An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

L'air marin lui avait manqué. La capitale lui avait manqué. Tout, absolument tout ici lui avait manqué. L'odeur de la mer dès le matin avait été son plus gros manque. Rien n'avait su faire taire cette envie de jeter à nouveau un regard aux flots si beaux que dévastateurs. Elle était arrivée la veille dans la diligence à laquelle elle commençait à s'habituer. Ce voyage de quelques semaines loin de son père lui avait fait le plus grand bien. Bien qu'elle dût supporter les piques et les remarques aussi incessantes qu'insupportables de son frère, le voyage fut merveilleux. Enfin, de nouveaux horizons. Elle n'en pouvait plus de voir, chaque jour, les mêmes personnes. Son père, la septa chargée de lui apprendre à être une Lady parfaite, toutes les caméristes... Changer d'air, voilà ce qui l'avait ressourcée. Elle parviendrait à supporter à nouveau tous ces servants qui s'agitaient autour d'elle pour la rendre toujours plus parfaite et irréprochable.
A peine fut-elle levée ce jour-ci qu'on lui présenta un petit-déjeuner fort copieux. La faim ne lui venant pas, elle repoussa ce qu'on lui proposa puis partit immédiatement s'habiller d'une robe claire, comme d'habitude. Il lui semblait qu'elle portait mal les coloris foncés, aussi préférait-elle tout ce qui était clair. Le blanc, le gris, le bleu, le rose... Toutes ces couleurs lui allaient à ravir. Ce matin-là, elle se vêtit d'une robe drapée à la couleur cyclamen. De certains plis pendaient de jolies et fines dentelles décorées de perles nacrées. La teinte mauve du tissu ressortait sur sa peau légèrement halée par le soleil qui baignait de lumière tous les endroits par lesquels la jeune Lady était passée ces derniers temps, formant un contraste fort agréable à la vue. A peine fut-elle habillée de ces beaux vêtements que deux caméristes s'affairèrent à coiffer ses cheveux, qui tombèrent bientôt en cascade avec magnificence et grâce dans son dos.

A peine les femmes de chambre eurent-elle fini leur travail que la Lady quitta la chambre d'un pas léger, bien décidée à explorer quelque peu le Donjon Rouge. Ce jour-ci, elle n'avait pas de leçons de quoi que ce soit, et se devait de profiter de la liberté qu'on lui accordait tant qu'elle était au Donjon Rouge. Elle sillonna nombre de corridors plus ou moins étroits, repassa bien trois ou quatre fois dans certaines pièces avant de trouver enfin une sortie qu'elle n'avait encore jamais empruntée. Chaque fois qu'elle se baladait dans le Donjon Rouge, elle découvrait de nouvelles choses, de nouvelles personnes, de nouvelles pièces toutes plus somptueuses les unes que les autres.
Elle espérait trouver ici l'une des quelques personnes qu'elle avait pu rencontrer à la capitale, comme Myrielle Lannister ou Alïstair Brax. Elle ne trouva personne, si ce n'était quelques servants qui s'arrêtèrent pour la laisser passer et la saluèrent d'une légère révérence, comprenant certainement à ses vêtements qu'elle était une noble. Lorsqu'elle sortit par une grande porte qu'elle tarda à reconnaître comme étant celle empruntée en pleine nuit lors de sa rencontre avec Myrielle, elle vit les jardins du Donjon Rouge.

Mille senteurs semblaient se battre en duel pour avoir l'honneur d'être senties par la jeune Lady. Silithia sourit doucement, et passa devant les jardins, non sans leur jeter un regard empli d'admiration pour les personnes qui s'en étaient occupé jusqu'à obtenir un tel résultat. Tout en passant, elle effleura du bout des doigts les magnifiques roses qui perçaient au travers d'un buis.
Elle descendit jusqu'à la cour du château, et alors qu'elle allait partir à la recherche de sa sœur pour essayer de lui parler, un bruit retint son attention. Le son d'épées s'entrechoquant dans un fracas certain l'attira. Elle fit volte-face et marcha en direction desdits bruits et le spectacle qui s'offrit à elle la fit quelque peu sourire.

Deux jeunes hommes s’entraînaient au combat à l'épée, et l'un des deux semblait prendre l'avantage. Elle fit encore quelques pas dans leur direction, mais s'arrêta à une distance respectable des deux combattants pour les observer avec une certaine curiosité ; elle se demandait lequel des deux pourrait bien gagner...

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

L'un des deux combattants portait des vêtements d'une qualité quelque peu meilleure que l'autre, qui ne semblait être qu'un jeune écuyer quelque peu hautain et arrogant. D'abord, la jeune fille de l'Ouest vint à se demander si l'écuyer n'allait pas prendre le dessus sur l'autre mais, en observant ses mouvements puissants et allongés. Son adversaire esquivait sans peine le moindre de ses coups de petits bonds sur les côtés. L'épuisement se lisait sur le visage de l'écuyer, rougi et suant.
Sur le haut du plus fortuné des deux se dessinait un blason que Silithia reconnut comme étant celui de la maison Tyssier, une araignée rouge sur un fond noir. Le jeune homme était assez grand, son visage encadré de cheveux mi-longs et blonds foncés. Il s'avança vers elle, le pas léger, et lui tint un court discours que la jeune colombe accueillit avec un sourire amusé.

-Bien que notre entraînement ne soit pas de l'étoffe d'un tournoi, il est pour tradition que le vainqueur élise sa reine d'amour et de beauté. Aurais-je l'audace de vous choisir parmi la foule qu'a rassemblé notre duel ?

Laissant quelques secondes passer avant de lui offrir une réponse, secondes qu'elle passa à détailler les traits fins du jeune homme qui lui faisait face, elle se redressa quelque peu et, inclinant lentement la tête avec toute la grâce dont elle disposait, elle répondit d'une voix douce.

-Ce serait une injure, que de refuser un tel privilège messire. Je suis Silithia Farman, dit-elle doucement. Votre blason m'est familier, si je ne me trompe, vous êtes Lord Tyssier.

Elle sourit, dévoilant des dents si blanches que le plumage d'une colombe, et ses yeux de glace brillèrent d'une lueur malicieuse, tandis qu'elle ramenait doucement l'une de ses mèches de cheveux blonds derrière son oreille droite. Jetant un coup d'œil furtif à l'écuyer vaincu qui se relevait lentement, elle le vit reprendre son épée en main pour aller la reposer plus loin.
La journée ne faisait que commencer, aussi avait-elle besoin de s'occuper. Le jeune homme tuerait certainement son ennui pendant quelques minutes, ou quelques heures. Elle étudia son visage d'un regard doux et consciencieux. Il était plutôt beau garçon et formerait là une bien agréable compagnie ; en effet, son regard vif le trahissait, il semblait doté d'une intelligence certaine à laquelle la demoiselle de l'Ouest s'intéresserait à coup sûr.

-Que diriez-vous de m'accompagner dans les jardins du Donjon Rouge ? Ils me semblent bien tristes lorsque la solitude est notre seule compagne, et nous pourrions en profiter pour faire plus ample connaissance, si cela vous dit.

Fermant les yeux l'espace de quelques instants qui lui parurent être une éternité, elle inspira l'air frais et marin qui lui avait manqué comme si elle l'avait quitté des années durant. Elle avait quitté Port-Réal durant une ou deux lunes, et ça avait tout de même laissé le temps au manque de s'installer. Elle avait besoin de se retrouver, de retrouver la sérénité et de retrouver la mer. Elle avait besoin de compagnons, aussi, pour partager son temps libre avec elle. Myrielle et Alïstair ne semblaient plus être là, Silithia ne voulait pas être seule. Et le jeune homme ici présent pourrait certainement prendre la relève.

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Tout en lui donnant son nom et en supposant qu'il était Lord Tyssier, la jeune fille observa du coin de l’œil le soleil qui commençait à monter lentement dans le ciel. N'était-ce pas magnifique, cet océan bleu clair se mêlant à la mer infiniment foncée ? Quel panorama s'offrait ainsi au regard de glace de la demoiselle de l'Ouest ! La beauté même. L'astre lumineux commençait à éclairer avec plus d'intensité la cour du Donjon Rouge où se trouvaient les deux jeunes gens, au grand plaisir de Silithia.
Usant de métaphores et de belles paroles, le jeune homme la jugea comme étant cultivée ; elle reçut ce compliment avec un sourire aimable qui étendit ses lèvres et lui donna un air plutôt avenant. Il se présenta suite à cela comme étant Owen Tyssier, l'héritier de Froide-Douve et de sa maison. Le sourire de Silithia ne s'en fit que plus franc ; quelle chance avait-elle de tomber sur un bel héritier du Bief. Dans sa tirade, il n'hésita pas à user d'autodérision au sujet de son père et de sa maison, ce qui plut fort à la jeune demoiselle. Son sourire poli était resté accroché à ses lèvres, comme une colombe reste fermement accrochée aux barreaux de sa cage lorsqu'elle ne veut pas en être sortie.

