Andrik ☸ Talla

Talla avait veillé les mourants une bonne partie de la nuit. Quelques heures à peine de sommeil et elle était déjà à pied d’œuvre pour soigner les blessés, changer leurs pansements, faire leur toilette, leur donner à manger, pour ceux qui étaient en mesure de se nourrir. La tente dont elle s’occupait avec ses sœurs était probablement l’une des plus propres et des mieux tenues de tout le camps, la Septa en chef était aussi soigneuse que possible et assez autoritaire avec ses ouailles pour que le ménage soit fait. Cela dit, comme partout, les premiers jours avaient été sanglants et puants, c’était une guerre après tout, un champ de bataille. La grande brune sans grâce faisait ainsi son baptême du feu. Septa Loreen avait d’abord refusé qu’elle fasse partie du voyage après seulement quelques semaines de formation, mais toutes n’étaient pas aussi motivées et serviables, toutes ne se portaient pas volontaire avec autant de dévotion pour aller dans un endroit somme toute dangereux, alors elle avait accepté.

La jeune novice rapportait une bassine avec des bandages ensanglantés après être allé rendre visite à l’un des hommes les plus gravement blessés. Septa Marielle ne l’aurait jamais pris si elle l’avait vu sur le champ de bataille, mais on l’avait amené ici, alors elles l’avaient soigné et contre toute attente, il avait passé la nuit. En passerait-il une deuxième ? Talla qui l’avait veillé et avait prié pour lui espérait de tout son cœur que oui, Septa Gertrude pariait que non et les autres étaient plutôt mitigées sur ses chances de survie. Bref, elle portait sa bassine pour aller nettoyer les bandages et toute pressée qu’elle était de revenir au chevet de son petit miraculé, elle manqua de bousculer un homme qui venait d’entrer. Plutôt impressionnant, il demanda à voir, justement, Gendry. N’était-ce d’ailleurs pas lui qui l’avait amené ? Avec tous ceux qu’elle avait vus dernièrement, la brune n’en était pas tout à fait sûre. Mais en tout cas, elle s’excusa de l’avoir presque bousculé, bien qu’il y ait fort à parier que s’ils étaient rentrés dedans, c’est elle qui se serait retrouvée sur son séant et sa bassine toute renversée par terre.

__ Pardonnez-moi Messer Andrik. Gendry est au fond derrière le rideau, allez le voir il sera content de ressentir votre présence. »

Elle fila hors de la tente pour aller laver les bandages, laissant Ser Andrik aller voir son ami. Gendry dormait à point fermé, parfois grognait-il un peu avec la fièvre et la douleur, mais il était dans un coma profond, un peu aidé par le lait de pavot dont un flacon traînait sur la table de chevet. Les bandages étaient tous frais changés et le lit était propre.

Quelques minutes plus tard Talla revint dans la chambre improvisée du grand blessé et demanda, mains jointes devant son ventre avec un large sourire aussi chaleureux que possible et une douce compassion dans la voix.

__ Vous priez pour sa vie ? Il s'accroche en tout cas, c'est une force de la nature. C’est un ami à vous ? »

Lorsque Talla revint dans la tente, elle entendit Andrik parler avec le blessé et lui fit un sourire plein de compassion, hochant la tête comme pour acquiescer, persuadée que la présence de son ami ne pouvait que l’aider. En fait d’un ami, c’était juste un frère d’arme, ils ne se connaissaient probablement pas après la bataille et si Gendry passait l’arme à gauche, ils n’auraient jamais l’occasion de se connaitre d’avantage. Mais cela importait peu, l’homme qui était venu le voir avait beau avoir des manières de rustre, il était là pour le blessé et c’était tout ce qui comptait, peut-être même était-ce cela l’amitié et rien de plus. Pas de grands discours, pas de longues conversation, juste être présent quand l’autre en avait besoin, veiller sur lui, être fidèle dans l’adversité, car rien ne forçait Andrik à venir et pourtant il était là.

__ Ne mettez pas sur le dos des Dieux les actes des hommes Messer, ils se préoccupent de chacun de nous, bien plus que nous nous préoccupons d’eux si vous voulez mon avis. Nous oublions facilement que ce ne sont pas eux qui déclenchent les guerres, mais bien les hommes. S’ils ne font que nous regarder nous entre-tuer, ce n’est pas de leur fait, mais à cause de ceux qui ne suivent pas toujours leurs préceptes. Rien n’oblige les hommes à se battre et à faire la guerre, rien ne vaut un tel massacre. »

