Le dîner commençait à devenir vraiment inconfortable, et plus le temps passait plus le sentiment empirait. Pourtant, cela n’avait pas trop mal commencer. Ser Stafford s’était montrée très heureux toute la journée, assenant sourire et compliment partout autour de lui. Il était toujours le plus gentil quand les choses se passaient bien pour lui. Lord Tywin lui avait confié une mission — que même Eleanor jugeait de moindre importance mais elle avait prudemment évité de le dire. Il s’agissait de recevoir un Lord de l’Ouest en visite à Castral Roc.
Stafford avait immédiatement saisi l’opportunité pour enseigner un peu plus de diplomatie à ses enfants. Et comme ce Lord Estren avait lui aussi amené sa marmaille, il était tout naturel que Daven et Cerenna prenne place à la table du soir. Eleanor — en revanche — n’était pas sûre des raisons de sa présence. Ou plutôt, elle en avait une trop bonne idée.

Ser Stafford avait à l’origine prévu que sa mère, Lady Lefford, soit à sa table aussi. Sans doute de sorte à ce que la famille Lannister se trouve en léger surnombre par rapport aux invités, mais pas assez pour les mettre mal à l’aise. L’idée n’avait pas dû être du goût de la vieille femme — ou plus probablement elle avait décidé de jouer un tour à son fils en prétextant être indisposée. En tant que pupille de la famille, c’était donc sur la jeune Clegane que l’on s’était reporté.
C’est ainsi qu’elle s’était retrouvé à la table du soir, plutôt que de prendre son repas avec quelques jeunes écuyers qui attendaient d’être fait chevalier dans les jours à venir. C’était un honneur, bien sûr, mais il n’était pas forcément agréable. Eleanor avait eu du mal à s’y faire quand on était venu le lui dire. On lui avait ordonné de mettre ses plus beaux atours pour faire honneur à leurs invités, Ser Stafford faisait tout dans la démesure — dans les limites de ses possibilités.

Aussi, elle avait dégainé sa plus belle robe. Aux couleurs des Lannister, rouge sombre et or lumineux. Surtout rouge en fait, car seul une bande dorée traversait sa poitrine du cou jusqu’au ventre, soulignant aussi la minceur de sa taille. Cerenna lui avait conseillé de mettre un de ses corset, sans qu’elle sache si elle plaisantait ou non. Il rehaussait sa poitrine déjà nette et accentuait encore sa taille, mais il n’était pas très agréable. Enfin, les jupons tombaient amplement autour de ses jambes pour tenter d’en dissimuler la longueur mais il était impossible de le cacher bien longtemps chez elle : Eleanor était immense.
Le seul détail qu’on lui autorisa pour montrer qui elle était fut une broche d’argent à la forme de chien qu’elle accrocha au-dessus de son cœur.

C’est donc accoutrée pompeusement, mais pas autant que Ser Stafford, qu’elle s’était présenté au repas. Il avait d’ailleurs étonnamment bien commencé. Même si elle était relégué en bout de table, le plus éloigné possible de Lord Estren, elle était à côté de Cerenna. La jeune Lannister ne lui était pas aussi proche que Myrielle ne l’avait été, mais elles discutèrent joyeusement. De l’autre côté se trouvaient la fille de Lord Estren, Ellyn, que ni Cerenna ni Eleanor ne connaissaient. Elles discutèrent parfois avec elle mais c’était la première fois qu’elles se voyaient et c’était surtout des échanges de banalités.
Plus loin encore étaient installés les hommes, Lord Estren et Ser Stafford semblaient s’entendre à merveille, où en tout cas le Lannister en donnait l’impression. Il parlait bruyamment et avec enthousiasme. De temps en temps, le fils de Lord Estren et Daven intervenaient dans la conversation des adultes

Au fur et à mesure que la soirée avançaient, leur coin était devenu plus silencieux. Cerenna fatiguait et Eleanor ne trouvait plus de quoi parler avec elle. Elles mangeaient donc en silence, jetant parfois un coup d’œil vers Ser Stafford pour voir où en était la conversation — elles n’écoutaient qu’à moitié. À ces occasions, Eleanor capta le regard de la jeune femme de l’autre côté de la table. Lady Estren semblait la regarder plus souvent que de raison, avec curiosité. Cela n’étonnait pas vraiment la Clegane qui la regarda quelques fois. C’était une femme plus jeune qu’elle, plus petite aussi. Presque frêle aurait dit la géante mais il était difficile sans la voir complètement.

