégerait également son fils comme s’il fut le sien et le jour où lui-même deviendrait un danger pour l’un ou l’autre, il savait d’avance comment cela devrait finir.

Pour couronner le tout, Lynce arriva enfin. S’il s’étonna d’abord de la voir, Gerion ne put s’empêcher de laisser s’échapper un sourire presque trop mielleux. C’était tout ce dont Kashina avait besoin actuellement, du réconfort de sa belle. Comme pour lui laisser la place, le Kelio arrêta son étreinte commune avec la prostituée sacrée et posa la main de Lynce pour l’y remplacer.

Prends soin d’eux Lynce, j’ai des affaires à régler…

Tout à coup, le regard émeraude de l’ancien gladiateur n’était même plus inquisiteur, il était assassin. Les funestes meurtrières de ses yeux ne lâchèrent plus celles de Davos et se jumelèrent à elles. Alors qu’il se releva, l’un et l’autre à chaque bout du couloir, ils semblaient à présent seuls dans ce temple.

Gerion s’approcha jusqu’à lui faire face.

Que fais-tu ici Davos ? Il me semblait pourtant avoir été clair lorsque nous sommes partis. Tu es une menace pour cet enfant et quand bien même nous ayons un passé commun, je n’aurai aucun scrupule à t’arracher la vie si tu t’approches à nouveau de lui, ses traits se solidifièrent, devenant marmoréens toutefois, il se retourna avant vers les deux jeunes femmes pourtant le saint nourrisson. Nous ne sommes tous deux que des guerriers, des soldats et je connais tes croyances Davos… mais sache que si je t’épargne là-maintenant, ce n’est pas parce que nous sommes dans ton lieu sacré mais bien parce que nous sommes dans le leur. Si nous routes devaient à nouveau se croiser, sache que le dénouement nous rappellera tout deux les arènes. Maintenant va-t’en avec tes troupes. Ni Kashina, ni Lynce n’avons envie d’avoir affaire à la Compagnie pour l’instant, son poing se serra comme une dernière menace ou peut être un excès de zèle.

Le visage du nouveau chef de la Compagnie se mua pour imiter l'acier froid de celui du Lion des Mers. Il se montrait menaçant, si bien que sa main se posa sur le pommeau de sa lame.

Toi... ! Si par malchance, Gerion n'était pas armé, il ne réfléchit pas et sauta sur Davos, le plaquant au sol.