Le réveil fut difficile ce matin pour Ades Overton. Cela arrivait après tout. Cette fois-ci la douleur le saisit à la jambe droite et il dû rouler sur le lit pour la dégager et lui permettre de l'examiner. Comme il s'y attendait, sa hanche droite était la coupable. Toute la partie extérieure était encore plus enfoncée que d'habitude et le muscle intérieur était bandé sans qu'il puisse l'empêcher, ce qui avait provoqué la douleur. Le jeune homme avait l'habitude de ces évènements, cela arrivait régulièrement depuis qu'il avait appris à marcher, et un peu plus régulièrement depuis qu'il avait été blessé à l'autre jambe. Avec un grognement, il appliqua ses deux mains sur le muscle difforme et le massa longuement, jusqu'à pouvoir se redresser sans provoquer une douleur intense.

Une fois debout, le jeune homme poussa un soupir en laissant son regard se promener sur sa chambre. Il était toujours au Donjon Rouge, au coeur de Port-Réal. Quelque part, il aurait aimé se réveiller au coeur de son domaine, loin tout au Nord. Cela faisait bien longtemps qu'il avait quitté Fort-de-Glace et, pour la première fois depuis ses douze ans, la maison lui manquait. Il avait dû passer plusieurs semaines au château pour se remettre d'une simple éraflure à la jambe, dont le traitement s'était compliqué. Puis était venu l'exècution de la princesse Targaryenne, et maintenant approchait le procès de Lysa Arryn. Décidément, il n'était jamais temps de quitter la ville, trop de chose se jouaient ces derniers temps. Si l'on avait l'ambition d'Ades, il était de bon ton de rester dans les environs.

Un détail ramena tout de même un sourire au jeune homme : il avait appris récemment la venue d'une délégation Dustin à la capitale. La fille de Lady Dustin : Elhenna, venait à la cour. Il avait saisit l'occasion de rencontrer de nouveau quelqu'un qui venait du Nord. La rencontre avait été fixée ce matin, à la bibliothèque du château. Cela ne valait pas le Nord lui-même mais ce serait une belle façon de revenir à des sensations familières.

Le jeune homme se dépêcha donc d'enfiler une des tuniques qu'il avait faite faire depuis son arrivée à Port-Réal. Celle-ci était d'un gris clair, très légèrement décoré de dorures à l'extrémité de ses manches et du blason Overton sur le coeur du garçon. Il empoigna ensuite sa canne et boitilla vers la sortie.

- Déjà de sortie ?

Devant lui attendait déjà Vasgard, son immense garde du corps. L'homme ne portait heureusemet pas son armure aujourd'hui, mais il avait tout de même un large surcôt au-dessus de sa tunique noire.

- Oui Vasgard. Tu n'es toujours pas mort de chaud ?

Le Fer-né éclata de rire mais ne répondit pas. Il avait du mal à perdre les vieilles habitudes et même après plusieurs semaines à la capitale, il lui arrivait de porter de quoi résister au plus terrible hiver. Ades n'osait pas imaginer la gêne que cela devait occasionner lors des grosses chaleurs. Heureusement, ce jour-là semblait plus clément. Il se mit en route, et son garde du corps le suivit sans hésiter.

- Tu n'es pas obligé de m'accompagner aujourd'hui, Vasgard. Je t'offre ta matinée.
- Votre père m'envoie pour vous protéger, je vous protège, Ades. Même à la bibliothèque.
- Je ne pense pas que Lady Dustin tentera de me poignarder, sourit le jeune homme.
- Vous avez trop l'habitude des dames du Sud, je ne serais pas si catégorique avec les femmes du Nord.

Ades rit à la plaisanterie et ne discuta pas plus longtemps. Depuis le banquet royal, son garde du corps ne le lâchait plus d'une semelle et ne manquait pas l'occasion de lui rappeler que la dernière fois qu'il l'avait laissé, il s'était retrouvé blessé. Et puis après tout : il ne connaissait pas si bien Elhenna Dustin. Il se souvenait d'une jeune fille à la beauté déjà bien marquée, aux grands yeux gris et à la chevelure sombre. C'était il y a trois ans mais même à l'époque il n'avait pas beaucoup parlé avec elle, discutant plutôt avec sa mère. Dîner diplomatique auquel il s'était rendu à la place de son père, souffrant. Cependant, il se souvenait aussi d'une fille au caractère réputé bien trempé et qui n'avait, selon les serviteurs de la maison, pas la langue dans sa poche. Elle ferait sans aucun doute une bonne compagnie pour oublier un peu Port-Réal.

Ils arrivèrent à la bibliothèque avec une heure d'avance sur l'horaire prévu, comme Ades l'avait espéré. Il n'y avait personne, comme bien souvent, et cela convenait parfaitement au jeune homme. Il connaissait les rayons par coeur à présent et retrouva en un rien de temps l'imposant volume qu'il avait commencé voilà quelques jours. Vasgard s'avança pour l'aider à le porter mais il lui fit signe de s'installer près de la porte, il n'avait pas besoin qu'on lui porte ses livres. Le jeune nordien choisit une table de travail près d'une fenêtre, et ouvrit le volume à la page où il l'avait laissé. En attendant Lady Dustin, il s'abîma dans la lecture de “Sauvageon.”

Elhenna ouvrit les yeux brusquement. De sa fenêtre, le soleil paraissait déjà bien haut sur Port-Réal. Oh non non non, elle allait être en retard !

- Mégara ! appela-t-elle en sautant de son lit. Tandis que sa suivante arrivait en courant, alarmée par l'appel affolé de la jeune louve, cette dernière lui demandait de lui faire couler un bain, l'heure qu'il était, pourquoi on ne l'avait pas réveillée, si ses vêtements étaient arrivés de Tertre-bourg – non – alors que diable allait-elle mettre ?

Il s'avéra en fait qu'il n'était finalement pas si tard et qu'elle avait largement le temps de se préparer. Encore mal réveillée, elle prit quelques minutes pour souffler un peu une fois dans le bain brûlant et parfumé préparé par Mégara. Elle était rentrée tard la veille, après avoir partagé une table avec Logaan et ses compagnons de route. Ajoutons à cela le fait qu'elle ne soit pas encore complètement remise de son voyage ; à peine s'était-elle allongée sur son lit qu'elle s'y était endormie sans se réveiller une seule fois. A présent, elle avait cette désagréable impression d'avoir encore l'esprit tout embrumé de sommeil. Elle s'immergea alors entièrement dans l'eau et profita quelques instants de la sourde sensation que cela lui procurait pour finalement en ressortir un peu mieux réveillée.

Quel dommage que ses affaires ne soient pas encore arrivées à Port-Réal ! Elle devrait de nouveau se contenter de mettre l'une des robes – parmi les plus simples qu'elle possédait – emmenée dans son maigre paquetage lors de son départ de Tertre-bourg. Celle-là était couleur sauge, serrée à la taille comme toutes les autres et brodée de fils d'argent à la ceinture. Hormis le pendentif frappé des deux blasons de ses parents, Elhenna ne portait aucun bijou. La seule fantaisie de sa toilette résidait en une rose rouge que Mégara avait fait cueillir en urgence par un autre serviteur et qu'elle avait piqué dans ses longs cheveux bruns, coiffés sur le côté en une cascade soyeuse.