Enfin, la torture arriva à sa fin quand Cerenna fut la première se lever et demander congé à son père car elle était fatigué. Comme le repas était arrivé à sa fin et que seul le vin était regarni, il l’autorisa à partir. Eleanor attendit prudemment qu’elle soit sortie pour se lever à son tour et s’adresser humblement au chevalier qui l’avait recueilli.

— Il est tard, Ser. Et vous désirez sans doute discuter sans Lady impressionnable dans les pattes. Je vais me reposer aussi. Lord Estren, ce fut un honneur. Lady Ellyn, Lord Arthur, bonne soirée.

Stafford ne fut que trop gré d’accepter et sitôt fait, Eleanor se détourna de la table pour sortir dans le premier couloir venu aussi vite que possible. Ce qui n’était pas très rapide vu son accoutrement, elle devait se déplacer avec grâce malgré tout et fit donc une ultime révérence avant de refermer la porte derrière elle.

Même après être sortie de table aussi tôt qu’Eleanor ait pu, elle se trouva déçu de trouver le château presque endormi. Castral Roc n’était pas réputé pour son animation, c’était certain, mais elle aurait espérer pouvoir trouver de quoi faire en dehors de simplement retourner à sa chambre. Elle n’avait pas réellement sommeil, de toute façon. Il lui était juste impossible de rester à table sans Cerenna avec qui converser, cela aurait été trop long pour elle. Ser Stafford était un homme bon et elle lui était reconnaissante de l’avoir accepté comme pupille mais il pouvait se montrer incroyablement ennuyant quand il le voulait.
C’est donc motivé par l’ennui que la jeune femme se trouva à arpenter les couloirs de la citadelle, pendant que la nuit tombait. Sans y être, elle était presque certaine que Ser Stafford avait été capable de faire se poursuivre la réception pendant des heures. Elle s’en voulait presque d’avoir abandonné les autres invités, mais Davon était capable de supporter la litanie de son père. Lord Estren semblait plutôt bien s’entendre avec lui. Il n’y avait que les deux enfants Estren qui auraient à subir ça, à moins qu’il n’ait l’intelligence de demander congé à leurs tours. Ce n’était en tout cas pas la responsabilité d’Eleanor.

Ce soir-là, la citadelle semblait plus prompte à s’endormir qu’à l’habitude. Eleanor ne croisa presque personne, sinon quelques gardes qu’elle salua poliment. Aucun ne fut surpris de la croiser dans les couloirs alors que la lune s’élevait dans le ciel, c’était une vision commune. La grande Clegane avait toujours du mal à s’endormir, depuis plusieurs mois, et elle passait donc pas mal de son temps à déambuler dans le château, y compris lorsqu’elle portait de belles robes de réception.
Peut-être était-ce l’absence de Myrielle qui lui pesait vraiment trop, songea-t-elle en s’installant à une fenêtre étroite pour observer l’horizon s’assombrir. Elle lui avait promis de lui écrire et de ne pas pleurer son départ — chose que les deux s’étaient empressés de démentir à l’époque — mais c’était le temps qui représentait le pire du challenge. Daven et Cerenna étaient adorables, Ser Stafford gentil et Lady Georjina… tolérable, mais Castral Roc semblait simplement plus vide sans sa petite sœur de cœur. Eleanor se sentait isolée, alors même qu’elle devrait se sentir chez elle. Plusieurs fois, elle s’était demandé si elle ne pouvait simplement demander à retourner au manoir Clegane mais elle savait qu’on lui refuserait.

Cela faisait des années qu’elle n’avait pas vu ses frères et elle se demandait bien à quoi ils pourraient ressembler à présent. Les deux faisaient de bonnes impressions, lui racontait-on. Ils étaient des guerriers hors pair. Elle avait déjà tenté d’apercevoir Gregor s’entraîner, les rares fois où il était passé à Castral Roc, mais elle avait toujours manqué l’occasion.