Mais si les paroles du jeune héritier ne la choquèrent pas, elle ne put s'empêcher de faire le lien entre le futur Lord Farman et le père d'Owen. « Mon père est du genre acariâtre et tenace », « Les meilleurs s'en vont les premiers ». Ces simples mots firent prendre conscience à Silithia que, peut-être, elle n'était pas la seule à vouloir renverser le Lord d'une maison pour se l'approprier. Sa mine jusqu'ici avenante se fit alors pensive, quelque peu perdue, comme si soudainement elle était tombée dans un tout autre monde, celui de la réflexion, de la manipulation mentale et de la conspiration.
Elle espérait juste ne pas avoir mal interprété les dires du jeune Tyssier. Elle ne réfléchit que quelques secondes avant de parler à son tour, comme pour laisser le temps à son interlocuteur de bien s'accrocher à ses lèvres et à chacune des paroles qu'elle prononcerait. Elle verrait bien si son interprétation était bonne ou non, en disant combien son frère pouvait paraître caractériellement parlant semblable au père du jeune homme.

-Messire, je doute que votre père puisse égaler mon frère dans les domaines de la ténacité et l'aigreur, dit-elle avec un sourire amusé.

Elle ne comptait pas cacher au monde tout entier combien son frère l'insupportait, et combien la sorte de haine qui s'insinuait en son cœur et qu'elle portait à son frère était forte. Si tout le monde pourrait un jour le pointer du doigt, le regarder en coin et prier les Sept pour que sa sœur prenne la maison en main, alors elle devait faire en sorte que cela arrive, elle devait tout faire jusqu'à ce que les engrenages activent le mécanisme complexe de sa ruse. Chute, récupérer, remonter. Trois mots qui définissaient parfaitement ses plans vis à vis de son frère et de sa maison.

Owen sortit la demoiselle de l'Ouest de ses pensées en lui présentant d'abord son bras -qu'elle accepta avec un sourire infiniment doux dont elle avait le secret- puis en s'excusant pour sa tenue peu convenable. Il lui proposa de l'attendre quelques temps pendant qu'il revêtirait une tenue plus décente. Elle hocha doucement la tête, et répondit d'un ton doucereux.

-Je ne puis vous blâmer pour une telle chose ; qui donc se battrait dans de riches vêtements ? Bien entendu, je peux vous attendre le temps que vous revêtiez autre chose, ça ne me gênerait aucunement.

Alors que tous deux marchaient lentement, et après qu'elle ait prononcé ces paroles, il lui demanda la raison de sa venue à Port-Réal. La façon avec laquelle il acheva son laïus amusa la jeune colombe. Il avait raison, elle ne pouvait lui adresser de reproches quant à sa curiosité alors qu'elle-même l'épiait lors de son petit duel, quelques minutes auparavant. Elle afficha un sourire et respira un grand coup. Que dire ? Au départ, elle n'était venue ici que pour voyager mais, au final, son père avait décidé que ça l'aiderait à trouver un époux à sa fille. Il avait raison, il l'avait trop longtemps gardée jalousement sur Belle-Île, et à dix-sept ans, elle devrait déjà être fiancée. Il était temps pour elle d'accepter le fait qu'elle était une Lady, pas une de ces dames mal-éduquées, combattantes et fort peu polies que l'on pouvait trouver sur les Iles de Fer.

Posant ses yeux d'un bleu glacé sur Owen, elle se redressa et ne réfléchit qu'une seule seconde à comment formuler sa phrase. Peu lui importait, elle était une Lady et désormais, toutes ses belles paroles et ses courbettes fort gracieuses seraient naturelles.

-Vous ne vous trompez pas, messire, dit-elle avec un sourire. Je suis venue à Port-Réal pour me trouver un époux. Mon père pense qu'il serait mieux de chercher plus loin des Terres de l'Ouest, plutôt que de s'y limiter ; la capitale de Westeros offre mille et une possibilités, messire, et j'imagine que ce voyage me permettra de trouver au moins un prétendant que mon père jugera comme étant un bon parti. Elle marqua une courte pause, puis reprit d'une voix un peu plus basse. Et vous, si cela ne vous semble pas trop indiscret, qu'est-ce qui vous a poussé à vous rendre ici ?

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Owen détourna le sujet de son père au frère de la demoiselle. Sans rien laisser paraître sur ses traits fins, elle comprit qu'il n'était pas naïf au point de se confier à elle au sujet de son père. Il avait des choses à cacher, elle en était sûre. Et ça rendait la chose d'autant plus amusante. Elle réfléchit pendant de longues secondes à ce qu'elle pourrait bien lui dire, jugeant que s'il ne se révélait pas à elle en en ferait de même. Elle n'accordait sa confiance qu'à ceux qui lui accordaient la leur.
Elle leva doucement les yeux vers lui, le plus innocemment possible, sans que la moindre bribe de son visage ne les trahisse, son mensonge et elle.

-Il est mon frère, je ne puis le haïr. C'est comme demander à un fou de retrouver soudainement la raison, c'est impossible. Il n'est pas horrible, juste bien trop hautain pour un homme de son rang. Mais son arrogance le perdra, un jour.

Ces mots glissèrent doucement sur sa langue, et aucune émotion ne passa sur son visage tandis qu'elle marchait d'un pas léger aux côtés du jeune homme. Tout d'abord, il plaisanta au sujet de sa venue à Port-Réal. Elle lui lança un regard pétillant de malice et un sourire amusé, puis son sourire s'agrandit quelque peu lorsqu'il dit être réellement venu pour se marier et marier sa sœur.
Il ajouta cependant quelque chose qui n'échappa pas à l'attention de Silithia. Il était content de pouvoir échapper à son autorité. Si elle sentit son sourire se crisper quelque peu, elle ne le montra pas pour autant. Le langage corporel, et toutes les émotions qu'affichait son visage, tout ceci pouvait la trahir à n'importe quel instant. Mais elle contrôlait tout, absolument tout.

Tandis qu'il lui ouvrait la porte de ses appartements, il la laissa rentrer en première et elle lui posa une question d'une voix parfaitement modulée :

-Et que pensez-vous du mariage ? Vous presse-t-il ?

Deux servantes se trouvaient dans la pièce, changeant les draps du jeune Tyssier, qui demanda à l'une d'entre elles de leur servir deux verres de vin. Silithia s'arrêta au bout de quelques pas et suivit du regard son hôte jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière un paravent. L'une des servantes la conduisit jusqu'à la table et la fit s'asseoir, lui donnant une coupe de vin que la jeune Farman reconnut comme étant un vin de La Treille.
Quelques instants plus tard, Owen revint vers elle, dans une bien belle tenue qui le mettait tout à son avantage ; il lui expliqua rapidement la provenance du vin, puis il s'assit à la table après lui avoir fait une petite révérence. La jeune fille sourit lorsqu'il lui dit avoir été la pupille de Lord Paxter Redwyne ; elle avait pu croiser sa route, et ne l'avait aucunement regretté. Portant d'abord la coupe à ses lèvres, elle but une gorgée du vin puis un sourire fleurit sur ses lèvres.

-Ce vin est exquis, souffla-t-elle. J'ai déjà eu la chance de rencontrer Lord Redwyne, et il est un homme bon vivant. Je ne doute pas qu'il vous aie transmis son bon goût en matière de vin.

Revenant au sujet du mariage, l'héritier Tyssier s'informa au sujet de la fructuosité des recherches d'un époux pour Silithia. Après avoir pris une seconde gorgée du vin, et après avoir apprécié la douce brûlure qui sembla enflammer sa bouche puis descendre dans sa gorge, elle répondit.

-J'ai déjà reçu quelques propositions, mais rien jusqu'ici n'a semblé convenir réellement à mon père. Je prie la Mère qu'elle me trouve un bon époux, je crains que les meilleurs ne soient déjà pris. Mais peut-être n'ai-je pas exploré tous les partis possibles.

Elle sourit, puis baissa ses yeux de glace vers sa coupe de vin tandis que ses doigts glissaient lentement sur ses bords. Elle répondit alors d'une voix un peu plus basse, comme on confie un secret à quelqu'un, mais sans que ce ne soit là un chuchotement.