Quelle n'avait pas été sa surprise lorsqu'on lui avait remis cette lettre, écrite par Ades Overton lorsqu'elle était enfin arrivée, deux jours plus tôt. Il lui proposait un entretien dans les jours à venir. Voilà plusieurs années qu'ils ne s'étaient vus et Elhenna peinait à se remémorer le jeune homme avec précision. Elle avait tout juste treize ans la dernière fois qu'il était passé à Tertre-bourg. Elle se souvenait qu'il avait beaucoup discuté avec sa mère. La louve, à cette époque là était encore trop jeune pour véritablement se soucier de leurs échanges qui paraissaient si sérieux. Elle, durant ces longs dîners diplomatiques, même si elle faisait bonne figure, ne souhaitait que s'évader au-dehors. Partir chevaucher jusqu'au dessert, voilà qui aurait été parfait.
Elle se rappelait juste un jeune homme fluet, pas beaucoup plus grand qu'elle à l'époque. Et un regard si particulier ! Aurait-il beaucoup changé ? Elle, elle avait changé. Plus grande, plus femme... Et d'avantage armée dans ce monde qu'elle ne l'était au sortir de l'enfance.
D'ailleurs, maintenant qu'elle y réfléchissait, il lui semblait bien que les nombreux enseignements que sa mère lui avait donné concernant la gestion de Tertre-bourg et de ses gens, elle les avait pour les premiers en tous cas, reçus durant les mois suivant ce fameux dîner. Et à la mort de Domeric, ces leçons si particulières s'étaient encore intensifiées.
Comme si cette rencontre avait décidé Barbrey à faire sortir sa fille de son monde sans risques et conséquences. Nul doute quant au fait que la mère d'Elhenna voulait en faire une héritière accomplie, à même de diriger ses terres, le moment venu.
En ce temps là, la jeune louve n'avait pas réalisé à quel point ce qu'on lui enseignait était important. Elle et son esprit aussi vif que facilement dissipé n'avaient alors que faire de la comptabilité du domaine ou de toutes ces autres ennuyeuses questions.
Maintenant, elle remerciait sa mère de lui avoir donné ces armes là. Son orgueil n'aurait pu souffrir de devoir recourir à un serviteur pour l'aider à comprendre les méandres de toutes ces obscures tracasseries administratives. Et son cœur lui interdisait de laisser son Tertre-bourg, son morceau de Nord à la seule gestion et au seul bon vouloir d'un époux.

Il lui fallait à présent se hâter, sinon, elle serait effectivement en retard. La bibliothèque du Donjon Rouge, par où était-ce ? Heureusement, Orys l'accompagnait et il avait déjà pris l'initiative de se renseigner sur toute l'architecture de l'endroit. Grâce à lui, ils y seraient rapidement et sans embûches.

- C'est ici, M'selle, murmura son grand compagnon à Elhenna en lui désignant la porte laissée ouverte. Il chuchotait car ce qu'il y avait là, juste derrière, lui était complètement inconnu. Son serviteur le plus dévoué n'avait jamais lu de vrais livres et il leur attribuait quelque chose de mystique et d'un prestige absolu. De quoi lui donner envie de se faire complètement oublier dans ce monde qui n'était pas le sien.
La jeune louve hocha la tête en le dépassant. Arrivée sur le seuil de leur lieu de rendez-vous, elle marqua une pause et son regard gris parcouru la vaste pièce. Il s'arrêta d'abord sur Vasgard auquel elle adressa un signe de tête avant de se poser sur Ades, assis un peu plus loin, un épais livre à la main.

Les grands yeux gris d'Elhenna s'étaient posés sur Ades et l'observaient à la dérobée. Elle se souvenait un peu mieux maintenant, du jeune homme qu'elle avait rencontré à Tertre-bourg.
Son regard vif se posa un instant sur sa canne, tandis qu'il se levait et lui proposait de s'asseoir. La jeune louve approcha, d'un pas décidé. Elle aimait bien cette voix claire qu'il utilisait.

- Je vous retourne le compliment, Ades.

Elle s'installa sur la chaise qu'il avait tiré pour elle et, tandis qu'elle le regardait se déplacer avec aisance entre les rayons de la bibliothèque, Elhenna se surpris à caresser du bout des doigts le mobilier de bois massif sur lequel elle était assise. C'était un endroit confortable dans lequel elle comprenait qu'il fut aisé de rester des heures durant, plongé dans la lecture de tel ou tel ouvrage. D'ailleurs, les rayons paraissaient bien fournis ici et elle ne doutait pas qu'ils devaient regorger de livres anciens ou d'éditions uniques de grande valeur.

Lorsque le jeune homme évoqua le Nord et le plaisir d'en rencontrer des ressortissants, elle ne pu retenir un sourire mais son cœur s'était serré aussi. Elle avait évité de penser à l'éventualité de n'être entourée que d'étrangers à sa chère Maison. Logaan serait encore là un moment mais lorsqu'il partirait, à part Orys, qui lui resterait-il ? Les Stark ? Elle ne savait même pas comment la Main du Roi réagirait en la voyant.

- Je comprends, lui répondit-elle tandis qu'elle essayait de deviner de quel rayon il ressortirait tant ses déplacements étaient fluides. Il avait incroyablement compensé son handicap songea-t-elle alors. Et cet endroit me semble tout à fait convenir, vous avez eu raison de le choisir. Que lisiez-vous avant que je n'arrive ?

Il réapparut alors et elle plongea son regard dans le sien. Elle n'en avait jamais vu d'autre semblable et elle devait bien avouer que le jeune homme l'intriguait. Son physique peu commun bien sûr mais aussi sa personne. Voilà un garçon intelligent, ton oncle avait raison. Elle avait fini de se remémorer les derniers souvenirs qu'elle avait de leur précédente rencontre. C'était les mots de Barbrey, un sourire en coin, tandis que l'héritier de la Maison Overton s'éloignait. Et Elhenna savait pertinemment que pour gagner une quelconque forme d'approbation de la part de sa mère, il fallait le mériter. Plutôt deux fois qu'une d'ailleurs.

- Mon voyage s'est bien passé, j'ai eu la chance de le faire bien entourée. Logaan Lightfoot m'accompagnait, peut-être le connaissez-vous ? Si tel n'est pas le cas et que la compagnie de gens du Nord vous fait de nouveau défaut, je vous invite à le rencontrer. C'est un homme droit. Il est régulièrement de passage à Port-Réal.

Elle marqua une courte pause, balaya une poussière invisible de sa robe avant de plonger de nouveau son regard dans celui du jeune homme.

- Depuis quand êtes vous présent à la Capitale Ades ? Je n'ai appris tous les récents troubles qu'à mon arrivée et j'imagine que vivre tout cela de l'intérieur doit être bien différent.