La Lune n’était pas à moitié pleine dans le ciel, quand Eleanor se rendit compte qu’elle avait encore trop traîné. Ce n’était pas très raisonnable, surtout après avoir quitté la table si tôt. La grande Lady se redressa et se raidit pour reprendre le chemin de sa chambre. À une heure pareille, elle ne croiserait personne et n’aurait donc pas d’explication à donner à quiconque. Il lui faudrait ensuite retirer avec précaution sa belle robe pour dormir. Elle songea à demander une servante mais écarta vide l’idée, Ser Stafford n’aimerait sans doute pas entendre ça au réveil. Elle le ferait seule.

Arrivée à l’étage des chambres, elle fut surprise de croiser une silhouette, qui n’était pas un garde ni un servant apportant quelque chose. Même de loin, dans la pénombre, elle reconnut la frêle jeune femme qui se tenait contre un mur. Approchant à petits pas, elle attendit tout de même d’être assez près pour confirmer et l’interpelle, mais Ellyn Estren se retourna avant.
Les yeux noisettes se levèrent lentement sur elle, surpris de la voir. Sa vis-à-vis tenta de cacher dans sa voix qu’elle venait de pleurer, mais Eleanor pouvait le voir à ses yeux. Bien sûr, elle ne pouvait pas en connaître la raison, mais se sentit instantanément mal. Peut-être la jeune Ellyn avait-elle montré des signes que la Clegane avait ignoré pendant tout le repas, elles n’avaient presque pas parlé. Avait-elle mal rempli son rôle d’hôte ?

— Lady Ellyn, la salua-t-elle d’un léger signe de tête. J’avais à réfléchir, j’ai pris un peu de temps pour me dégourdir les jambes.

Sur cette pauvre excuse, la géante laissa traîner son regard sur la jeune invitée. Elle était vraiment aussi menue qu’elle en avait donné l’impression pendant le repas, petite aussi mais ça ce n’était guère nouveau pour Eleanor. Ellyn ne lui arrivait même pas au cou. C’était une belle jeune femme, qui dégageait un air de pureté, peut-être à cause de ses cheveux courts, ou de ses yeux encore marqués par les pleurs récents.
Eleanor ne pouvait pas ignorer son état, mais puisqu’elle avait tenté de dissimuler ses pleurs, il fallait aborder le sujet avec tact. Ses grands yeux gris fixaient la jeune femme et elle s’adressa à elle d’un ton doux, mais sans dégouliner de fausse compassion.

— Vous semblez troublée. Puis-je faire quelque chose ?

Comme il fallait s’y attendre, la jeune fille commença par effacer complètement les traces de ses pleurs, avant de prétendre que ce n’était rien. Eleanor ne pouvait pas la blâmer, elle non plus n’avait jamais été du genre à se confier au premier venu. Seule Myrielle avait eu le privilège de voir la géante se confier à elle — encore qu’elle avait conservé des secrets cachés même à sa plus tendre amie — et en retour de se confier à elle. Ellyn Estren n’avait aucune raison de lui parler de quoi que ce soit et la Clegane n’avait pas l’intention d’insister. Son rôle en tant qu’hôte — même secondaire — était de s’enquérir du bien-être des invités, mais rien de plus. Continuer à l’interroger n’aurait sans doute fait que la mettre sur la défensive.
Elle accepta donc avec un sourire poli l’excuse servie par la jeune femme. La fatigue pouvait bien mener à ce genre de déversement d’émotion, rien d’étonnant à cela. Comme elle l’avait surprise dans les couloirs, probablement à un moment où la jeune fille ne se contrôlait pas, ou ne s’attendait pas à être vue, il ne fallait pas s’attendre à une histoire très complexe. À vrai dire, Eleanor préférait encore cette façon de s’excuser plutôt qu’une longue histoire alambiquées.