-Qui donc ne cherche pas à s'étendre ?, souffla-t-elle.

Elle ne pouvait lui parler de tous ses désirs de puissance et de richesse. Pourtant, il aurait suffi de quelques mots adressés à voix basse, et il aurait été du jeu. Mais elle ne lui faisait pas confiance, pas encore, et une simple coupe de vin ne suffirait pas à la faire parler ouvertement. Relevant les yeux vers son interlocuteur, elle laissa son sourire se perdre dans une mine plus sérieuse, mais qui n'en fut pas sèche pour autant.

Lui aussi devait avoir des secrets, des conditions, des rêves, des ambitions. Silithia aimait tout savoir, elle se plaisait à tout faire pour connaître les moindres recoins de la personnalité de chacun. Elle réfléchit de longues secondes durant, attendant avant de parler tant pour rester mesurée dans ses paroles que pour captiver plus à chaque instant le jeune Tyssier. Il devait être toujours accroché à ses lèvres. Toujours boire ses paroles comme il buvait le vin, sans jamais se douter ou imaginer tout ce qui pourrait arriver ensuite. Elle-même ne le savait pas, mais elle y réfléchissait. En observant le jeune homme dans le fin fond des yeux, elle comprit qu'elle devait apprendre à le connaître, qu'il avait des choses à cacher, qu'elle avait des choses à savoir de lui. Peut-être auraient-ils des idées communes. Le savoir, c'est le pouvoir.

-Et vous, messire, vous m'avez très peu parlé de vous. Je ne sais de vous que le nom, la maison et la raison de votre venue. Qu'ai-je d'autre à savoir au sujet de vous, de votre mariage ? Avez-vous nombre de prétendantes ? Êtes-vous vous-même prétendant d'une quelconque belle demoiselle en quête d'amour ?

Le sourire qui glissa sur ses lèvres n'inspirait que la bonté et la grâce d'une Lady fort douce et docile. Une fille élevée pour être parfaite, une fille parfaite. C'était là son rôle, que de se faire passer pour une simple colombe aux yeux de l'aigle, que de se faire passer pour un simple papillon auprès de l'araignée.

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Elle était une très bonne menteuse, si bien qu'Owen ne réalisa pas que la demoiselle de l'Ouest lui avait servi là une vérité altérée. Il était persuadé que l'on pouvait détester des personnes de son sang ; elle le croyait dur comme fer mais, bien qu'elle se refusait à se l'admettre à elle-même, le combat acharné entre son frère et elle était un fait avéré. Mais ceux qui n'avaient pas sa confiance n'avaient pas besoin de le savoir, et elle venait de rencontrer la jeune araignée ; elle ne tenait pas à se faire piquer. Il parlait de l'arrogance comme d'un léger défaut mais Silithia savait que s'il venait à rencontrer son frère, il comprendrait alors la véritable définition de ce mot. La dernière phrase qu'il prononça fit fleurir un mince sourire sur les lèvres de la demoiselle.
S'il ne semblait pas être taillé pour la guerre et les combats, l'héritier Tyssier avait l'esprit vif. Son intelligence lui serait certainement bien plus utile que des tas de muscles.

Après s'être habillé, il rejoignit la jeune colombe, puis répondit à ses questions. Elle sourit d'abord lorsqu'il sous-entendit ses ambitions. Une toile plus grande que celle de son père et il se détacherait de son autorité. Pas bête, non, c'était une bonne idée. Mais son sourire s'agrandit lorsqu'Owen parla des délices de la vie. Elle savait ce qu'il voulait dire par là.
Ses yeux pétillèrent alors de malice.

-Les femmes, quel délice.

Ces mots sifflèrent sur sa langue mais son ton n'en fut pas moins doux. Elle savait être à la fois douce et perfide, mais son air pour le moins satisfait ne quittait pas son visage. Par ces simples mots, elle espérait qu'il comprenne qu'ils semblaient jouer dans la même cour, pour un même but. Elle était aussi intelligente que calculatrice, et elle sentait bien qu'il pourrait lui être utile.
Ou du moins, il la comprendrait.

Il lui répondit avec un brin de vulgarité qui ne choqua aucunement la jeune Farman. Ses yeux bleus fixaient avec intérêt le jeune homme et elle l'écoutait attentivement, tandis qu'il déblatérait au sujet de sa propre ambition. La grandeur. Un sourire glissa sur ses lèvres, et elle se redressa doucement, prenant le temps de repousser quelque peu son verre et de reposer un regard plus franc en direction du jeune blond.

-Oui, tout le monde rêve de grandeur. Et ceux qui n'en rêvent pas n'obtiennent rien. Ne vaut-il donc pas mieux se montrer trop ambitieux, plutôt que d'attendre les bras ballants que tout arrive ? C'est à force d'y croire et à force de se battre que l'on obtient ce que l'on désire. N'est-ce pas ?

Son visage doux et son sourire n'annonçaient que les mœurs les plus douces. Mais à travers ses paroles, les plus intelligents pouvaient comprendre combien elle était ambitieuse, et à quel point son désir de grandeur et de puissance était fort. Elle était prête à tout. Et elle ferait le nécessaire pour arriver à ses fins. A nouveau elle porta la coupe jusqu'à ses lèvres étendues. Elle ferma les yeux l'espace d'un instant pour savourer le vin si doux. Elle écouta alors le laïus de l'araignée, qui l'intéressa fortement. Il n'avait pas de prétendante. S'il s'avérait être un parti intéressant pour Silithia, au moins aurait-elle le chemin libre.
Ayant fini son verre, elle laissait maintenant ses doigts courir avec lenteur sur la table, et lorsqu'il eut fini de parler, elle releva lentement les yeux vers lui, et haussa doucement les sourcils.

-N'attendez pas une prétendante messire, attendez juste celle qui partagera vos intérêts et vos ambitions. Vous n'en serez que plus fort.

Dans son regard brillait une lueur de détermination. Elle aurait quelque chose à obtenir du jeune Tyssier ; il avait quelque chose, peut-être son intelligence, qui faisait de lui un potentiel allié. Elle était ce qu'on pouvait appeler une femme dangereuse, mais s'il la laissait profiter de son éventuel soutien, elle l'aiderait aussi. Elle savait s'y faire en persuasion, en mensonges et en manipulation. Si elle n'avait jamais manié l'épée, elle avait des armes dites « de femme ». Parce qu'on disait les femmes perfides, de véritables vipères. Soit, Silithia se battrait comme une femme.

Owen tira de sa poche un linge avec lequel il s'essuya la bouche après avoir fini son verre. Il laissa un blanc s'installer entre eux, et qui dura pendant de longues secondes. Elle le regardait dans les yeux, cherchant à voir si la fourberie habitait le jeune homme. Mais elle ne vit pas cela, ni rien qui s'y apparentait. Un petit sourire satisfait glissa sur ses lèvres tandis qu'elle le suivait du regard. Il se leva doucement et lui présenta son bras afin de l'aider à se relever. Elle se saisit de son bras avec une infinie douceur, comme si elle craignait qu'il ne se brise sous ses fines mains, puis elle se leva avec la légèreté et la grâce d'une dame. Il lui proposa d'abord une bouteille du vin qu'il lui avait fait goûter et elle accueillit la proposition avec un sourire reconnaissant. Elle inclina doucement la tête.

-Je ne puis refuser un présent d'un homme si charmant. Je pense que les dames que nous pourrions croiser aux jardins seront bien plus rouges de fureur que les hommes pâles de jalousie, à l'idée que je me balade en votre compagnie. Compagnie qui, soit dit en passant, m'est fort agréable.

Souriant à Owen de ses dents d'un blanc éclatant, elle se mit en marche avec le jeune homme pour aller dans les jardins. Leur parfum enivrant lui avaient plus manqué encore qu'une bouteille d'hydromel à un alcoolique venant à peine de désoûler.

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Tous deux descendirent aux jardins et, pendant le trajet, la jeune demoiselle fut tout oreilles tandis que son agréable compagnon s'exprimait à son tour au sujet des ambitions. Les idées et opinions du Tyssier semblaient semblables aux siennes, si bien qu'elle pouvait parler plus librement que si elle eut été en compagnie d'une personne aux toutes autres pensées. Owen semblait avoir les mêmes rêves et ambitions qu'elle, et cette probabilité sembla se concrétiser lorsqu'il acheva sa tirade de deux phrases qui firent sourire la jeune colombe. Elle tarda à répondre, laissant quelques secondes de silence pour être sûre de captiver toute l'attention du jeune homme. Elle tourna lentement la tête vers lui, il souriait aussi. Détournant son regard de lui, son sourire se fit en coin.