Si au départ, la grande brune s’adressait bien à Andrik, elle avait peu à peu parlé plus pour elle-même que pour le chevalier. Elle se demandait en même temps ce qui pouvait pousser les hommes à tant de violence, si les Dieux y pouvait quelque chose, si effectivement, ils auraient pu éviter ça. Etait-ce leur politique de laisser faire et de séparer, une fois la mort venue, le bon grain de l’ivraie ou si cela les amusait de voir ce que les hommes pouvaient faire de pire de la liberté qu’ils leur avaient donnés pour qu’ils prennent la pleine mesure de ce qu’ils pouvaient en faire de meilleur ? Elle ne trouvait pas de réponses à ses questions, mais elle se disait qu’elle était là pour aider, envoyée par les Dieux, comme ils avaient choisis pour elle de ne point trouver d’époux et de devenir Septa, ce qui l’enchantait bien plus qu’elle n’aurait jamais pu imaginer. Que faire alors à part garder la foi, si ce n’était en les Sept au moins en l’humanité, car finalement, c’était elle qui avait tout pouvoir de rendre le monde meilleur, elle le savait désormais. Il suffisait de trouver le bon chemin pour faire le bien et chacun pouvait apporter sa pierre à l’édifice. A cette idée, elle abandonna son regard triste et hocha la tête, pleine d’un nouvel enthousiasme. Elle reprit, relevant les yeux vers Andrik avec un doux sourire et les yeux pleins d’espoir.

__ Je n’en sais rien, mais je veux y croire. Mes collègues ne lui donnaient aucune chance de passer la nuit, et pourtant il vit encore, et parfois j’ai même l’impression qu’il reprend du poil de la bête. Il va mieux que sa blessure le laissait présager, gardez espoir et si vous ne souhaitez pas prier les Sept, pensez simplement à lui, se sera votre prière pour sa vie, qu’elle s’adresse au Père ou non. »

__ Ah bon ? » fit Talla outrée et horrifiée.

Le fait qu’on laisse les soldats mourir après les batailles disputés pour que les puissants conservent leur pouvoir lui semblait inconcevable. Si septa et septons n’arrivaient pas à temps, au moins les seigneurs enverraient-ils du monde pour aider les hommes qui s’étaient battus pour eux, non ? Même Randyll, le plus glacial des généraux respectait ses hommes au point d’ailleurs de les laisser piller et violer après la bataille, du moins c’est ce qu’elle avait parfois entendu dans son dos. Il aiderait les blessés, oui certainement, du mieux qu’il pourrait. Les chevaliers, ses reîtres, ceux qui lui avaient prêté allégeance et combattait avec vaillance. Oui. Mais les paysans, ceux qui n’avaient pas eu le choix de le suivre. Il était homme à élever un brave au rang de chevalier, et ce sans sourciller quel que soit son rang de naissance, ses origines ou ses manières. Mais un pauvre hère moribond ? Oui, peut-être le laisserait il se vider de son sang sur les champs de bataille et être mangé par les corbeaux.

Ces oiseaux de malheur étaient nombreux d’ailleurs à voleter au-dessus du carnage, picorant les yeux et les chaires molles et goûteuses, l’odeur des cadavres commençait à envahir l’air le rendant nauséabond, surtout en plein midi lorsque le soleil frappait et faisait pourrir les morts. Cela non plus, la grande brune n’y était pas préparée, mais elle faisait avec, comme tout le reste. A cet instant, un croassement rauque déchira le silence, comme pour répondre à toutes ses questions. Oui, la guerre était ainsi, injuste, impitoyable et il n’en résultait rien de bon pour les hommes, simplement un festin pour les corbeaux. Elle soupira. Pourquoi blâmer les Dieux, c’était bien les hommes qui se battaient, pour des raisons qui la dépassait, néanmoins, elle comprenait parfaitement que les hommes sortant de ce bain de sang, ceux qui avaient tués et faillit mourir, ceux qui avait vu tomber des amis ou simplement des frères d’arme perdent la foi.

__ Si les Sept sont justes, ils ne vous condamneront pas de ne plus y croire Messer. Restez aussi longtemps qu’il vous plaira, vous êtes le bienvenu au chevet de Gendry. »

Elle sourit et releva délicatement la tête du blessé pour lui donner un peu de lait de pavot, faisant attention à le faire couler tout doucement pour ne pas qu’il avale de travers. Puis, elle posa un linge humide et frais sur le front du malade pour faire baisser la fièvre et entreprit de changer ses pansements, puis, lorsqu’elle eut terminé, elle fit un dernier sourire à Andrik et laissa le blessé seul avec son ami.