La jeune Clegane ne savait pas trop comment lui répondre, sinon pour acquiescer. Elle avait un peu peur de paraître insistante si elle tentait d’engager une quelconque conversation. Il lui était impossible de savoir ce qui troublait tant l’esprit de sa vis-à-vis mais elle pouvait aisément deviner qu’elle ne voudrait pas en parler. Qui sait, elle ne désirait peut-être que retourner dans sa chambre le plus vite possible pour s’y retrouver seule. Cela n’aurait pas du tout surpris Eleanor.
Elle s’apprêtait donc à bredouiller quelques mots d’excuses avant de laisser la jeune femme tranquille, mais celle-ci la devança pour proposer quelque chose de bien différent. Faire quelques pas avec elle dans le château n’avait rien d’une mauvaise perspective. Eleanor n’avait toujours pas sommeil et si cela pouvait aider Lady Estren, il n’y avait aucune raison de refuser. Elle ne la connaissait pas bien sûr, mais la Clegane n’avait jamais été femme à tourner le dos face à la possibilité d’aider quelqu’un. Ellyn ressemblait à tout sauf une mauvaise personne, elle semblait perdue peut-être, triste sans doute. Ce n’était peut-être pas de la responsabilité d’Eleanor que de recueillir toutes les jeunes femmes en détresse du Royaume, mais une balade à Castral Roc c’était encore dans ses cordes.

— Je retournais à ma chambre, mais je n’ai toujours pas de sommeil. Marcher un peu plus me fera sans doute du bien également. Pas besoin d’aller vers ma chambre.

Malgré la situation, Eleanor ne put s’empêcher de sourire intérieurement à cette idée. Nul doute que Ser Stafford aurait peu apprécié d’apprendre qu’elle avait conduit une autre Lady vers sa chambre ainsi, après l’incident. Ce serait le genre d’explication qu’elle n’aurait pas aimé avoir à fournir.
En extérieur, cependant, la jeune femme affichait toujours le même sourire doux et elle tendit délicatement le bras vers Lady Estren. Ce n’était pas forcément de coutume, sauf si l’on était un galant chevalier, mais au vu de la situation, il n’y avait pas de mal. Il s’agissait de lui tendre la main autant physique que métaphoriquement et Eleanor trouvait ça plutôt joli.

En attendant qu’Ellyn prenne ou non son bras, la géante réfléchissait à ce qu’il pouvait bien y avoir à voir à une heure tardive dans la citadelle. La réponse était affreusement simple : rien du tout. Elles pourraient sans doute passer plusieurs heures à déambuler mais sans jamais rien croiser d’intéressant. Castral Roc était une merveille vue de l’extérieur et on racontait que les étages les plus inférieurs recelaient des trésors et des salles toutes plus secrètes les unes que les autres. Le reste du château était malheureusement désespérément vide, sinon les galleries dédiées aux héros Lannister, inaccessible pendant la nuit. Il restait le Jardin de Pierre, le bois sacré du château, qu’Eleanor n’avait jamais trouvé bien intéressant.
Ce n’était pas très réjouissant, mais elle allait faire l’effort.

— Y a-t-il une partie du château que vous désireriez voir de nuit, Milady ? Ou voulez-vous simplement marcher ?

La jeune femme avait semble-t-il hésité un peu au moment de prendre son bras, mais il s’agissait sûrement de la meilleure chose à faire. Puisqu’elle était fatiguée, au milieu de la nuit, dans un château où elle n’avait pas l’habitude de se déplacer. Eleanor avait pour devoir de l’accompagner — même si c’était surtout un devoir qu’elle s’imposait à elle-même — sans qu’elle ne tombe malencontreusement au premier escalier croisé.
Pour commencer d’ailleurs, la géante l’escorta plutôt vers l’extrémité du couloir, où elles ne pourraient trouver qu’un petit balconnet. Heureusement, la nuit n’était pas trop fraîche et cela restait plus agréable que les corridors étroits du Roc. Eleanor prit une nouvelle grande inspiration, gonflant joyeusement sa poitrine avec l’air froid de l’extérieur. Dans la citadelle des Lannister, on apprenait vite à apprécier ces moments passés à regarder le ciel et à profiter de l’air frais. Le Roc était impressionnant et imprenable, mais c’était bien parce qu’il était taillé dans la roche. C’était une étrange mixture de château et de mine, mais ce n’était en aucun cas agréable à la longue.

Ellyn désirait visiter le Jardin de Pierre, ce qui n’aurait pas dû surprendre Eleanor, il avait une certaine réputation dans le royaume, mais elle le trouvait plus triste qu’autre chose. Il était trop tard pour en dissuader Lady Estren et de toute façon c’était peut-être le seul endroit digne d’intérêt à une heure aussi tardive. Elle n’eut pas non plus le cœur de lui donner son avis sincère sur le Jardin, à quoi bon gâcher le plaisir de la jeune fille avec son propre avis ?
La jeune Clegane tourna son regard gris sur elle et lui sourit de son mieux.