-Vous semblez avoir presque toutes les cartes en main pour atteindre votre but. Il ne vous en manque qu'une seule. Elle marqua une courte pause, et reprit. Cette carte est en ma possession.

Elle n'ajouta rien, le message était plus que sous-entendu. S'il était si intelligent qu'il semblait l'être, il comprendrait bien vite que la demoiselle de l'Ouest jouait au même jeu que lui. Ils arrivèrent bien vite aux jardins du Donjon Rouge. Immédiatement, son visage s'éclaira. Tandis qu'ils marchaient tranquillement, l'araignée posa une question qui fit frémir la jeune colombe. Lui jetant un regard amusé, elle dit doucement :

-Il semblerait que les hommes pâles nous aient également faussé compagnie.

Il vanta la beauté des jardins de Hautjardin, ce qui fit sourire Silithia. Elle était allée une fois à Hautjardin, mais jamais n'avait pu en admirer les jardins, à son grand regret. Lorsqu'il eut fini de parler, elle se sentit victorieuse. Elle pouvait le considérer comme son allié, elle se l'était fourré sans aucun problème dans la poche. A nouveau, son visage de Lady parfaite accompagné de sa face cachée quelque peu révélée lui avait permis d'obtenir une forme de confiance de quelqu'un. Mais il ne s'agissait pas là de n'importe qui, c'était là un héritier ambitieux et qui semblait à la hauteur de ses espérances. Il suffirait d'encore quelques paroles et elle saurait juger si, oui ou non, il était un bon parti.
Elle sourit lorsqu'il s'arrêta pour sentir certaines fleurs sans pour autant lâcher son bras. Il lui montra alors une araignée. Certaines dames auraient pris peur, auraient crié, auraient reculé ou même sursauté. Mais Silithia ne broncha pas. Elle sourit doucement et écouta ce que lui disait Owen.

Ce qu'il disait, elle le comprit sans peine. Préférant user de métaphores et de grandes phrases si poétiques qu'explicites, le jeune blond suggérait que leurs maisons pourraient former une alliance. Et pour sceller cette alliance, quoi de mieux qu'un mariage ? Elle réfléchit quelques instants à ce qu'elle pourrait bien répondre à cela, et se dit qu'il semblait avoir tout ce qu'il fallait pour être digne d'elle. Elle porta un regard vers la mer qu'elle apercevait de là où elle était et répondit doucement.

-Les navires de Belcastel sont beaux et rapides. Celui qui osera les comparer à une simple barquette passera très certainement au fil de la lame de l'un des gardes de mon père. Notre flotte ne craint pas les flots ravageurs, ni rien d'autre. Nous possédons quinze navires, tous prêts à faire voyager les araignées si elles sont prêtes à nous accueillir au sein de leur toile.

Le message était suffisamment clair. Si les trois bateaux de la maison Farman et l'araignée de la maison Tyssier venaient à s'allier, ils iraient bien plus loin que seuls. Mais cette simple réponse ne suffisait pas réellement, si bien que la colombe porta doucement sa main au visage de l'araignée.
Laissant ses doigts courir sur sa joue, un sourire glissant sur ses lèvres et ses yeux fouillant le regard du jeune homme avec minutie, elle se plaça doucement face à lui. Elle lui posa alors une question à mi-voix. Son ton était plus doucereux que jamais. S'il était vraiment intéressé il lui donnerait la réponse attendue par la jeune fille. Ensemble, ils auraient toutes les cartes en main pour atteindre leurs objectifs respectifs.

-Qu'en pensez-vous, très cher ? Cela vous serait fort bénéfique, à moi aussi. Et il n'y aurait plus de secrets entre nous, nous irions bien plus loin. N'ai-je pas raison ?

Ses doigts glissèrent encore quelques instants sur sa joue, puis elle ôta sa main du visage du jeune homme pour venir effleurer son pendentif, qui représentait un bateau et qu'elle portait avec fierté. Elle le regardait, un éclat de fierté et de détermination dans les yeux ; il ne pourrait lui résister.

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Une mèche de ses cheveux était venue pendre négligemment devant ses yeux clairs, se balançant lentement comme une araignée au bout de sa toile. Le jeune Tyssier se permit de la remettre à sa place, la regardant dans les yeux. C'était une véritable lutte entre mers et glaciers. Les sourcils haussés et un fin sourire étirant ses lèvres, la demoiselle de l'Ouest ne laissa pas son regard quitter celui de l'araignée. Chaque fois que quelqu'un soutenait son regard, elle ne baissait jamais les yeux la première. D'abord, Owen complimenta son bijou, ce qui la fit sourire davantage. Elle l'écoutait en silence, et sourit lorsqu'il dit avoir besoin d'obtenir l'autorisation du capitaine. Son père. Oh, Silithia ne se faisait aucun soucis à ce niveau-là, elle obtiendrait ce qu'elle souhaiterait en temps et en heure de son père. Elle avait la douce impression que son père n'était qu'un pantin sur une grande scène, et qu'elle était dans les loges, à tirer les ficelles.

-Ne vous inquiétez pas pour cela, je saurai me charger de mon père. Il vous donnera son consentement sans causer le moindre problème.

Owen conduisit la jeune demoiselle vers un endroit plus discret, là où le soleil ne perçait pas l'épaisse muraille que constituaient de hautes plantes. Il se montra soudain moins doux et galant, parlant alors d'une voix bien plus franche et neutre. Lâchant son bras, Silithia se posta face à elle. Lui cachait-elle des choses ? Oui, une chose : son frère était la personne la plus insupportable qu'il lui ait été donnée de voir. Si elle n'avait pas été une Lady, elle se serait permis de le traiter ouvertement comme ce qu'il était, de con et de bien d'autres choses auxquelles une Lady ne devrait même pas penser. Il avait quelque chose qui, visiblement, était assez important, mais il ne pouvait en parler dans les jardins.
C'était compréhensible, nombre d'yeux et d'oreilles indiscrets venaient à se « perdre » dans ces jardins, et il aurait été bête qu'il dise ces choses ici. Il voulait qu'elle lui dise ce qu'elle avait à dire et qu'elle ne lui cache rien. Soit. Elle parlerait, mais pas ici de toutes manières. Elle réfléchit un instant puis dit d'une voix toujours douce mais un peu plus sûre d'elle :

-Pas ici. Nous pourrons aller à mes appartements, personne n'aura l'idée d'écouter à ma porte.

Owen saisit son pendentif avec douceur. En général, elle n'aimait pas qu'on le touche car il était un vieux cadeau de sa mère, mais elle ne broncha pas pour autant, le laissant faire. Aucun sourire ne fendait son visage, à cet instant précis, mais elle apprécia silencieusement et sans le montrer le contact de la main du jeune Tyssier sur sa joue. Il se rapprochait d'elle, et elle put alors détailler un peu les trains de son visage. Son front haut, ses yeux bleus brillant d'intelligence et ses lèvres aux commissures tombantes. Ce visage, encadré de cheveux mi-longs et blonds foncé, donnait un ensemble charmant.
Lorsqu'il pencha son visage vers elle, elle n'hésita qu'une fraction de seconde avant de franchir les quelques centimètres qui séparaient leurs visages. Cette distance parcourue, ses lèvres se posèrent avec douceur contre celles du jeune homme. Il voulait sceller leur accord par un baiser ? Alors elle lui montrerait qu'elle était pas seulement intelligente. Elle le rendrait fou, comme elle s'amusait à rendre tous les hommes à son goût fous d'elle. Elle ne se contenta pas d'un simple effleurement de leurs lèvres, prolongeant le baiser pendant encore quelques secondes. L'une des mains de Silithia vint se poser sur la joue du jeune homme puis remonta jusqu'à effleurer ses cheveux avec douceur. Satisfaite, elle recula d'un pas, détachant ses lèvres des siennes et ses mains du visage de l'araignée. Sur les traits de son visage, le masque d'indifférence qu'elle avait revêtu lorsqu'ils avaient choisi de parler franchement se changea en un masque de parfaite Lady innocente et douce, celle qu'il avait rencontrée peu de temps avant.

Se redressant et posant ses yeux de glace sur Owen, elle le saisit doucement par le bras et l'entraîna à sa suite, se dirigeant vers ses appartements. A nouveau, ceux qui la regarderaient ne verraient que la jeune demoiselle de l'Ouest, heureuse de vivre et qui ne pensait pas à un jour mourir. Ils verraient une douce enfant naïve, mais qui devenait femme. Quels idiots.

