« Qu'est-ce qu'il fait ? » Machinalement, il mordait sa lèvre jusqu'à ce qu'en perle le sang. « Laisse. » Par des gestes saccadés, comme s'il n'avait pas l'habitude de le faire, il commençait à enrouler le tendon autour de l'extrémité du corps de l'arc. Forçant sur son bras gauche qui maintenait le bois courbé afin de pouvoir attacher la corde, les deux sauvageons qui l'observaient en silence entendaient le bois craquer, prêt à se briser en deux. L'un d'eux secoua sa tête, désapprobateur quant au fait de le regarder sans rien faire. Assis sur une peau qui lui évitait le contact direct avec la neige, les doigts rouges à cause du froid et de l'effort, Isaar était tout à la réparation de l'arme, visiblement concentré dans sa tâche, mais en réalité totalement ailleurs. Se tenant sur son côté, adossé contre un arbre à plusieurs pas de lui, les deux membres de son groupe percevaient pourtant à cause de sa maladresse peu habituelle, le trouble qui l'hantait. Finalement, alors que la corde se défaisait une fois de plus, et se déroulait du bois à une vitesse folle, le sauvageon s'approcha du chef du groupe qui, imperturbable, recommença. Il l'ignora jusqu'à ce qu'il ne décide de s'assoir en face de lui, à même la neige, ce à quoi Isaar le gratifia d'un regard froid. « Tu devrais partir la chercher. »

Cela faisait maintenant près d'une semaine qu'ils n'avaient eu de nouvelles de Luna. Une semaine, sept longs jours durant lesquels elle avait simplement disparu, laissant derrière elle le plus gros de ce qu'elle possédait — c'est à dire quelques petites armes, et peaux. Evaporée parmi la neige qui ne cessait de tomber. Au début, ils n'étaient pas étonnés. Il se pouvait qu'elle parte de nuit avec Maytook, son loup, chasser ou traquer en solitaire. Les restes de son ancienne sauvagerie ignoraient le concept du jour et de la nuit, et lorsqu'elle avait envie de traquer, elle le faisait la seconde d'après. Pourtant, les heures durant, elle ne revint pas. Le soir, elle ne revint pas. Et le lendemain, Isaar partit sans un mot au groupe, trop fier et renfermé pour dire qu'il s'inquiétait pour elle. Puis était revenue le soir, sans elle.
Aucune trace suffisamment fiable n'avait pu lui donner le moindre indice sur sa destination, ou du moins, sur celle toujours probable de ceux qui l'avaient prise avec. La tempête de neige avait tout effacé, recouvert les dernière possibilité qu'avait son père de la retrouver d'un doux manteau blanc. Il s'était dit alors, comme un psaume que l'on dirait encore et encore, qu'elle était bien trop forte pour se laisser avoir. Bien trop maligne, et surtout, accompagnée d'un loup pour se laisser avoir par des corbeaux.

Et puis les souvenirs du rtuel de sa fille lui revinrent, se souvenant avec quelle facilité il avait réussit à la faire capturer par un corbeau — et depuis lors, quatre jours après l'absence de nouvelles, il s'était totalement renfermé sur lui-même. Ne disant d'habitude pas beaucoup de mots, et encore moins de phrases, sa carapace de mutisme semblait impénétrable. On ne savait pas s'il était triste, ou inquiet, juste qu'il était encore plus facilement irascible qu'à l'accoutumée.
Et c'est ainsi qu'en entendant la phrase de l'un de ses compagnons, le bois céda sous la pression en trop qu'il venait d'exercer ; morceau cassé qu'il vint figer au quart dans l'armure, heureusement épaisse, du sauvageon. Keilith, car c'était son nom, eu un instant d'incompréhension, et porta lentement sa main à l'épaule blessée. Partiellement touché certes, mais toujours aussi surpris, son ami qui avait observé la scène adossé à l'arbre vint à son niveau, le força à se relever, et l'emmena ailleurs sans un mot. Pas à proximité d'Isaar.

Celui-ci jeta le tendon, et le bout restant d'arc devant lui et se releva. Cela faisait également trois jours qu'il avait envoyé une femme à la recherche de nouvelles concernant Luna. Bien qu'elle soit une sauvageonne et qu'elle sous ses ordres comme le reste du groupe, elle n'en faisait pas vraiment partie. Du moins, juste pour le côté qui est celui de partager le repas et de dormir au même endroit; mais du reste, elle en restait relativement détachée. Il n'était pas difficile pour Isaar de voir qu'elle ne l'appréciait pas franchement, ainsi que les autres membres qui, en bons sauvageons, n'hésitaient à pas lui faire des avances qui parfois pouvaient se révéler plus ou moins calmes. Alors, lorsqu'il avait remarqué son habileté avec les armes - ainsi que son malaise au sein du groupe - il lui proposa de lui servir d'informatrice, ce qu'elle fit. C'était soit ça, soit retourner à son état solitaire dans lequel il l'avait trouvé.