Elle-même n'avait pas été particulièrement émue par la mort de la jeune targaryenne. Bien que la méthode lui semblait douteuse et cruellement manquer d'honneur. Ils avaient mis à mort une gamine et elle n'approuvait en rien la manière indigne dont cela avait eu lieu. Mais elle n'aimait décidément pas les membres de la Maison au dragon tricéphale. Ils lui devaient un père et le second était mort par leur faute. Pour cela, elle leur vouait une haine farouche.

La jeune femme avait évité de dire à quel point son voyage avait été épuisant. Elle se sentait encore arquée de l'avoir fait à cheval d'un bout à l'autre de Tertre-bourg à Port-Réal.

Ades tira la chaise qu'il avait occupé jusqu'à l'arrivée de la jeune femme et s'installa à son tour, laissant ainsi reposer sa jambe. Il posa sa canne contre la biblothèque la plus proche et avança la tête au-dessus de la table avec un sourire. Il accordait ainsi sa pleine attention à la jeune Dustin et en profitait pour l'observer d'un peu plus près. C'était une belle femme, enfin elle avait toujours été belle mais à présent qu'elle était presque adulte, cela sautait aux yeux. Elle allait sans aucun doute avoir du succès à la cour, qu'elle porte les robes pleines de couleurs du Sud ou non. Mais heureusement, ce n'était pas tout ce qu'elle avait à offrir, apparemment. Ades n'appréciait rien de plus que de parler des livres, surtout des sujets qui l'intéressait, mais cette fois-ci il prit garde à ne pas s'étendre dessus.

- Je suis content que l'endroit vous plaise. L'ouvrage n'était guère intéressant. “Sauvageons” de Mestre Harwin. Une très bonne compilation mais pour le moment je n'ai encore rien appris sur eux alors que j'espérais... étudier un peu leur coutume.

Il évacua le sujet d'un petit geste de la main, cela pourrait être un sujet intéressant mais ce n'était pas de quoi ils discutaient en ce moment. Une seule chose à la fois. Et puis, à une telle distance du Mur, les sauvageons ne semblaient plus être si intéressants, ou même dangereux. La présence d'un autre nordien à Port-Réal en revanche, cela attira l'attention du jeune homme qui ne prit qu'une seconde pour réfléchir.

- Oh bien sûr, Logaan Lightfoot, j'avais eu vent de son arrivée aussi mais je ne pensais pas qu'il arriverait en même temps que vous. C'est le deuxième fils de Lord Lightfoot, n'est-ce pas ?

Ades ne pouvait pas encore se vanter de connaître par coeur tous les arbres généalogiques du Nord mais il faisait de son mieux pour connaître au moins les branches principales. Celles des Lightfoot y compris. Il connaissait un peu, de réputation, le seigneur de Lightfoot et ses deux fils, dont l'un avait disparu récemment.

- S'il est à Port-Réal et qu'il est tel que vous le décrivez, je me ferais un grand plaisir de le rencontrer à son tour.

Le jeune homme suivit du regard le mouvement d'Elhenna et seulement à ce moment se rendit-il compte qu'il ne l'avait pas quitté des yeux. Elle avait des iris d'un gris fascinants et il se trouva à les fixer à nouveau quand elle se tourna de nouveau vers lui. Il savait que son regard vairon pouvait parfois paraître bizarre à certaines personnes, surtout s'il les regardait fixement comme ça, alors il recula un peu la tête, tout en répondant.

- Depuis plusieurs mois en fait. Oh !

Il se mit à sourire et posa ses deux mains sur la table. Il entama un petit récit durant lequel il bougeait autant les mains que ses lèvres. Ses doigts fins décrivant des arabesques dans les airs qui correspondaient plus ou moins à ce qui se passait dans ce qu'il racontait.

- Cela devait être temporaire au début, je passais à Port-Réal pour rencontrer plusieurs Lord, et pour assister au tournoi de la main. Dont vous avez d'ailleurs le vainqueur derrière vous au cas où vous ne le sauriez pas.

Ades tendit la main vers Vasgard mais celui-ci fit comme si ce n'était rien.

- Monsieur est modeste. Bref, il s'avère qu'il y avait un banquet donné ensuite, auquel j'ai assisté. Vous savez sans doute qu'il y a eu un incident au cours de celui-ci, la princesse Myrcella a été blessée au visage. Eh bien, figurez-vous que j'ai réussis le tour de force de me faire blesser à la seule de mes jambes qui étaient fonctionnelles. Je suis donc resté alité pendant plusieurs semaines le temps de reprendre des forces et qu'elle cicatrise. Après cela, il y a eu l'arrivée de la princesse Targaryen, et maintenant le procès qui approche...

Son histoire terminée, il se renfonça dans son siège et caressa distraitement les décorations taillées dans le bois brut.

- En un mot comme en cent, je suis resté ici bien trop longtemps mais les circonstances m'y forcent, la capitale est trop intéressante pour que je la quitte tout de suite. Et vous avez raison, les choses sont différentes ici mais on s'y fait, même quand on est nordien.

Il se pencha de nouveau vers elle et plongea son regard vairon dans ses iris gris. Il demanda d'un air curieux mais d'une voix douce.

- Et vous, Elhenna ? Qu'est-ce qui vous amène à la Capitale ? Et que pensez-vous du peu que vous en avez vu ?

« Sauvageons. » Au nom de l'ouvrage, les yeux d'Elhenna brillèrent un instant d'un éclat différent. Pour elle qui n'avait jamais voyagé au-delà de Tertre-bourg auparavant, l'évocation de ce peuple vivant de l'autre côté du Mur avait quelque chose de fascinant. Mais il fallait bien avouer que la jeune louve était facilement intriguée par tout ce qu'elle n'avait pas déjà vu dans son cher Nord.

- Je ne connais pas Mestre Harwin, commença-t-elle, en hésitant un peu. Mais si je voulais en apprendre plus sur les coutumes de ce peuple, je ne lirais sans doute pas cet ouvrage à votre place.

Tout comme sa mère, Elhenna se méfiait des Mestres et de leur soi-disante impartialité. Elle se remémorait les quelques monologues de Barbrey à leur sujet lorsqu'elle reprit, d'une voix plus sûre :

- Et je pense que leurs coutumes, si nous les connaissons encore si mal, ne peuvent être observées qu'en étant parmi eux. Et comme je doute que Mestre Harwin se soit établit à leurs côtés, par-delà le Mur...

Elle s'interrompit soudainement, songeant que son point de vue importerait peut-être peu à Ades. Ou que peut-être, Mestre Harwin n'était pas un Mestre comme les autres. Elle pinça sa lèvre inférieure en concluant :

- Oh mais je divague, pardonnez-moi.

Elle lui sourit d'un air plus doux avant de hocher la tête, tandis qu'il évoquait l'ascendance de Logaan.

- Oui, c'est bien cela, il est effectivement le second fils de Lord Lightfoot.

Alors que son interlocuteur reculait un peu la tête, Elhenna gardait son regard gris planté dans le sien tandis qu'elle devinait les mouvements qu'il faisait avec ses mains tout en racontant ce qui l'avait fait rester à Port-Réal. C'était déjà un bon orateur même s'il était encore jeune. La jeune louve ne doutait pas qu'il devienne un homme redoutable à ce jeu là, en vieillissant.