Arrivée à sa porte, elle ouvrit doucement celle-ci. Il n'y avait personne et tout était impeccable. Le lit avait été fait soigneusement, sa lampe à huile était éteinte et posée sur une table de chevet. Sur une petite table dans un coin de la chambre, un pichet de vin vide était posé. Silithia aurait pesté si elle eut été seule -quelle idée de laisser là un pichet vide ?-, mais même si elle s'était partiellement dévoilée auprès d'Owen, elle gardait une partie de sa personnalité cachée au monde tout entier. Elle s'assit sur le lit et le regarda.

-Asseyez-vous si vous le souhaitez, souffla-t-elle.

Ses yeux de givre, ses lèvres comme aucune autre partie de son corps ou de son visage ne trahissait son impatience. Elle voulait aller droit au but, et n'aimait pas qu'on la fasse attendre. Elle s'efforça de ne pas laisser son impatience la trahir, ce qui ne lui demanda pas trop d'efforts en soi, tant elle avait l'habitude de cacher la moindre de ses émotions, aussi demanda-t-elle d'une voix posée :

-Que souhaitiez-vous me dire de si important ? J'aurai aussi quelque chose à dire, mais parlez en premier.

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Silithia savait que le jeune homme se douterait bien qu'elle n'était pas si pure que se devait de l'être une demoiselle de son rang avant un mariage. Elle avait laissé de côté son vœu de chasteté depuis peut-être plus d'un an maintenant, s'adonnant aux plaisirs de ce mondes que l'on s'efforçait de refuser aux dames. Elle s'en fichait quelque peu ; pourquoi donc les empêcherait-on de profiter comme le faisaient les hommes ? Il la suivit jusqu'à ses appartements sans rien dire de plus, mais ne s'assit pas tout de suite. La demoiselle observait le moindre de ses gestes avec beaucoup d'attention, dans le silence le plus total, tandis qu'il faisait courir ses doigts sur le mur de pierre comme elle l'avait fait contre sa joue quelques minutes plus tôt. Il s'installa vers le rebord d'une lucarne. D'abord, son regard parcourut tout ce qui s'offrait à sa vue à l'extérieur, puis il reporta son regard vers Silithia. Il parla. Enfin.

Elle écouta attentivement tout ce qu'il avait à dire, sans placer le moindre mot. Mais sur son visage doux, elle laissa une mine désolée prendre place. Il vint s'asseoir à ses côtés et posa sa main sur celle de la demoiselle. Il l'invita à prendre la parole à son tour. Elle réfléchit quelques instants, le temps à la fois d'avaler tout ce qu'il venait de lui révéler, mais aussi pour savoir que lui dire. Le père d'Owen était apparemment un meurtrier, et si elle épousait l'héritier de Froide-Douve, elle devrait s'attendre à le perdre si le Lord actuel n'était pas démis de ses fonctions. Elle tourna ses yeux de glace vers le jeune homme, et pressant doucement sa main de la sienne, elle lui répondit enfin.

-Tout d'abord, je suis navrée pour votre mère et vos frères. Je ferai tout pour vous aider à condamner cet homme pour ses crimes. Nous y arriverons.

Sa voix se fit plus douce qu'avant. Elle appuya ses paroles d'un regard profond et elle réfléchit à nouveau à propos de son frère. Que dire ? Que faire ? Son frère n'était ni plus ni moins qu'un danger pour sa sœur, son père et elle. Elle devait l'écarter, par tous les moyens, de sa famille. Elle hésita de longues secondes avant de continuer, baissant les yeux. Dans son esprit, elle se repassa incessamment tout ce que son frère avait pu dire. Combien elle était idiote, que sa sœur n'était qu'une meurtrière... Elle releva doucement la tête, plantant à nouveau son regard dans celui du Tyssier et se penchant doucement vers lui. Elle se décida à y aller assez franchement, d'une voix pourtant plus basse.

-Mon frère est un danger pour ma sœur, mon père et moi-même. Lorsque ma sœur est née, ma mère est tombée malade. Elle est morte peu de temps après, et mon frère nous a jugées responsables, ma sœur et moi. Il dit que nous étions des enfants terribles, et que si nous n'étions pas nées, ma mère serait encore là aujourd'hui. Ma sœur ne m'a jamais adressé le moindre sourire, elle n'ose pas regarder mon père et mon frère en face. Mais mon frère a toujours tout fait pour nous mettre dans l'embarras et je crois qu'il veut nous supprimer. Elle, par vengeance, et moi, par prudence. Il sait que je souhaite hériter de la maison, et il sait que je suis prête à tout pour obtenir ce que je souhaite. Tant qu'il est près de moi, je ne suis pas en sécurité. Et il me suit presque partout pour s'assurer de mes moindres faits et gestes.

Elle poussa un petit soupir et baissa doucement la tête. Elle aurait voulu avoir un frère aimant, qui aurait joué avec elle dès sa plus tendre enfance. Elle aurait voulu pouvoir tout partager avec lui, mais tout en avait été autrement. Elle voyait tous ces hommes qui portaient en leur cœur leur sœur, les regrettant amèrement lorsqu'ils devaient s'en aller. Ses yeux affrontèrent à nouveau ceux de l'araignée, mais avec un peu plus de difficulté cette fois-ci.
Elle joint sa deuxième main à celle d'Owen, et elle se tourna complètement vers lui.

-Je ne peux pas le laisser faire de mal à ma sœur ou à mon père. J'aurai besoin de vous. J'espère que j'ai raison de vous faire confiance, autrement je ne me le pardonnerais pas.

Elle avait peur pour sa famille plus que pour elle, mais ne laissait pas cette crainte la trahir. Ses yeux ne cessaient de fouiller le visage et le regard de Owen à la recherche de quelque chose ; là où certains hommes étaient des experts pour déceler des trésors, elle décelait sans peine les mensonges et traîtrises. Elle n'avait jamais parlé de ses inquiétudes au sujet de son frère auparavant, et espérait juste qu'Owen ne lui aie pas menti sur ses intentions et sur ses ambitions.

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Les doigts du Tyssier et ceux de la demoiselle de l'Ouest s'enlacèrent, donnant alors un peu de courage à Silithia. Lorsqu'elle se fut lancé et qu'elle eut expliqué quel était le problème la rongeant, il caressa sa main avec douceur et s'exprima avec plus de sincérité. Ce qu'il dit arracha à la demoiselle un petit sourire, puis sans lui laisser le choix cette fois-ci, il l'embrassa. Bien qu'elle ne s'y attendait pas, elle ne refusa pas le baiser. L'une des mains de Silithia remonta vers le visage du jeune homme et ses doigts glissèrent de sa joue à ses cheveux avec douceur. Le bout de ses doigts vint se perdre dans une mèche de cheveux du jeune homme. Lorsqu'Owen mit fin au baiser, au bout de quelques secondes, elle lui caressa encore la joue avec une infinie douceur, pendant une dizaine de seconde, son regard de glace plongé dans celui de celui qui partagerait sans doute le restant de ses jours. Elle retira finalement ses mains du visage de l'héritier Tyssier. Si quelqu'un eut vu ce tableau, il aurait pensé voir là deux jeunes tourtereaux amoureux à n'en plus finir. Mais ce que le spectateur ne saurait pas, c'est que leur mariage ne serait pas un mariage d'amour. Il se releva, refit le tour de la pièce, et s'adressa finalement à la demoiselle. Elle ne répondit pas tout de suite, puisqu'il n'avait pas tout à fait fini de parler.

Il souhaitait qu'elle rencontre sa sœur. Cultivée, douce et naïve ; une véritable petite lady, en soi. Cette courte description lui faisait penser à sa propre sœur. Il lui demanda plus de renseignements au sujet d'Iline, de Sebaston. Elle ne réfléchit qu'un instant avant de répondre à ses premières questions.

-Vous pourrez rencontrer mon père dès que vous le souhaiterez. Je suppose qu'il est actuellement à ses appartements, il a demandé à s'y faire installer un bureau pour pouvoir traiter de ses affaires. Ce serait un plaisir, que de vous compter parmi nous à table. Je suis sûre qu'ils seront tous heureux de vous rencontrer. Je pense que nous pouvons nous tutoyer en privé, en effet.