Trois jours. Isaar allait rejoindra sa tente lorsqu'il la vit revenir. Dégageant un pan de peau, il lui fit signe de le suivre à l'abri du froid, mais aussi et surtout, des oreilles indiscrètes. Bien que les siens ne considèrent pas Luna comme "maudite", il n'empêche que cette idée colportée dans la majorité du peuple libre n'était pas difficile à croire. Assit et légèrement courbé, il la laissa s'installer, et attendit en silence qu'elle dise d'elle-même les bonnes ou mauvaises nouvelles. Mauvaises de part la mort de Luna, de part ces fichues rumeurs concernant un lien avec elle et les corbeaux, de part son abandon pur et simple de ce qu'elle considérait être "sa Meute". Bonnes de part.. Et bien.. De part son retour imminent ?

Elle s'asseya, et Isaar alluma le bois couvert de graisse d'animal qui était déposé dans une coupe en os de géant. Il voulait voir l'expression d'Azahel, voir si elle lui mentait, ou si ce qu'elle s'apprêtait à lui dire était vrai. « Luna est partie à la recherche d’une amie, sans doute de Luevan. Seulement, elle est amie avec un Corbeau. Et en plus, elle a sollicité l’aide d’un autre clan. » L'homme scruta la femme, et serra les poings sans mot dire. Son ton était calme, redoutant probablement la réaction du chef, mais il ne fit rien. Du moins, rien de violent. A quoi servirait de l'étrangler, là, tout de suite, pour faire passer une colère qui de toute manière, reviendra au galop. Car c'était ce qui le démangeait furieusement, bien qu'il n'ai jamais tué de membres de son groupe. Et heureusement. « Azahel, grâce à la protection que nous t'apportons contre tes renseignements, nous t'évitons de te faire tuer dans ton propre sommeil. » Sa voix s'était faite plus grave et plus lente que d'habitude afin de pouvoir la contrôler sans se laisser guider par ses émotions. Presque neutre, il continua sur le même ton : « Pèse tes paroles, ou sinon, ce seront ceux qui t'ont porté ton abri plus d'une fois qui te tueront sans hésitation. » Le regard rivé dans les flammes, il marqua une pause.

Bien qu'il sentait que la femme disait la vérité, il lui était dur de l'admettre. Les rumeurs les plus folles avaient déjà couru sur sa fille — maudite, ensorcelée, inhumaine — et celle qui disait qu'elle était en contact avec un Corbeau était la dernière en date. Les membres même de son groupe le murmuraient, après avoir compris que l'insinuer une nouvelle fois devant Isaar était bien trop dangereux. L'un des sauvageons était d'ailleurs partit, déclarant qu'il souhaitait tuer la Garde de Nuit, et non protéger "une putain qui fricotait avec". Mais il l'avait éduqué, il lui avait inculqué ses valeurs, ce qu'il savait, et transmis son vécu. Bien sûr, sans lui dire la mort de ses parents par lesdits Corbeaux, elle avait néanmoins compris que tout ce qui foulait leurs terres en se disant avoir droit de vie ou de mort sur eux était des cibles à abattre. Du moins, c'était ce qu'il pensait. D'un hochement de tête, il laissa une fois de plus cela de côté, refusant d'y croire. « Quel clan ? » Luevan avait toujours été proche de sa fille, et avait parfois séjourné avec eux. Ses chasses croisaient celles du groupe, et, sans vraiment connaitre les proches de la jeune fille, il savait qu'elle était intelligente et raisonnée.

Quel rapport avec ce Corbeau ? Si Luna a demandé l'aide d'un clan, pourquoi.. S'allier avec une espèce de la sorte ? Et pourquoi ne lui avait-elle rien dit ? Bien qu'ils ne soient pas du genre à se raconter leur vie en permanence, ils ne se faisaient pas non plus des coups bas de la sorte. Considérait-elle son propre père comme incapable d'aller sauver une des leurs ? « Ou est-elle, et ou se dirige-t-elle ? » Espérons qu'elle n'ai pas été suffisamment folle pour s'allier avec l'un de ces clans cannibals de la Grève Glacée.