Elle détacha un instant ses yeux gris de ceux d'Ades pour les poser sur Vasgard. Elle n'avait pas remarqué à quel point il était grand et bien bâti en arrivant. Elle lui sourit en lui adressant quelques mots de félicitations. Elle était partie de Tertre-bourg peu de temps après le tournoi et si on l'avait rapidement informée de la blessure de la princesse, elle n'avait pas eu toutes les autres nouvelles. Si le gagnant avait été quelqu'un dont la renommée était déjà établie, sans doute en aurait-elle d'avantage entendu parler.

- Oh, j'espère que vous allez mieux en tous cas, lui répondit-elle en penchant légèrement son visage de côté, tandis qu'elle plongeait de nouveau son regard dans celui, si particulier de l'héritier de Fort-de-Glace.
Le jeune homme avait l'air d'avoir bien récupéré et de ne plus attacher beaucoup d'importance à cet incident car son ton restait léger. Elhenna prit donc le parti de lui rendre son sourire, lorsqu'il se rapprocha de nouveau d'elle en lui demandant la raison de sa venue à Port-Réal et ce qu'elle avait déjà pu voir de la ville. Épineuses questions que voilà.

- Et bien voyez-vous, d'après ma mère, il est important pour moi de me rendre à la Cour maintenant... Il semblerait que je sois bientôt en âge de me marier et qu'il n'y ait meilleur endroit pour faire des rencontres. Elle passa une main distraite dans ses boucles brunes tout en poursuivant son récit, laissant de côté la pointe d'ironie qui avait ponctué ses précédents mots. D'après elle, je suis restée trop longtemps à Tertre-bourg et je me dois de voir de quoi le monde est fait si je veux un jour pouvoir être à la hauteur des tâches qui incombent à mon nom.

Et si Barbrey n'avait pas cru bon de toujours la garder près d'elle sans jamais la faire voyager avant, peut-être en serait-il autrement. La jeune louve ne pouvait s'empêcher d'éprouver un certain ressentiment lorsqu'elle pensait à cela. A part les gens qui faisaient une halte sur ses terres, personne n'avait idée de qui elle était et de ce à quoi elle ressemblait. Une raison supplémentaire, certainement au fait qu'aucun parti digne de son rang ne se soit présenté lorsqu'elle était encore dans son cher Nord. Partir à la chasse à l'époux convenable ne l'enthousiasmait guère et elle ferait tout pour en retarder l'échéance.
Mais bien sûr, il n'y avait pas que cela. La décision de Lady Dustin n'aurait certainement pas été aussi rapide si elle n'avait flairé le pernicieux danger que représentait le bâtard de son beau-frère pour sa fille. Cela, Elhenna ne pouvait le raconter.

- Je n'ai pour le moment pas vu grand chose de la Capitale mais je dois bien avouer que l'air environnant est sans nul doute le moins agréable qu'il m'ait été donné de respirer... Et les Port-Réalaises semblent avoir un goût immodéré pour les plumes, les dentelles et les étoffes bariolées, ajouta-t-elle en souriant.

Les remarques de son interlocutrice à propos de l'auteur de son livre ne purent qu'arracher un sourire à Ades. Cela ne le surprenait pas du tout : l'ouvrage était déjà contreversé et au Nord il était presque de coutume de se méfier des Mestres, surtout quand ils s'attaquaient à un sujet aussi spécial que les Sauvageons ou le Mur. Le plus souvent, en effet, il n'apportait rien de nouveau à ce que tout le monde connaissait déjà et Harwin ne faisait pas exception à la règle : “Sauvageons” n'avait rien appris au jeune Overton pour l'instant.

- Je ne peux pas vous contredire Elhenna, le plus proche que ce Mestre ait jamais été des Sauvageons, c'est probablement Châteaunoir. Mais moi-même, je n'ai pas l'intention de m'infiltrer chez eux alors je me contente de ce que nous avons ici. “Sauvageons” n'est pas excellent mais c'est une bonne compilation des faits dont nous sommes sûrs, des rumeurs et autres théories sur le sujet.

Il haussa les épaules avec un sourire fataliste. Pour étudier ces peuples lointains qui n'étaient pas vraiment du genre à communiquer pacifiquement, il n'y avait que cela à disposition. Les livres et les racontards de la Garde de Nuit.

- Il n'y a rien à pardonner, Elhenna. Vous avez parfaitement raison.

Le jeune homme était sincère. Il appréciait même sa franchise à ce sujet, peut-être tenait-elle son opinion des Mestres de sa mère mais elle n'était pas dans le faux.

Lorsqu'elle s'enquit poliment de sa santé, il se contenta de répondre avec le sourire, sur le ton de la plaisanterie.

- Ne vous en faites pas, cela va mieux depuis. Ce n'était presque rien.

Il évacua le sujet d'un petit geste de la main. Son aventure était un évènement lointain à présent, dont les traces commençaient à disparaître même dans l'inconscient collectif. D'autres sujets bien plus intéressants et bien plus récents occupaient les esprits, à Port-Réal ou ailleurs. Il n'était pas question de s'appesantir là-dessus.

Ades montra bien plus d'intérêt pour les raisons qui avaient poussés Lady Dustin à envoyer sa jeune fille dans le nid de vipères qu'était la capitale. Il s'avança sur sa chaise et pencha sa tête sur le côté pour écouter Elhenna. Ainsi, c'était le mariage qu'elle venait chercher ici. Il n'aurait pas dû en être surpris. S'il y a encore quelques dizaines d'années, il était rare que l'on se marie en dehors de sa région d'origine, les choses avaient changés depuis la Rébellion. Après tout, n'était-ce pas les ambitions sudistes de Rickard Stark qui avaient amenés la situation provoquant la déchéance des Targaryen. Il n'était pas étonnant que certaines familles du Nord fasse de même aujourd'hui. C'était cependant un peu plus étonnant de la part de Lady Dustin puisqu'Elhenna était actuellement sa seule héritière. A mesure qu'elle parlait, les lèvres du jeune homme s'étirèrent en un sourire amusé.

- Sans nul doute. On ne s'habitue jamais vraiment à l'air de Port-Réal, mais on peut s'habituer aux couleurs, nuança-t-il avec un petit rire. Je suppose qu'il est plus facile d'avoir accès à des belles étoffes colorées ici que dans le Nord. Et cela correspond bien avec le temps. Nous autres avons plus l'habitude du gris et du blanc.

De nouveau, le regard vairon passa sur la jeune femme et notamment sur les longues boucles brunes. Ades ajouta alors, sur un ton à la fois plaisantin et respectueux.

- Cependant, je pense que vous n'aurez besoin ni d'étoffe, ni de plumes, ni de beaucoup de couleurs, pour trouv-er un mari idéal. Je pense même que vous aurez de quoi faire un tri. Ils seront nombreux à se jeter à vos pieds sitôt que vous aurez posé un pied à la cour.

Il ponctua son compliment d'un beau sourire mais enchaîna presque aussitôt sur un ton plus sérieux.