Elle lui sourit doucement et réfléchit mûrement avant de parler. Que dire de sa sœur ? Silithia n'avait aucune idée de tout ce qui pouvait passer par la tête de l'enfant tant elle était renfermée sur elle-même. Et son père, lui, n'était presque que le pantin de la jeune colombe. Elle obtenait toujours ce qu'elle voulait car, à force de manipulation et de sourires parfaits, il ne la voyait que comme un doux volatile au pelage immaculé, sans défaut. Il ne savait rien du véritable visage de sa fille, mais était plus que fier d'elle.
Elle médita encore quelques secondes sur ce qu'elle pouvait répondre, remettant bien toutes ses idées en place, puis elle tourna son regard vers la fenêtre sur le bord de laquelle Owen s'était assis.

-Ma sœur se nomme Iline. Elle n'a que quatorze ans, mais est très certainement plus mature que toutes les demoiselles de son âge. Elle est, comme ta sœur, douce et naïve. Mais c'est surtout une jeune fille très timide, renfermée sur elle-même et, je suppose, très mal dans sa peau. Depuis que ma mère s'est éteinte, notre frère, Gared, n'a de cesse de la blâmer pour ce « crime ». Elle est mon inverse le plus total, tant physiquement que mentalement. C'est fou de se dire qu'elle est ma sœur biologique. Là où je suis blonde et que mes yeux sont bleus, elle est brune aux yeux bruns. Là où je mens très bien, elle est d'une sincérité sans failles. Je ferais tout pour la protéger, même si je doute qu'elle me porte en son cœur. Elle a si peur, d'un rien...

Ces dernières phrases furent prononcées plus doucement, dans un souffle. Silithia, si elle rêvait d'être liée tant par le sang que par le cœur à son frère, souhaitait plus que tout que sa sœur l'aime. Mais comment était-ce possible, alors qu'elle l'avait royalement ignorée lors des premières années de sa vie ? Le temps perdu se rattrapait-il ? Elle n'attendit que quelques secondes avant de reprendre.

-Mon père fréquente plus ou moins tous les nobles de l'Ouest, et je sais qu'il doit avoir d'assez nombreuses fréquentations dans tout Westeros, étant donné qu'il cherche à faire s'étendre notre maison. Il est possible qu'il aie conservé un contact certain avec les Mallister. Ma mère est née Mallister. J'ai moi-même quelques contacts avec des maisons nobles assez importantes, si cela t'intéresse.

Silithia détestait parler de sa mère. Elle ne savait même pas si celle-ci l'affectionnait ou non. Myriah l'avait d'abord aimée puis, constatant qu'elle n'avait aucun trait physique en commun avec sa fille, elle l'avait finalement rejetée. Portant son regard vers Owen, elle reprit la parole.

-Et toi, qu'as-tu à me dire à propos de ta famille ? Ta sœur, les contacts de ton père... Dis-moi tout. Tes secrets sont les miens, et mes secrets sont les tiens.

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Owen écouta ce que dit Silithia sans l'interrompre, puis prit la parole à son tour. La demoiselle était toute ouïe, ne prononçant pas mot tandis que le jeune homme lui donnait le nom des maisons avec lesquelles il entretenait des relations. Lorsqu'il eut fini, elle prit quelques secondes pour réfléchir à quels étaient ses véritables relations. Les Clifton, bien qu'il s'agisse d'une petite maison de chevaliers, étaient vassaux de la maison Farman. Deux hommes de la maison Clifton pouvaient aider à faire parler des Farman, l'un étant un garde personnel de lady Margaery Tyrell et l'autre étant étant un chevalier au service de lord Stannis Barathéon. Tournant la tête vers Owen, elle écouta attentivement ce qu'il avait à dire d'autre.

Silithia l'observa et, remarquant son regard compatissant, elle craignit d'abord le pire. Finalement, ce qu'il dit n'était pas si terrible, sauf pour son père. La jeune colombe savait que, si elle n'était pas encore mariée à ce jour, c'était car son père la gardait jalousement sur son île. Il avait cependant dû se résoudre à la présenter comme mariable, prêt à accueillir les propositions de jeunes hommes parfois trop ambitieux. Mais si il attendait plus longtemps, elle pourrait éventuellement être jugée légèrement trop âgée pour être mariée. La plupart des demoiselles avaient déjà prononcé leurs vœux vers leurs quinze ans.
Le jeune Tyssier pensait que n'importe qui pouvait manipuler son père à sa guise mais elle ne savait que trop bien la vérité, son père écoutait sa fille plus que quiconque, et elle seule décidait dans quel sens il devait aller. Elle eut un pincement au cœur pour Sebaston lorsque son futur époux suggéra qu'Iline s'installe aussi à Froide-Douve. Il développa quelque peu l'idée, disant que la compagnie de sa sœur pourrait peut-être la dérider. Elle hocha simplement la tête avec lenteur, comme s'il lui était compliqué d'avaler une idée pareille.

-Ce n'est pas une mauvaise idée en soi, mais mon frère doit aussi être éloigné de mon père par tous les moyens possibles. J'avais déjà suggéré de l'envoyer comme écuyer auprès du frère de mon oncle par alliance, ou de le faire entraîner pour qu'il devienne soldat. Mon père a plusieurs fois tenté de le convaincre qu'il s'agissait là de voies intéressantes. Gared n'a jamais voulu, il lui disait qu'il voulait être un aussi bon lord que lui. Il constitue un danger tant pour Iline et mon père que pour moi. Si il arrivait quoi que ce soit à ma famille, par la faute de mon frère, je m'en voudrais infiniment.

Elle porta sa main à son visage, enroulant lentement une mèche de cheveux autour de son doigt, tandis que ses yeux fixaient inlassablement le sol. Plongée ainsi dans ses pensées, elle cherchait à tout prix un moyen d'éloigner le danger que constituait son frère. Il avait cessé d'éprouver le moindre sentiment positif pour sa famille lorsque leur mère avait rendu son dernier souffle. Ça avait été un véritable drame pour toute leur famille, les affectant tous d'une manière ou d'une autre. Sebaston était tombé dans une profonde dépression, Gared s'était laissé aveuglé par des envies de pouvoir et de vengeance, Iline s'était renfermée sur elle-même et Silithia s'était fabriqué un masque de lady parfaite pour cacher toutes ses émotions.
Plus de véritables larmes, peu de sourires sincères, d'innombrables paroles en l'air, nombre de promesses non tenues, elle vivait dans l'hypocrisie, elle était l'hypocrisie même.

Elle redressa doucement la tête pour regarder Owen. Elle s'était engagée à le suivre et à l'aider, à se faire aider de lui, et bien que ce n'était pas encore officiel aux yeux du monde entier, aux yeux de son père et du reste de sa famille, aux yeux des Sept non plus, elle avait scellé leur engagement par un baiser. Redressant doucement son corps tout entier pour maintenir son dos bien droit, elle lui jeta un regard à la fois franc et confiant, qui n'était cette fois-ci pas un mensonge créé et monté de toutes pièces.

-Tu as certainement raison, Iline aurait meilleur temps de venir avec nous à Froide-Douve. Elle sera ainsi hors de danger par rapport à Gared, qui aura plus de mal à s'en prendre à mon père qu'à une enfant. Je parlerai du mariage d'Iline à mon père, et je saurai le faire dire oui. J'ai toute l'emprise du monde sur lui, il me parle toujours de tout avant de faire les choses. Nous y arriverons.

Elle accorda un sourire encourageant au jeune homme, sourire qui ne se crispa pas par sa simple volonté. Elle ne montrait jamais le moindre signe de faiblesse ou de gêne, mais le mot « nous » était une nouveauté pour elle. Elle était quelque peu égoïste, certainement parce que son père semblait fonder tous ses espoirs sur elle plutôt que de les partager également entre ses trois enfants. Elle avait l'habitude de se projeter tant vers l'avant que vers le haut par ses propres moyens, pour elle et elle seule. Cette fois-ci, elle devrait faire des efforts. C'était donc en partie ça, se marier ; combattre l'égoïsme.

La jeune colombe se demandait tout de même comment son père accueillerait la nouvelle du « premier amour » de sa fille. Elle avait lu cela dans les livres, mais il ne lui avait jamais semblé voir quelqu'un d'amoureux. L'amour, quelle chose idyllique, disait-on. Des sourires à n'en plus finir, parfois même des larmes de joie. Et les yeux brilleraient tant qu'on les croirait remplis de milliards d'étoiles. C'était très étrange, aux yeux de la demoiselle. Et si cet amour dont on lui avait tant parlé, qu'elle avait tant lu dans des contes, n'était qu'une simple légende ? Elle regarda Owen, quelque peu sceptique. Elle se sentait ignorante, pauvre fille qui ne savait rien de l'amour et qui passait à côté de quelque chose d'extraordinaire. Elle soupira.