— Je ne sais pas si la lueur de la Lune leur rendra grâce, mais nous pouvons toujours tenter.

Elles se mirent en route aussitôt après, mais Eleanor avait eu le temps de noter le regard fuyant de la jeune fille. Cela n’aurait pas dû la vexer, mais cela la surprit encore. Était-ce simplement sa taille qui lui attirait encore les problèmes ? Elle avait appris depuis longtemps que cette particularité mettrait toujours une distance — autant réelle qu’imaginaire — entre elle et ses interlocuteurs. Mais en général, cela ne posait pas trop de problème aux femmes, alors que les hommes étaient beaucoup plus perturbés de ne pas avoir un ascendant immédiat avec elle.
Elle aurait voulut engager la conversation, mais ne trouvait décidément aucun moyen de le faire, de sorte qu’une bonne partie du trajet se fit en silence. La Clegane ruminait ses pensées, se demandant ce qui pouvait bien gêner Lady Estren pour qu’elle passe son temps à fuir son regard ainsi.

C’est à mi-chemin que la question s’éclaira enfin, alors qu’Ellyn l’interrogeait sur ses frères. Eleanor comprit aussitôt que c’était ça, plus que la taille de la géante, qui habitait sûrement l’esprit de la jeune femme. La réputation de ses frères n’étaient plus à faire, mais la Clegane s’interrogeait tout de même. Était-elle sincère, ou bien était-elle du genre à croire les odieuses rumeurs que l’on colportait sur Gregor ? Ellyn était ouestienne, mais même parmi eux certains n’hésitaient pas à raconter n’importe quoi sur son frère. Était-ce pour cela qu’elle la regardait bizarrement depuis tout à l’heure.
Eleanor choisit de réponse avec calme, plutôt que de sauter aux conclusions.

— Bien sûr. Quelle sœur ne le serait pas ? Sandor est au service du prince et Gregor est sans cesse en mouvement. Mais ils me manquent aussi, tous les deux et leurs manières.

Elle eut un sourire nostalgique et sincère : cela faisait tellement longtemps, elle ne savait même plus à quoi ressemblaient leurs visages. Mais elle pourrait tout de même les reconnaître de loin : ils avaient en commun avec elle leur taille immense.

Ils arrivèrent enfin au Jardin, aussi peu éclairé que la géante l’imaginait. Seules quelques ouvertures au plafond permettait de laisser rentrer la faible lumière de la Lune, aucune torche, c’est qu’un incendie serait une tragédie. Eleanor laissa traîner son regard sur le triste spectacle qu’étaient les plantes fantomatiques qui tentaient de se faire voir malgré l’obscurité. Non, décidément, même dans des circonstances comme celles-ci, elle n’arrivait pas à trouver le jardin agréable.
Ce n’était pas le cas de son invité, qui sonnait très enthousiaste quelques minutes seulement après être rentrée. C’était ce qui comptait après tout, le voyage aurait bien décevant sinon. Alors Eleanor sourit de plus belle et affermit la prise de son bras sur le sien.

— Désirez-vous voir le vieux barral ? Il n’a jamais bonne mine, mais qui sait au milieu de la nuit…

Le vieil arbre sacré était la seule raison pour laquelle on appelait encore parfois le Jardin : bois sacré. Il n’avait plus rien d’un bois cependant, et le barral était mort depuis longtemps. Il tenait toujours debout, pour sûr, mais cela faisait des siècles que ses branches distordues n’avaient plus donné de feuille. Son tronc blanc n’affichait plus non plus les visages gravés là par les Premiers Hommes. Quelque part, cela rassurait Eleanor : il aurait été encore plus effrayant ainsi.