- Vous avez déjà eu l'occasion de rendre visite à notre Lord Suzerain ?

Elhenna hocha pensivement la tête lorsqu'Ades évoqua le fait qu'ici, les étoffes colorées étaient certainement plus faciles à trouver que dans le Nord. Eux étaient plus habitués aux teintes sobres, assurément. Elle baissa un instant – mais un instant seulement – les yeux sur sa robe couleur sauge. Trop simple, bien sûr. Mais le reste de ses affaires n'étant pas encore arrivé, elle devait s'en contenter pour le moment. Elle retrouverait bientôt le confort et l'élégance de ses vêtements les plus adaptés à la Cour. Tout de même, elle espérait que l'homme missionné par sa mère ne mettrait pas trop longtemps à arriver.

Ses yeux gris se plantèrent brutalement dans ceux de l'héritier de Fort-de-Glace lorsqu'il lui fit remarquer qu'elle ne devrait pas avoir de mal à trouver un mari convenable ici. Les joues de la louve rougissaient au fur et à mesure qu'elle saisissait le sens des mots du jeune homme.

- Oh, je... Merci.

Elle ne savait pas quoi dire d'autre, vraiment. Elle avait toujours du mal à gérer ce genre de compliments. Non pas qu'elle ne se savait pas belle mais plutôt parce qu'elle n'y faisait pas encore vraiment attention. Chez elle, à Tertre-bourg, son occupation favorite n'avait pas été d'observer les jeunes nobles en se languissant et en rougissant des quelques œillades qu'ils auraient pu lui lancer.
Non, elle avait grandi aux côtés d'un cousin qui lui avait appris à monter à cheval. Et ils avaient fait tout un tas de bêtises ensemble. Mais il n'avait jamais été question d'autre chose. Qui plus est, les seuls autres garçons que la jeune femme connaissait vraiment étaient des domestiques. Bon, il y avait bien quelques héritiers qui s'étaient aventurés jusque Tertre-bourg. Mais trop inintéressants pour qu'Elhenna envisage quoi que ce soit d'autre qu'une simple entrevue, aux côtés de sa mère, bien sûr. Et sans jamais se départir de son air poli mais inaccessible.
Et elle n'avait jamais vraiment réalisé quels genres de regards ils lui lançaient.
Il n'y avait eu que lui. Lui et son regard clair, quand il l'avait suivie jusque dans la forêt. Lui et sa main, qui s'était attardée sur l'une de ses longues boucles brunes. Lui et cette promesse, qu'il lui avait faite.

Elhenna retint un frisson, chassant le bâtard de son oncle de ses pensées. Elle adressa alors un vrai sourire à Ades. Elle se félicitait de le rencontrer de nouveau ici, après toutes ses années. Le jeune homme était très certainement de bien meilleure compagnie que la plupart des autres nobles se dandinant dans les couloirs du Donjon Rouge.

Elle effleura alors ses mains d'abord du bout des doigts avant de finir par les joindre doucement en un délicat mouvement, tandis qu'elle répondait à sa dernière question :

- Non, pas encore malheureusement. Il a l'air très occupé par tous les derniers événements.

La fille de Barbrey marqua une courte pause, essayant de saisir chacun des reflets propres aux yeux de son interlocuteur avant de poursuivre :

- Il me recevra certainement après le procès de Lysa Arryn... Quand toute cette agitation sera retombée.

Elle ajouta, d'un air songeur :

- Vous ai-je dit que c'est lui qui a choisi Logaan Lightfoot pour m'escorter, jusque Port-Réal ? Un véritable gage de confiance, j'imagine...

Elhenna se redressa alors sur son siège en concluant, le regard vif et intéressé :

- Et vous Ades, le voyez-vous régulièrement depuis son arrivée ici ? Le rôle qui lui a été alloué doit tout de même lui prendre beaucoup de son temps...

Le sourire d'Elhenna s'était encore accentué, lorsqu'Ades avait mentionné le fait qu'Eddard Stark lui faisait au moins aussi confiance qu'à Logaan, s'il choisissait personnellement son escorte. Elle, elle n'était pas sûre qu'il place de la confiance en elle. Il ne l'avait jamais rencontrée et ne pouvait pas savoir quelle jeune femme elle était vraiment. Pas de défiance non plus, bien sûr. Il ne doit pas avoir envie de perdre un autre Dustin. C'était sans doute pour cela qu'il avait lui même choisi parmi ses nombreux vassaux, la Maison qui l'escorterait lors de ce voyage qui pouvait être périlleux et plein de mauvaises rencontres.

La louve hocha la tête lorsque l'héritier de Fort-de-Glace lui dit que la Main du Roi la recevrait sans aucun doute prochainement. Elle n'en doutait pas non plus. C'était juste sa curiosité qui était mise à rude épreuve par cette attente. Heureusement, Port-Réal était pleine de surprises qui l'occuperaient certainement jusqu'à ce qu'Eddard Stark ait un peu de temps à lui consacrer.

Ades s'enquit alors de sa présence au procès de Lysa Arryn. Elhenna avait porté une main à son menton avant d'acquiescer :

- Je pense m'y rendre, oui.

Elle ne raterait pour rien au monde l'occasion d'apercevoir le Roi, sa Main et aussi la sœur de Catelyn Tully. Et si sa première entrée à la Cour devait se faire ce jour là et bien soit, il en serait ainsi.

- A votre avis, comment le procès se présente-t-il ?

Elle savait que parfois, ce genre d'événement se rapprochait bien plus de la mascarade que d'autre chose et que, parfois encore, il n'avait lieu que pour donner l'air d'un semblant de justice dans une Cour. Elle se demandait donc quelles étaient les véritables chances pour Lysa Arryn de plaider sa cause et peut-être de s'en sortir ou si ce procès n'en avait que le nom et la mènerait, à coup sûr, à l’échafaud.

Elle-même n'était sûre de rien et n'aurait pas parié sur la culpabilité de la vieille truite. Mais elle n'était absolument pas convaincue de son innocence non plus. Et les bruits de couloir qu'elle avait entendus ne paraissaient aucunement en sa faveur. Comme si chacun s'était déjà fait son idée.

Elhenna reposa la main sur laquelle son menton s'était un court instant posé sur le bras de la chaise où elle était assise tandis que la curiosité faisait briller son regard gris d'une lueur qui lui était décidément bien familière.

Le regard d'Elhenna s'était fait lointain, tandis qu'elle écoutait Ades avec attention. Au fur et à mesure qu'il parlait, elle réfléchissait, hochant par moment la tête.

Ah, les Tully et leur honorabilité ! Sa mère devait certainement se réjouir de ce procès qui venait ternir un peu la réputation de la Maison suzeraine du Conflans. Barbrey n'avait jamais caché à sa fille qu'elle ne portait que peu de ses membres dans son cœur. Maintenant qu'Elhenna connaissait toute l'histoire, elle comprenait aisément pourquoi.