-Si tu veux que l'on parvienne à convaincre mon père de te laisser m'épouser, il faut qu'on parvienne à lui faire croire que nous sommes fous l'un de l'autre. Pour qu'il te donne son consentement, il suffira d'avoir l'air amoureux deux fois seulement et après ça, tout sera bon.

En temps normal, elle aurait ri de la situation, mais à ce moment-là, c'était une sorte de gêne qui l'étreignait toute entière. Ils devaient avoir l'air amoureux. Si Silithia s'était toujours montrée en petite lady parfaite, chantant si bien certains classiques, qu'elle tissait de belles écharpes, elle devait aussi savoir aimer. Elle aimait tendrement son père et sa sœur comme on aime un père et une sœur, mais l'amour sincère lui était tout bonnement inconnu. Elle avait montré nombre de facettes de sa personnalité, pouvant se donner un air triste, compatissant, encourageant, autoritaire ou bien d'autres à sa guise ; elle n'avait jamais dû faire semblant d'aimer, et devait alors poser le pied en terrain inconnu...

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Tout ce que dit Owen était plutôt intelligent et censé. Elle l'écouta avec toute l'attention du monde, puis médita sur ses paroles. Oui, c'était rusé. Quitter Belcastel ferait croire à Gared que Silithia renonçait à son héritage, et il serait bien moins sur ses gardes par rapport à elle. Un sourire discret fendit son visage à l'instant où il eut achevé sa dernière phrase. Elle hocha positivement la tête et détourna un instant son regard de lui pour observer la fenêtre entrouverte. Une légère brise s'infiltrait dans la pièce par cette ouverture, venant lui chatouiller les reins et lui arracher quelques frissons. Après qu'elle eut parlé de l'amour qu'ils devraient simuler, il dit ne pas être expert en cette matière. Elle jura intérieurement, craignant de ne pas y arriver, mais bientôt, l'araignée se mit à jouer un petit manège qui fit sourire la demoiselle. Elle ne parvint pas à retenir un tout petit rire, qui franchit la barrière de ses lèvres et partit s'envoler tel un volatile au plumage immaculé.

Le regard d'Owen glissa en sa direction, puis se posa vers la table, avant de revenir à elle. Il afficha un sourire timide que Silithia ne lui aurait imaginé et qu'elle trouva terriblement attendrissant. Il s'avança vers elle et elle lui tint les mains, tandis qu'il s'agenouillait face à elle. Il la regarda dans les yeux avec une douceur sans pareille. A l'instant même, on aurait cru voir un jeune homme tenant les mains d'une dame pour la première fois de sa vie.
Elle accueillit sa fausse déclaration avec un sourire angélique. Il l'embrassa avec tant de douceur et avec un air si timide qu'elle en vint presque à se demander si leurs lèvres s'étaient seulement effleurées. Il se releva et arbora un sourire satisfait.

Le sourire de Silithia se crispa, et elle se garda de le cacher ; en réalité, du tremblements de ses lèvres aux larmes très discrètes qui perlaient au coin de ses yeux tout en les faisant briller, tout avait été choisi et contrôlé. Le rosissement de ses pommettes et ses mains frémissantes qui tenaient du bout des doigts celles du jeune homme étaient bel et bien volontaires. Elle reprit sa respiration à plusieurs reprises avant d'oser croiser le regard d'Owen. Elle se prêtait volontiers à un tel jeu. A mi-voix, ses paroles prononcées d'une voix tremblante, elle se lança.

-Si l'on m'eut dit qu'un jour je trouverais un homme tel que vous, capable de comprendre le moindre de mes ressentis et apte à m'aider face au moindre problème, je pense que j'aurais ri à gorge déployée. Vous êtes tout ce dont j'ai toujours rêvé, le prince de mes rêves d'enfant, celui dont j'ai toujours voulu croiser le chemin. Ne remercierai-je jamais assez les Sept pour m'avoir permis de vous rencontrer, messire. La simple vue de vos yeux au travers desquels je peux voir tous les océans du monde me fait frémir. Je crois bien que vous m'êtes bien plus précieux que tout ce qui ait été en ma possession, et que vous m'êtes plus nécessaire encore que l'air qui m'est vital. Je ne trouverai jamais les justes mots pour vous le dire, Owen, mais je vous aime d'un amour inégalable.

Doucement, elle se leva pour lui faire face. Se mettant presque sur la pointe des pieds, elle laissa ses lèvres effleurer celle du jeune homme. L'une de ses deux mains vint glisser sur l'épaule d'Owen, et l'autre glissa sur sa joue pour prolonger quelque peu le baiser. Lorsqu'elle se recula, son regard rendu fiévreux par quelques désirs charnels ne semblait annoncer que de réels sentiments pour celui qu'elle venait d'embrasser. Qui d'autre, à part lui, se douterait que ce n'était là qu'un pur et simple mensonge de plus sur sa liste ? Elle retira lentement sa main du visage du jeune homme.

La douce colombe ne put s'empêcher d'afficher sa fierté par le biais d'un sourire qui lui donnait l'air bien sûre d'elle. Elle contourna son futur époux, posant ses mains dans son dos, les faisant glisser lentement jusqu'aux épaules du jeune homme et se plaçant derrière lui. Elle souffla doucement :

-J'espère que je suis assez crédible.

Son sourire s'était fait taquin, peut-être même un brin provocateur, mais Silithia n'était pas si pure que ce qu'elle laissait penser. Ses yeux brillaient de détermination ; elle obtiendrait ce qu'elle voulait tout comme elle avait toujours obtenu tout ce qu'elle voulait. Et elle voulait qu'Owen soit fou d'elle comme d'autres hommes l'avaient été. Elle parviendrait bien à le faire craquer.
« Aucun homme n'est infaillible », lui avait-il dit.

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Le jeu devenait de plus en plus drôle. Après qu'elle lui eut fait son petit numéro de jeune lady tombée follement amoureuse de lui, et après qu'elle l'eut embrassé chastement, elle le sentit quelque peu différent, comme si ses charmes agissaient enfin sur lui. Elle le savait bien, celui qui serait sans doute son époux et dont elle porterait le nom jusqu'à ce que toute lueur de vie ne quitte ses yeux, ne pouvait être celui qui lui résistait le plus. Elle refusait que cela soit possible. Jusqu'ici, aucun homme ne lui avait vraiment résisté. Lorsqu'elle passa derrière lui, caressant ses épaules, il rit. Elle ne s'attendait pas à cette réaction -mais ne se laissa pas déconcerter pour autant-, étant habituée à des hommes plutôt fougueux. Un peu de diversité ne lui ferait pas de mal. Il tarda à répondre à son geste, mais se retourna finalement pour lui caresser la joue avec douceur. Un mince sourire étirant les lèvres de la demoiselle, elle inclina quelque peu la tête et ferma les yeux l'espace d'un instant. D'abord, elle crut qu'il allait l'embrasser une fois de plus mais, au dernier moment, ses lèvres effleurèrent sa joue puis s'arrêtèrent au niveau de son oreille. Elle ferma les yeux et logea doucement son visage au creux du cou du jeune homme. Elle releva la tête, rit doucement à ses paroles.

-Alors ne me résiste pas.

Elle avait susurré ces mots tout contre les lèvres du jeune homme sans qu'elle ne l'embrasse, et elle apprécia le contact de son corps contre le sien. Les baisers qu'il déposa dans son cou avec douceur, comme une traînée de poussière sur un sol neuf, la firent sourire plus encore. Elle savoura les quelques instants pendant lesquels les mains d'Owen glissèrent dans son dos jusqu'à se poser sur son postérieur. Relevant la tête vers lui, elle afficha un sourire amusé. Quelle audace. Mais il mit fin à leur contact brusquement, retournant s'installer vers le rebord de la fenêtre.
Elle comprit immédiatement le message. Il ne se laisserait pas conquérir si simplement, mais les charmes de la demoiselle agissaient tout de même sur lui. Un sourire en coin, elle se rassit sur le lit tout en l'observant, le regard pétillant de malice. Elle se promit de le rendre fou, à un moment ou à un autre. Elle finirait bien par y arriver, qui donc serait capable de lui résister ?

Ce qu'il dit d'abord lui fit froncer quelque peu les sourcils puis elle leva doucement les yeux au ciel, son sourire ne quittant pourtant pas ses lèvres. Il parlait du grand saut, et elle voyait bien de quoi il voulait parler. Mais elle avait déjà franchis le pas depuis bien longtemps. Elle n'allait pas non plus le crier sur tous les toits, seuls les hommes qui avaient partagé son lit le savaient. Elle trouverait bien une excuse pour justifier le fait qu'elle ne saigne pas. L'équitation, quel bon prétexte.
Elle le regarda et répondit à ses nombreuses questions.