Pendant que la jeune femme semblait s’extasier sur les quelques fleurs que l’on pouvait discerner à une heure aussi tardive, Eleanor restait prudemment sur le sentier. Ce n’est pas qu’elle n’était pas capable d’apprécier l’ambiance si particulière du jardin, surtout de nuit, mais elle n’était simplement pas aussi enthousiaste que son invité. Elle ne la quittait pas des yeux d’ailleurs et se sentirait presque touchée par la façon dont Ellyn regardait les quelques plantes du jardin. C’est qu’elle se sentirait presque mal de ne pas l’apprécier à sa juste valeur, mais elle le connaissait depuis si longtemps maintenant. Il n’avait plus grand chose de magique.
Même le vieux barral n’était rien de plus qu’une silhouette fantomatique pour elle, mais elle avait tout de même deviné que Lady Estren apprécierait l’idée. Ellyn en semblait si contente, en fait, qu’elle en profita pour proposer de passer aussi par les quelques fontaines que le Jardin de Pierre recelait. Le regard d’Eleanor suivit le sien vers lesdites fontaines dont le bruit était en effet d’autant plus agréable dans le silence relatif de la nuit. Elle ne connaissait pas vraiment le chemin par cœur, mais il aurait été difficile de se perdre dans ce jardin, alors il n’y avait aucun risque à accepter.

Revenant à la jeune femme, la Clegane se fendit d’un beau sourire. Peut-être que la visite serait plus agréable pour elle aussi, Ellyn était déterminée à lui faire redécouvrir les trésors de Castral Roc même si elle n’avait sans doute pas conscience de l’effet produit sur la géante.

— Bien sûr, il y a plusieurs fontaines sur le chemin. Elles sont très belles, vous verrez.

Sur le coup, elle ne mentait pas ou n’enjolivait pas la réalité. C’était bien la seule chose qu’elle accorderait au Jardin de Pierre sans discuter : les sculptures et les fontaines qu’il recelait étaient toutes magnifiques. Finement sculptées et pourtant si délicate. Il s’en dégageait une grâce incroyable, à travers les nombreuses figures de lion représentées. L’endroit restait à la gloire de la famille Lannister, mais on pouvait pardonner ce détail au vu de la beauté des pièces.
Eleanor reprit donc le bras de la jeune femme et la conduit à travers le Jardin, de fontaine en fontaine. Même sans connaître parfaitement le chemin, il lui était facile de se repérer au doux bruissement de l’eau dans les sculptures. C’est ainsi qu’elle l’amena de plus en plus proche du barral, tout en faisant de son mieux pour rater le moins de fontaines possible. Heureusement, il n’y en avait pas non plus des dizaines.

La silhouette de l’arbre-cœur se dressa bientôt devant elles. Presque menaçante au cœur de la nuit, les rayons de la Lune s’infiltrant entre les branches vides. Eleanor commençait à douter de son idée, mais la jeune Estren ne semblait pas se soucier de ça. Elle approcha du barral en vitesse, entraînant la géante avec elle.
La jeune Clegane resta donc aux côtés de son invité alors que celle-ci observait le vieil arbre de plus près, d’au plus près en fait car elle alla même jusqu’à effleurer des doigts le tronc blanc. Il faisait vraiment pâle figure en comparaison de ce qu’on racontait sur ses fameux arbre sacrés, ou en comparaison des représentations que l’on retrouvait dans certain livre. Eleanor s’en voulait déjà d’avoir amené Ellyn ici quand celle-ci se retourna pour lui poser la question qui était évidente dans ce contexte, mais qui revenait surtout à demander pourquoi avoir voulu lui montrer quelque chose d’aussi triste.

La pupille de Ser Stafford se sentit rosir un peu alors que son esprit cherchait quelque chose à répondre. Que pouvait-elle bien dire au sujet du vieux barral ?

— J’ignore ce qui l’a rendu ainsi. Il l’a toujours été du temps que je me souviens et je crois que cela faisait plusieurs siècles qu’il n’a pas changé. Mais il n’est pas vraiment mort, m’a dit Mestre Creylen, ou il aurait commencé à se décomposer sur place.

Elle se rapprocha à petit pas d’Ellyn et de l’abre, puis attrapa délicatement la main de la jeune femme pour la reposer de nouveau contre le tronc. Elle-même étala ses doigts contre la paroi blanche, essayant de sentir quelque chose en-dessous, mais il n’y avait rien. Peut-être qu’un nordien, les derniers à vénérer ses arbres, saurait quoi sentir.

— Il est encore vivant, quelque part là-dedans.

Parler du vieil arbre lui fit penser à autre chose, une petite histoire qu’elle s’empressa de partager.

— On raconte que ce n’est pas le seul arbre dans ce cas. La famille Nerbosc, dans le Conflans, a aussi un vieux barral qui ne donne plus de feuilles. Des corbeaux se posent chaque jour sur ses branches, donnant l’impression d’un feuillage noir. Les barrals sont anciens et résistants, même ceux qui paraissent mal en point ou morts.