Son visage s'était fait solennel, tandis qu'elle plongeait de nouveau ses yeux dans ceux du jeune homme. Elle lui faisait confiance pour ce qui était d'avoir un avis impartial sur ceux qui accusaient Lysa Arryn de pareils crimes. Elle-même ne les ayant jamais rencontrés, elle aurait été bien incapable d'avoir une quelconque idée du bois dont était fait le couple Arryn-Corbray.

- Vous avez raison, je pense effectivement que Lord Stark sera à la mesure de l'événement.

Elle ne doutait pas un instant qu'il soit juste, même si c'était sa belle-sœur qui était accusée et qui risquait sa tête. Tout de même, cela ne devait pas être évident. La louve n'avait ni frère, ni sœur de sang mais elle s'imaginait durement rester juste si pareil scénario venait à lui être proposé. Avec Thyra, elle n'aurait pas pu.

- A-t-elle de la famille ou des proches, qui ont fait le déplacement pour la soutenir ? Et savez-vous ce qu'il adviendra de son fils, si elle devait être déclarée coupable ? Il reste l'enfant de Jon Arryn... Espérons que tous ces événements ne le perturbe pas trop, mère me disait qu'il était d'une santé fragile...

Elle s'était laissée aller à dire un peu tout ce qui lui passait par la tête et réalisait que peut-être, Ades n'aurait pas les réponses à toute cette foule de questions qui lui assaillait l'esprit. Questions qui, elle se l'avouait bien volontiers, n'étaient pas de la première importance. Elle-même n'avait aucune sympathie pour Lysa Arryn et n'éprouvait qu'une compassion toute convenue pour son jeune fils.
Elle fit un petit mouvement de la main, comme pour chasser un insecte qui lui aurait tourné autour mais c'était bel et bien là tout ce flot de pensées tumultueux qu'elle évacuait ainsi, pour se concentrer sur de plus intéressantes questions.

Elle sourit à Ades, tout en poursuivant, s'excusant de passer aussi abruptement d'un sujet à l'autre :

- Avez-vous régulièrement des nouvelles du Nord ? Fort-de-Glace doit parfois vous manquer, j'imagine ?

Elle avait ajouté ces quelques mots d'une voix douce, espérant ne pas avoir mis le doigt sur un sujet douloureux pour son interlocuteur comme il pouvait l'être pour elle.

Lysa Arryn était donc finalement bien isolée. Son fils grandirait en entendant des bruits de couloirs sur elle et les horribles actes qu'on lui prêtait, la jeune louve n'avait malheureusement aucun doute là-dessus. La nature humaine était ainsi faite ; on n'épargnait pas les enfants. Encore moins s'ils étaient ceux d'une femme de la pire espèce. Pas de vraie famille à ses côtés et, celle de son défunt mari serait assise sur l'autre banc. Forcément. Elhenna retint un petit soupir. Ce procès lui semblait décidément bien malsain.
Mais si la fille d'Hoster Tully était à l'origine de la mort de Jon Arryn, alors oui, bien sûr, elle devait être châtiée à la mesure de cet acte odieux. L'héritière de Tertre-Bourg ne connaissait pas encore la demie-mesure. Pour elle, il était inconcevable de trahir un jour sa famille, son sang ou même un époux. Et pour quoi ? Ou pour qui ? Son esprit s'enflammait tandis qu'elle songeait que véritablement, il fallait bien peu de morale pour commettre pareille ignominie.

Le nouveau sujet de conversation était donc le bienvenu avant que l'atmosphère ne pâtisse trop de pareilles réflexions. La jeune louve adressa un franc sourire à Ades lorsqu'il lui donna des nouvelles de Fort-de-Glace.

- C'est formidable ! Vous devez être fier du travail accompli ! Et vos gens doivent être ravis que l'activité se développe ainsi.

Sa mère ne s'y était pas trompée : c'était un garçon – un homme maintenant – intelligent. Et qui savait se donner les moyens d'atteindre ses ambitions. Elhenna ne doutait pas que la place des Overton dans le Nord allait changer, avec pareil héritier. Et elle en était contente. Il n'était résolument pas de la même trempe que tous les autres « fils de » qu'elle avait rencontré jusqu'alors. Bien moins bête... Elle étouffa un petit rire, découvrant au passage ses dents blanches, lorsqu'il lui demanda des nouvelles de sa mère :

- Oh, elle se porte comme un charme. Toujours la même, le temps n'a résolument aucune prise sur son caractère !

Elle plongea son regard dans celui du jeune homme en ajoutant, d'un air taquin :

- Et elle n'est pas seule, Thyra est restée à La Tertrée. Vous vous souvenez certainement d'elle ? Thyra Volmark, sa pupille.

Elhenna ne doutait pas que quoi qu'il se passe dans le Nord ; ensemble, les deux femmes pourraient y faire face sans rompre ou même ployer. Elle ne se faisait aucun soucis pour elles et était même plutôt réconfortée de savoir qu'en son absence, Tertre-Bourg continuerait de vivre paisiblement. Parce-qu'Ades – et c'était assez rare pour le souligner – avait tort. Son Nord lui manquait déjà, ses terres, ses gens... Elle avait laissé la moitié de ses entrailles là-bas mais cela, bien sûr, elle ne pouvait l'avouer. La jeune louve avait déjà bien du mal à se l'admettre ; que son goût pour l'aventure, que sa curiosité maladive ne suffisaient pas à combler l'immense vide qu'elle ressentait lorsqu'elle n'y était pas. Hors de question de confier cela à qui que ce soit, son orgueil ne le permettrait pas. Et peut-être encore moins à lui. Lui, loin depuis si longtemps et qui semblait gérer la situation à merveille. Elle aussi, elle voulait être forte. Elle aussi elle voulait que les siens soient fiers d'elle.

- La vie est paisible à Tertre-Bourg, vous l'aviez sans doute remarqué. Quelques travaux sont prévus pour fortifier un peu notre grand moulin qui commence à être bien vieux maintenant. Mais rien de transcendant. Mon grand-père devrait passer prochainement dans la région voir ma mère, j'imagine.

C'était presque un rituel dans la famille. Lord Ryswell s'invitait toujours une semaine ou deux à La Tertrée à cette époque de l'année. Cela lui permettait de s'entretenir disait-il. Il était vrai qu'il n'était plus tout jeune maintenant mais la véritable raison n'était pas l'exercice physique, Elhenna en était persuadée. Il venait les voir, elles deux et profiter un peu de ce morceau de famille qui était le sien. La jeune louve se rappelait à quel point la mort de Domeric – son seul autre petit-enfant – l'avait meurtri, lui aussi.

Elhenna avait hoché la tête aux paroles d'Ades. Il restait prudent, malgré sa belle avancée. C'était sage et elle comprenait cela. Plus grande et éclatante était la victoire lorsque l'on arrosait les batailles gagnées avec retenue.

Lorsqu'il lui demanda des nouvelles de Thyra, la jeune louve prit son temps pour répondre, triant ce qu'il était convenable de dire ou pas. Son lien avec la pupille de sa mère était si particulier et si fort ; entre disputes et grands éclats de rire, petites jalousies et véritable tendresse. Enfants, leurs deux imposants caractères avaient mis du temps à s'apprivoiser et, souvent encore, créaient quelques turbulences dans le château de La Tertrée. Mais bien sûr, elles prenaient toujours garde à ce que les invités de Barbrey n'en fassent jamais les frais, affichant toujours une vraie complicité aux yeux des visiteurs.