-Le vin sera bien vu, assura-t-elle. Mon père t'accueillera chaleureusement. Pour ce qui est de mon frère, je n'ai aucune idée de quelle sera sa réaction.

Saisissant le bras que lui tendait le Tyssier, elle lui sourit doucement et quitta la chambre d'un pas léger. Elle ferma soigneusement la porte derrière eux, et ils se mirent en route vers la chambre du jeune homme. En chemin, ils croisèrent une servante à qui Silithia demanda de rajouter un couvert à la table de Lord Farman. Peu de temps après, il arrivèrent aux appartements du Tyssier et, une fois en possession d'une bouteille de la Treille Auré, elle le conduisit vers la salle où était dressée, comme toujours, une table qu'occupait souvent la famille venue de Belle-Île. A peine aperçut-elle la porte qu'elle se tourna vers Owen.

-Ça se joue maintenant... Bon courage, souffla-t-elle avec un sourire quelque peu amusé sur les lèvres.

Elle l'entraîna à sa suite et elle ouvrit la porte avec douceur. Le léger grincement de celle-ci fit lever les yeux de la tablée. Voyant sur elle les regards de son père, de sa sœur, de son frère et de la camériste des deux jeunes filles -elle avait toujours été invitée à leur table car elle avait été élevée en même temps que Gared et le lord la considérait presque comme sa fille-, elle leur adressa un sourire radieux. Elle lâcha doucement le bras de son compagnon, et s'avançant rapidement dans la pièce, elle inclina respectueusement la tête et entreprit de présenter l'héritier de Froide-Douve.

-Père, Owen Tyssier. Puis se tournant vers Owen pour lui présenter sa famille. Mon père, lord Sebaston Farman, mon frère Gared, ma sœur Iline et notre camériste à Iline et moi, Shana.

Elle entraîna doucement Owen jusqu'à deux chaises vides qui se trouvaient face à Iline et Gared. Silithia s'assit à côté de son père, qui était en bout de table, et invita l'araignée à prendre place à ses côtés. Face à elle, Iline gardait la tête baissée et, à côté d'elle, Gared regardait les deux jeunes gens qui venaient de s'installer avec un certain dédain.

-C'est un plaisir de vous rencontrer et de vous accueillir à notre table, dit Sebaston.
-Un réel plaisir, railla Gared.

Sa voix était infiniment froide. Silithia leva les yeux vers lui, réprimant une mine haineuse pour ne garder qu'un sourire aimable. Elle semblait imperturbable. Bientôt, quelques servants arrivèrent pour servir à manger à toute la tablée. Un long silence s'était installé, Gared ayant jeté un froid. Silithia jeta un petit regard doux et tendre à Owen, laissant les traits de son visage lui donner l'air d'une enfant douce et naïve, tombée éperdument amoureuse de ce jeune homme qui se trouvait à côté d'elle. Son frère aîné l'observait, les yeux plissés, comme s'il cherchait à percer la coquille de sa sœur, comme s'il cherchait à percer la vérité...

-Père, dit doucement Silithia, saviez-vous que Froid-Douve n'était pas si loin de Belcastel que ce que j'imaginais ?

Sebaston leva lentement les yeux vers sa fille et, laissant un sourire bienveillant prendre place sur ses lèvres, il déplaça son regard vers Owen. Silithia vit là une manière de faire comprendre à son père que « quelque chose » se passait entre les deux jeunes gens. A son tour, elle tourna les yeux vers Owen et, posant doucement sa main sur la table, elle l'invita d'un léger mouvement des doigts à la prendre. Ce simple geste ferait peut être comprendre au maître de la maison Farman que sa fille avait certainement trouvé celui qu'elle pensait digne d'être à ses côtés pour le restant de ses jours.

-J'imagine que vous êtes l'héritier de la maison Tyssier. Je me trompe ?

La jeune colombe le regarda avec douceur, et sourit en voyant la mine plutôt avenante de son père. A ce moment, tout s'annonçait plutôt bien.

An 299 • Lune 1 • Semaine 3 • Jour 4.

Elle ne savait que trop bien que jamais elle ne manipulerait le jeune Tyssier comme elle le faisait avec son père, mais ferait tout pour avoir ne serait-ce qu'une légère influence sur lui. Elle n'y manquerait pas. Elle sourit tendrement lorsqu'Owen offrit le vin à son père, et observa la réaction de l'intéressé. Il se saisit doucement la bouteille entre ses mains pour la déboucher, et souriant, il se tourna vers leur invité.

-C'est fort aimable à vous, je vous en remercie.

Silithia laissa son regard divaguer quelque peu vers Owen, et elle frémit lorsqu'il prit ses mains, le rouge lui montant quelque peu aux joues. L'araignée, qui avait pu voir le « vrai visage » de la demoiselle, aurait pu trouver drôle qu'elle revêtisse ce masque de parfaite et douce enfant naïve lorsqu'elle se trouvait face à son père. Elle aurait tout fait pour lui, cet homme qui avait été là pour elle lorsqu'elle était seule et qui l'avait soutenue lorsqu'elle avait perdu sa mère et lui sa femme. En la simple présence de son père, la jeune colombe se débarrassait des tâches noires qui parcouraient son plumage blanc, redevenant plus pure et innocente que jamais, redevenant l'enfant qui avait séduit et attendri Sebaston.

Par chance, Owen ignora royalement Gared, ce qui ne plut pas à ce dernier. Du coin de l’œil, elle le voyait bien serrer les dents et jeter un regard noir à l'araignée. Ignorant son insupportable frère, elle laissa son pouce glisser avec lenteur sur la main qu'elle tenait. Elle lui jeta le regard le plus tendre et le plus sincère qu'elle put, laissant un petit sourire plus doux encore que tous ceux qu'elle lui avait jusqu'ici servis étirer ses commissures. Ce qu'il dit était intelligent ; son père s'intéresserait sans doute à lui si il évoquait le fait qu'il savait naviguer. Il capta d'ailleurs son attention, le maître de Belcastel portant sur lui un regard plein d'intérêt.

-Vous savez naviguer ? J'ai pu faire quelques échanges commerciaux avec Lord Redwyne, vous viviez donc à La Treille ? Paraît-il que c'est là une très belle ville.
-Certains disent que c'est là-bas que l'on trouve le plus d'ivrognes, est-ce vrai ?

Le sourire qui s'afficha sur le visage de Gared tandis qu'il disait cela n'annonçait rien de bon et Silithia crut qu'elle allait s'étouffer. Sebaston posa sur son fils aîné un regard empli d'incompréhension ; à quelle sorte de jeu jouait-il ? Réfléchissant un instant, Silithia se souvint que la Citadelle se trouvait à La Treille. Détournant la conversation, elle demanda doucement à Owen :

-Vous avez certainement déjà pu visiter la Citadelle ? Ce doit être fabuleux.

Tournant son visage vers lui, elle lui sourit timidement tandis qu'il répondait à la question de son père. Elle baissa un peu les yeux puis, relevant la tête, plongea son regard dans celui de l'araignée. Owen caressa sa main et elle frémit à nouveau tandis qu'il vantait la beauté des deux demoiselles, ainsi que l'intelligence et la culture de Silithia. Elle rougit doucement puis, regardant son père, dit d'une voix presque rêveuse :

-Owen est certainement l'un des hommes les plus intelligents qu'il m'aie été donné de voir. Et si vous le voyiez combattre ! Une épée en main, il sait encore user de son intelligence pour gagner le combat avec une facilité impressionnante.

Elle pressa doucement la main du jeune homme et observa son père, décelant un sourire à travers sa barbe soigneusement taillée. Il se redressa quelque peu et jaugea Owen d'un regard plutôt intéressé. Silithia était d'ailleurs satisfaite ; Owen semblait lui plaire.

-Ça me va droit au cœur. Je vous remercie pour les compliments que vous leur faites, j'ai de quoi être fier d'elles en effet. Mais j'aimerais bien leur trouver des époux digne d'elles, et aussi une femme digne de Gared.

L'intéressé se renfrogna quelque peu. Il semblait enchanté à l'idée de se marier. Silithia vit le fait que son père parlait de son mariage comme une bonne façon de continuer sur ce sujet. Son pouce vint à nouveau glisser sur la main d'Owen tandis qu'elle se tournait vers lui pour lui sourire et lui adresser un regard tendre qui lui criait également que c'était l'occasion de se lancer.