Eleanor ne s’était certainement pas attendu à se retrouver à parler de barral au milieu du Jardin de Pierre, alors que la Lune était haute dans le ciel et la nuit bien avancée. Pas suite à un dîner protocolaire tout ce qu’il y avait de plus classique en tout cas, et pourtant c’est là qu’elle se trouvait à présent, la main posée sur le tronc blanc du vieil arbre, à raconter des histoires à la jeune Ellyn. Ce n’était pas désagréable, mais ce n’est pas comme ça qu’elle avait prévu de terminer sa soirée.
Jusque là, elle n’avait jamais ressenti de fascination particulière pour la flore et surtout pas les arbres. Il y avait bien ces légendes autour de barral, sur lesquels des visages étaient sculptés pour une raison après tout, mais elle n’y avait jamais trop prêté attention. Le Septon de la citadelle lui avait pourtant parlé avec un étonnant respect des anciennes coutumes, même s’il lui avait aussi enseigné à ne suivre que les nouvelles. Simplement, pour elle, ce n’était que des arbres. Mais la lueur de la Lune et l’atmosphère particulière du Jardin vide créait peut-être quelque chose finalement.

— Ce n’est pas bête. Ils vivent comme nous : ils naissent, grandissent, vieillissent. Pourquoi n’auraient-ils pas une conscience ? Peut-être est-ce pour ça que les Premiers Hommes se sont mis à vénérer ceux-là.

Elle n’était pas sûre que ses petites histoires et anecdotes plaisaient vraiment à la jeune Estren. Ellyn ne parla plus beaucoup pendant un moment, plongée dans ses pensées, mais Eleanor ignorait s’il s’agissait de pensées en relation avec les barrals ou si c’était tout autre chose. Les deux ne l’auraient pas dérangés, elle-même était occupée à réfléchir. Si elle n’avait jamais prêté d’autres attention à tout ça, l’idée de partager le sujet et d’en discuter lui insufflait une curiosité nouvelle pour ces vieilles coutumes.
Aussi, quand sa complice de virée nocturne souligna le caractère mystérieux, presque poétique, de ces arbres, elle ne pouvait qu’acquiescer. Elle tenta bien de baisser les yeux pour croiser le regard de la jeune femme mais celle-ci semblait trop occupée à penser ailleurs. Eleanor pouvait voir ses yeux se tourner partout autour d’elle, mais sans jamais tomber sur le visage de la Clegane.

— Vous êtes dans le vrai. Je me demande s’ils dégageaient cette même poésie avant que les Premiers Hommes ne gravent des visages dans leurs troncs, ou si ce sont ces visages qui font cet effet.

Finalement, après plusieurs secondes passées à apparemment éviter son regard, Ellyn se tourna vers la géante. Elle avait l’air gênée par quelque chose, mais Eleanor ne pouvait être sûre de rien dans cette pénombre et comme elle ne souhaitait pas l’importuner de peur de rouvrir de vieilles blessures, elle ne dit rien. Ellyn en revanche, demanda à voir ce que le Jardin — ou la citadelle, après tout — avait d’autre à offrir et la Clegane se trouva à faire une légère moue. Qu’elle effaça cependant bien vite, pendant qu’elle cherchait ses mots.

— Eh bien… Je suppose qu’il reste quelques fontaines que nous n’avons pas vu, de l’autre côté du Jardin. Au-delà de ça… Je crains que le Jardin de Pierre n’ait plus beaucoup à vous offrir, Ellyn. Il n’est pas si grand malheureusement. Nous aurons vu ce qu’il est possible de voir, mais je peux vous conduire aux fontaines.

Il lui semblait en effet se souvenir qu’il en restait quelques unes dans les zones où elles n’étaient pas encore passées. Il s’agissait d’une architecture similaire et fine, mais ce serait toujours joli à voir. La jeune Estren avait semblé être intéressé par les prouesses de sculpture observée sur le chemin, Eleanor se ferait un plaisir de continuer à lui montrer.
Elle commença donc par lui tendre la main, avant de se tourner dans une nouvelle direction.