- Vous avez raison, elle se porte bien également, répondit-elle simplement. Mais dans sa voix, on pouvait presque lire à quel point elle aurait aimé, certainement, recevoir cette affirmation de la bouche même de Thyra, entre deux moqueries dont elles seules avaient le secret. Avec le voyage, plusieurs semaines déjà qu'elles ne s'étaient vues. Elhenna avait espéré qu'elle lui aurait écrit entre-temps et qu'à son arrivée à Port-Réal, elle aurait déjà eu plusieurs lettres à lire. Mais rien. Et son orgueil à elle lui interdisait d'envoyer le premier courrier. Car, celle qui céderait d'abord ne ferait qu'avouer à la seconde à quel point elle lui manquait. Hors de question que la fille de Barbrey perde à ce jeu-là, fut-il puéril.

- Je l'ignorais, avoua-t-elle. Mais c'est encore une excellente chose qui arrive là à votre domaine. Que rénovez-vous exactement ?

Elhenna avait accueilli les nouvelles des travaux de Fort-de-Glace avec un autre sourire. Décidément, Ades avait vraiment de quoi être fier. Voilà quelques années, ce chantier n'aurait aucunement été possible, c'était certain.

- Mon grand-père vieillit, lui répondit-elle ensuite d'un ton inéluctable. Mais il est toujours en forme et il lui reste, je l'espère en tous cas, encore de belles années devant lui. Il sort un peu moins des Rus mais ne rechigne jamais à monter à cheval, même pour un long voyage.

Ce-disant, la jeune louve songeait au vieil homme. Il avait pour elle une véritable tendresse, c'était certain. Et Elhenna savait qu'il l'aimait au moins autant qu'il avait aimé Domeric. Sans doute parce qu'elle lui rappelait ses plus jeunes années où il devait compter avec la présence régulière et fougueuse de Brandon alors pupille de Lord Dustin dans les couloirs de son domaine. Elle ne savait pas si lui aussi avait des doutes quant à celui qui était son père véritable et ne doutait pas qu'il avait vu à quel point sa mère et le loup de Winterfell étaient proches à cette époque maintenant lointaine. C'était un homme bon mais qui manquait un peu de caractère d'après Elhenna qui s'était toujours demandé si Barbrey n'avait pas plutôt hérité le sien de sa propre mère.

A l'évocation de son oncle, Elhenna avait machinalement croisé les bras, comme pour se protéger. De lui, elle ne craignait pas grand chose à part son regard perçant. De son sang, c'était une toute autre histoire. Et puis surtout, il semblait être le genre d'homme capable de vous percer à jour en un instant seulement. Et la jeune louve n'aimait pas vraiment cela. Elle savait que lui et sa mère s'estimaient réciproquement et bien sûr, il faisait partie de la famille. Mais comme un membre lointain, rarement aperçu par l'héritière de Tertre-Bourg. Et les quelques occasions où elle l'avait vu, il lui avait fait l'effet d'un homme certes très intelligent mais aussi froid et austère qu'une vieille bâtisse gelée.

Elle rendit néanmoins son sourire à Ades. Savoir qu'il avait traité avec son oncle l'impressionnait. Il y a quatre ans... Il devait pourtant être si jeune à l'époque ! Le regard d'Elhenna s'intensifia tandis qu'elle le plongeait dans celui de l'héritier Overton. Se dire qu'il était intelligent était bien en-deçà de la réalité en fait. Faire affaire avec Lord Bolton demandait aussi de la poigne et une sacrée dose de confiance en soit. Mais d'ailleurs, pourquoi son oncle irait-il financer des travaux à Fort-de-Glace ? Qu'avait-il à y gagner ? Car il ne faisait jamais rien gratuitement. Ou alors, pas vraiment. La curiosité de la fille de Barbrey commençait à se réveiller doucement tandis qu'elle réfléchissait et demandait à Ades, d'un ton léger :

- Oh, et que vous a-t-il demandé en échange ?

Elle réalisa ensuite que sa question était certainement trop directe et que ces affaires-là ne la regardaient sans doute pas aussi ajouta-t-elle, avec un autre sourire :

- Mon oncle est parfois dur en affaires.

Puis, elle pensa à autre chose. Ou plutôt à quelqu'un d'autre. Si l'époque de leurs négociations remontait déjà à quatre années, alors, peut-être que...

- Aviez-vous également rencontré mon cousin, Domeric Bolton ?

Si la jeune femme parvenait maintenant à l'évoquer sans que sa gorge ne se serre, il fallait bien avouer cependant qu'elle n'était pas encore parfaitement remise de la disparition de son camarade d'enfance. De ce petit bout de Lord avec lequel elle avait tant ri et qui lui avait appris tout un tas de choses.

A l'évocation de l'endurance des hommes du Nord face à la vieillesse, elle avait hoché la tête en souriant. Oui, son grand-père était encore en forme, c'était certain. Il ne se laisserait pas facilement enterrer, elle n'avait aucun doute là-dessus. Mais le regard d'Ades semblait soudainement s'être voilé. Légèrement bien sûr, rien de bien perceptible mais Elhenna eut alors l'intuition qu'il valait peut-être mieux ne pas s'appesantir sur ce sujet-là. Aussi se contenta-t-elle de simplement lui répondre qu'elle ne s'inquiétait pas pour son aïeul, encore fort et robuste pour son âge sans s'étendre d'avantage sur la question.

Elhenna avait écouté avec intérêt les explications d'Ades concernant l'arrangement existant entre Fort-de-Glace et Fort-Terreur. Des avantages non négligeables pour les deux Maisons, c'était certain. Les terres des Overton étaient plutôt proches de celles de Lord Bolton et lui permettaient surtout de se dédouaner de la main-mise Manderly sur le transport maritime. La louve hocha la tête.

- Je vois... C'est un accord très intelligent que vous avez mis en place avec mon oncle, c'est certain.

Un bon moyen pour la Maison du jeune homme de se développer et de prospérer, assurément. Et pour le sire de Fort-Terreur, de ne plus être dépendant de Blancport en quoi que ce soit. Elle imaginait aisément le contentement de ce dernier après avoir convenu pareil arrangement. A cette pensée, un léger sourire vint ourler ses lèvres. Elle aimait les hommes malins.

L'évocation de Domeric la vit cependant retrouver son air solennel et son regard s'était assombri, même si elle s'efforçait de garder une apparente sérénité. Si Elhenna avait en grande partie fait le deuil du jeune homme, elle n'avait pas fait celui de l'homme qu'il aurait pu être. Et si la fille de Barbrey l'avait toujours considéré comme un frère – bien plus que comme un futur époux – elle ne pouvait s'empêcher de rejoindre Ades sur ce qu'il venait de dire. Oui, il aurait été un grand Lord. Stable, courageux et sensible. Mais pas d'une sensibilité qui se serait apparentée à de la faiblesse. Non, sensible juste ce qu'il fallait pour être un bon Seigneur. Et certainement un bon époux, mais cela, elle n'y avait jamais vraiment réfléchi.