En réalité, Talla avait eu l’occasion de voir la réalité du champ de bataille et ce au plus près de l’action en le parcourant avec les autres Septa pour récupérer les blessés. Mais peut-être n’avait-elle pas pris la pleine mesure de ce qui s’y passait, peut-être ne voulait-elle pas voir, peut-être refusait elle de comprendre, en tout cas, elle préférait continuer à croire qu’elle était là pour quelque chose. Elle s’était refusé à faire le moindre tri, mais elle avait bien compris qu’il avait tout de même été fait. Gendry n’aurait pas été récupéré sans son intervention, les religieuses l’aurait laissé mourir puis pourrir parce qu’elles considéraient qu’il ne pouvait pas être sauvé. Elle avait aussi vu les voleurs à l’œuvre. Mais tout cela, c’était les actes des hommes, les Dieux n’y étaient pour rien.

__ J’ai eu la chance de naître loin de la misère je l’admets, je ne viens pas du même monde que vous, mais même les riches ne sont pas à l’abri de la violence, de l’horreur et de la mort. J’ai, depuis toute petite, envie d’aider mon prochain, preuve que je suis consciente, dans une certaine mesure, que tout le monde n’a pas ma chance. Cela ne me fait rejeter la faute de mes malheurs et de ceux des autres sur les Dieux. Si tel était le cas, je pourrais bien leur en vouloir de m’avoir fait naître femme, d’un père qui n’entend rien à la connaissance et moins encore à la charité et je pourrais leur reprocher bien d’autres choses encore, mais les Dieux ne sont pas là pour réparer les fautes des hommes. Seulement tout ce que j’ai vécu ne m’empêche pas de croire ni de garder espoir Messer et si tel est votre cas, j’en suis désolée, mais je n’y suis pour rien. Donc ne me traitez pas de gamine, je n’en suis plus une, je suis une septa et puisque je vous traite avec respect, traitez moi de même. Chacun est responsable et libre de ses actes, même si personne ne choisit sa naissance, elle ne sauve ni ne condamne personne. C’est par ses actions qu’un être humain quel qu’il soit peut devenir un Homme avec un grand H ou une Femme avec un grand F, et cela qu’il soit riche ou pauvre, par ses actions qu’il sera, à sa mort, tôt ou tard, jugé par le Père d’en Haut. »

Les Dieux n’était pas là pour aider les hommes, ils étaient là pour les guider, mais les hommes restaient libre du chemin qu’ils choisissaient de prendre et ils n’avaient pas à blâmer les Dieux pour leurs erreurs ou leur mauvaise fortune.


Dans la nuit, Gendry rendit l’âme, Talla le veilla, lui épongea le front et lui tint la main tout le temps que son agonie dura, elle essaya tant bien que mal de soulager ses souffrances, mais c’était la fin pour lui, l’infection avait gagné le combat, ou peut-être avait-il perdu trop de sang. Qu’importe, il mena une dernière bataille perdue d’avance contre une fièvre endiablée qui lui assaillait le corps et l’esprit et Talla était là tout ce temps, faisant de son mieux pour que cette dernière épreuve soit la plus courte et la moins désagréable possible et surtout pour qu’il ne soit pas seul face à la mort qui le prendrait finalement.

A l’aube, alors qu’on enveloppait le corps de Gendry dans un drap blanc pour le jeter avec les autres morts de la nuit dans la fosse commune, la brune partit à la recherche d’Andrik pour le prévenir de la mort de son ami et lui permettre, s’il le voulait, un dernier adieu. Elle n’avait pas fermé l’œil depuis la veille au matin et c’est exténuée qu’elle le trouva enfin après plus de deux heures de marche dans tout le champ de bataille.

__ Messer, je suis désolée, je n’ai rien pu faire. Gendry est mort dans la nuit. » Lui annonça-t-elle simplement sans prendre le temps de trop regarder l’endroit où il se trouvait ou s’il était réveillé.

Ses collègues Septa avaient essayé de la dissuader de partir seule dans le camp pour le prévenir, disant que c’était inutile, qu’il l’apprendrait bien à un moment s’il venait le voir, et que c’était dangereux. Mais elle y tenait, comme si quelque chose, la vision désenchantée d’Andrik probablement, la forçait à lui dire qu’en ce monde auquel il ne croyait plus, quelqu’un avait essayé d’aider une autre personne, même si c’était un échec. Elle avait essayé, elle y avait cru et le Chevalier avait été là pour son frère d’arme, c’était bien triste que cela finisse mal, pour Gendry qui n’avait rien demandé à personne, mais peut-être surtout pour Andrik, qui se voyait confirmé dans le fait de ne croire en rien. Talla était plus triste pour lui que pour le mort qui, enfin, ne souffrait plus. Elle baissa les yeux et écrasa une larme après qu’une soit tombée sur le sol. La situation la touchait, plus que de raison peut-être. L'âme froide d’avoir vécu à la dure d’Andrik la touchait. Le fait qu'elle avait cru jusqu'au bout que Gendry allait s'en sortir lui brisait le cœur.

__ Je suis désolée. » Murmura-t-elle encore une fois.