— Ne vous en faites pas pour moi et ma lassitude. Il est d’autant plus intéressant de découvrir ce jardin avec vous et avec votre regard. Je lui découvre de nouvelles qualités par vos yeux.

Eleanor s’était tournée de nouveau vers l’arbre pendant qu’Ellyn et elle échangeaient leurs avis sur la raison du mystique qui se dégageait d’eux. La Clegane n’y avait jamais vraiment réfléchi jusqu’alors mais le raisonnement de sa vis-à-vis n’était pas mauvais ; si les Premiers Hommes avaient décidés de les décorer de visage, c’est qu’ils y avaient vu quelque chose en premier lieu. Cela n’aurait rien d’étonnant de toute façon, les barrals se détachaient déjà très bien des autres arbres avec leur tronc blanc et leurs feuilles rouges. Il était tout simplement impossible de les manquer.
La jeune femme se contenta donc d’opiner de la tête à l’idée d’Ellyn, pendant que son regard remontait lentement le long du tronc pour terminer sur les branches les plus hautes. Il fut un temps, cet arbre devait impressionner tout le monde par sa taille et l’ampleur de son feuillage mais aujourd’hui ce n’était qu’une vision un peu effrayante au centre du jardin de pierre.

Elle fut tout de même contente de voir que son idée d’emmener Ellyn à l’arbre-cœur n’avait pas été complètement idiote. La jeune Estren semblait avoir apprécié de voir le vieil arbre et disait qu’elle allait s’en souvenir longtemps. Eleanor n’en était pas sûre, mais tant qu’elle était contente cela voulait dire qu’elle avait plutôt bien fait son boulot d’hôte. Et comme le sommeil ne voulait toujours pas venir pour les deux jeunes femmes, il fallait continuer la visite improvisée. Elle n’était pas sûre que Ser Stafford apprécie cette idée s’il apprenait ce qui était arrivé mais il était un peu trop tard pour reculer à présent.
Ellyn semblait pressée de découvrir les autres fontaines qui décoraient le lieu. Elle ne montra cette fois aucune hésitation à lui prendre la main pour la suivre dans les jardins, ce qui conforta étrangement la géante.

La réaction de la jeune fille à sa remarque la surprit un peu, en revanche. Elle avait l’air prise de cours, comme gênée par l’idée alors qu’Eleanor pensait plutôt à la flatter. Il n’y avait là rien de spécial, si ? Elle se rappela cependant qu’elle avait trouvée la jeune Estren dans un état très émotionnel et que cela l’influençait peut-être toujours à présent. Aussi, elle se devait de répondre avec toute la gentillesse dont elle était capable.
La Clegane se fendit d’un tendre et beau sourire, pour répondre d’une voix douce.

— Je le connais par cœur, c’est bien pour ça qu’il me faut un regard comme le vôtre pour l’apprécier à nouveau.

Ce n’était pas tout à fait exact et Eleanor le savait bien. Elle n’avait toujours que peu d’intérêt pour le Jardin de Pierre, ce qui lui plaisait vraiment et rendait la visite agréable, c’était les réactions d’Ellyn. Elle s’émerveillait de tout ce que la Clegane trouvait inintéressant et il y avait quelque chose d’adorable dans sa façon de se comporter.
Elles continuèrent leur chemin vers la fontaine dans un silence agréable, jusqu’à enfin tomber sur le petit monument d’architecture. Un lion unique se tenait au sommet et déversait l’eau dans un bassin conçu pour avoir l’air en permanence à la limite de déborder. Ce n’était pas la plus belle mais à la lueur de la Lune, le lion prenait une toute autre expression.

Distraite par sa contemplation, Eleanor faillit oublier de relâcher la main de sa compagne quand celle-ci voulut se rapprocher de la fontaine. Elle resta pour sa part un peu éloignée, mais sourit tout de même au commentaire de la jeune femme. La Clegane connaissait bien l’endroit et l’appréciait même un peu plus que le reste du jardin, elle s’y installait parfois pour profiter du bruit de l’eau. Mais ce soir, elle portait une robe de trop bonne facture pour prendre le risque de la mouiller en s’installant sur le bord du bassin.
Elle resta donc à distance raisonnable pour répondre à son invité.

— Je suis heureuse que ma petite visite vous ait plu, mais je crains de ne plus avoir beaucoup de chose à vous faire découvrir, vous m’en excuserez.