Le regard plein de compassion que lui adressa alors l'héritier Overton lui serra le cœur. Elle évitait toujours de penser à la perte qu'il pouvait représenter pour elle. Pour sa mère, pour son oncle, oui. Une perte pleine de douleur, bien sûr. Pour elle... C'était une part d'elle-même qui était morte avec lui. Un morceau de son innocence d'enfant, un bout de ses plus beaux souvenirs de fillette. Un fragment à jamais irremplaçable de son insouciance. Elle hocha gravement la tête en répondant, d'une voix bien moins légère que durant toute leur conversation :

- Vous avez raison.

Mais si la mort de Domeric la rendait seulement triste, la raison et les circonstances de cette dernière avaient le don de faire bouillir le sang de la jeune femme. Si les soupçons de sa mère s'avéraient justes... Comment son oncle pouvait-il faire venir son bâtard à Fort-Terreur après cela ? Comment pouvait-il lui donner une place à ses côtés ? Inconsciemment, les mains de l'héritière de Tertre-Bourg s'étaient serrées. Ses yeux, déjà plus sombres qu'à l'accoutumée s'obscurcirent encore. Elle pensait à sa mère qui vouait une haine farouche au bâtard de Roose Bolton. Qu'en était-il du Seigneur de Fort-Terreur ? Comment pouvait-il ignorer ce qui se chuchotait quant à la probable cause de la mort de son fils ? Car forcément, il les entendait aussi, ces soupçons et ses allégations qui faisaient de Ramsay Snow le meurtrier de Domeric. Alors pourquoi l'appeler à ses côtés ? Son oncle était encore jeune, il pouvait se remarier, avoir d'autres enfants et faire disparaître à jamais son bâtard. Venger son fils. *Mais il est son fils, lui aussi...* A cette pensée, Elhenna fronça les sourcils. Pour elle, les liens du sang n'avaient aucune forme d'importance lorsqu'il s'agissait de punir l'assassin de son cousin. Elle ne pouvait concevoir que son oncle aime Ramsay, au point de lui pardonner le meurtre de son seul héritier légitime. Même si lui aussi était issu de son sang.

Alors quoi ? Ce ne serait pas lui, la cause de la mort de Domeric ? Une simple infection aurait terrassé le jeune homme alors qu'il était si plein de vie ? Non, tout comme sa mère, elle ne pouvait y croire. Sa mort était tellement injuste... Impossible qu'elle soit naturelle.

Elhenna se rendit alors soudainement compte qu'elle était restée silencieuse un long moment. Elle se redressa en adressant à Ades un regard désolé :

- C'est encore un sujet douloureux pour nous tous, qui étions sa famille. Je n'aurai pas du l'évoquer, excusez-moi.

Avec sa mère, elle en parlait le moins possible. Et la jeune louve s'était forcée à ne garder en mémoire que les bons souvenirs qui la liait à lui. Avec Thyra, parfois, elle parvenait à rire de ces moments si particuliers de leur enfance à tous les trois. Mais avec quiconque n'avait pas partagé ces instants là, forcément, parler de Domeric était seulement douloureux. Parce qu'ils avaient tous en tête sa disparition, pas les moments de bonheur et de complicité partagés. Elle aurait du y penser avant songea-t-elle, ennuyée d'avoir rendu l'atmosphère si triste et pesante.

Ades avait raison. Même si c'était douloureux, Domeric méritait qu'on se souvienne de lui. Il méritait qu'on se remémore qui il avait été. Être triste ou nostalgique prouvait simplement qu'il n'avait pas fait que traverser sa courte existence. Il avait laissé son empreinte et de sa personne dans celle des autres. Il avait été quelqu'un. Quelqu'un de bon, de juste, de vivant.

Et elle devait se contenir. Réussir à gérer la révolte qui embrasait son sang lorsqu'elle pensait à la manière dont il était peut-être mort. Se concentrer sur les bons souvenirs avant toute autre chose. A cette pensée, son corps toujours rigide de colère se détendit un peu. Elle desserra les poings et son visage redevint un peu plus serein tandis qu'elle affichait seulement une moue désolée.

Lorsqu'Ades évoqua le fait qu'il devrait aller se recueillir, Elhenna plongea son regard interrogateur dans le sien. Il y avait également de la compassion dans ses yeux car elle avait compris que lui aussi avait perdu quelqu'un. Sans doute un proche mais impossible de déterminer à quel degré pouvaient bien se situer ses regrets et sa mélancolie. Assez toutefois pour qu'il veuille prier. Mais peut-être ne souhaitait-il pas évoquer d'avantage la personne dont il était question aussi ne lui demanda-t-elle pas plus de détails. Son visage était assez ouvert et conciliant pour qu'il comprenne de lui-même que s'il le souhaitait, il pouvait lui en parler.

La jeune louve hocha la tête en lui rendant son sourire. Inutile de s'appesantir d'avantage, son cousin n'aurait jamais approuvé pareille attitude. Elle gonfla sa poitrine d'un nouvel air avant de lui répondre doucement :

- Oui, ce sera avec plaisir que j'irai prier avec vous.

Voilà bien longtemps qu'elle ne l'avait fait et elle trouvait dommage de n'y penser qu'une fois à Port-Réal, là où ses Dieux avaient bien moins d'emprise que dans le Nord.

- Après le procès peut-être ? J'imagine que l'effervescence de la Cour retombera un peu une fois Lysa Arryn jugée.

Elle l'espérait en tous cas car cela voulait également dire qu'elle pourrait enfin rencontrer officiellement Eddard Stark. Et puis les Dieux pouvaient bien attendre quelques jours de plus, elle n'en doutait pas.
Cela annonçait également une nouvelle rencontre des plus intéressantes car elle était certaine qu'Ades et elle y parleraient du procès et de ce qu'ils y auraient vu. Et, tout comme discuter avec lui ce jour avait été une grande source de contentement pour la jeune femme, elle ne doutait pas qu'il en serait de même la prochaine fois qu'ils se verraient.

Elle lui adressa un nouveau sourire avant de se lever tranquillement de sa chaise. Orys avait tout de suite compris et s'était lui-même redressé alors que durant tout le temps de leur entrevue, il était resté immobile et impassible. Mais il n'avait pu s'empêcher d'entendre une bonne partie de leur conversation. Il n'aimait pas qu'Elhenna se remémore Domeric. En fait, il n'aimait pas ce qui la rendait triste et songeait à présent à un moyen simple de lui changer les idées. Sa condition l'empêchait cependant de prendre autant d'initiatives qu'il l'aurait souhaité et il en souffrait parfois mais sans jamais se révolter. Il savait qui il était, quel était son rang et ce que cela impliquait. Servir et obéir.

- Je vais me retirer Ades. Je vous remercie pour cette entrevue, ce fut un véritable plaisir... Partagé je l'espère.

Ce disant, elle garda un moment ses yeux de louve plantés dans le regard vairon du jeune homme avant d'ajouter :

- Nous nous reverrons au procès, très certainement.