An 298 • Douzième lune • Semaine 2 • Jour 3.

Les rayons du soleil filtraient à travers les branches des arbres entourant la petite troupe. Ils traversaient un petit bosquet, à l'approche de Corcolline, lancés au petit trot sur un sentir étroit. Les doigts de Desmera étaient serrés sur les rênes de sa jument, dont les reflets de feu semblaient danser sous l'astre brûlant. Si elle était à l'aise à cheval, l'idée de revoir Samwell la rendait à la fois impatiente et stressée. Voilà plus de cinq ans qu'ils ne s'étaient pas revus, et elle se demandait comment il était devenu. Était-il donc un beau et grand jeune homme à la musculature développée, chevalier aussi bon combattant qu'intelligent, romantique et même parfois poète ? Elle savait qu'enfant, il était déjà rond, plutôt lâche, mais ne s'était jamais rendue compte qu'il était la honte de son père. Elle ne l'avait pas revu depuis son départ de la Treille.

-A quoi penses-tu Desmera ?

L'intéressée leva doucement les yeux vers son père, qui lui souriait avec une tendresse non dissimulée. Juché sur un grand cheval brun, il dépassait largement sa fille qui, déjà petite de taille, chevauchait une jument plus petite qu'elle au garrot. La jeune fille haussa doucement les épaules, l'une de ses mains quittant ses rênes pour venir ramener une mèche de cheveux derrière son oreille. Sa main revenant vers l'enrênement, elle flatta un instant l'encolure de sa monture, deux doigts venant s'enrouler autour de ses crins aussi flamboyants que sa robe.

-Je n'ai pas vu Samwell depuis longtemps, dit-elle du bout des lèvres. Je me demande comment il est aujourd'hui, et si nous nous entendrons toujours aussi bien.
-Tu n'as pas à t'inquiéter de cela. Ce n'est pas comme si vous étiez encore promis l'un à l'autre.

La petite rouquine baissa brusquement les yeux, son corps se contractant entièrement tandis qu'elle se raidissait dans sa selle. Sa jument le sentit, levant la tête et ralentissant légèrement. Desmera aurait sans doute apprécié que l'alliance prévue entre Redwyne et Tarly aboutisse, que le mariage devant autrefois l'unir à Samwell, son cher ami, ait lieu.
Desmera Tarly, cela n'aurait-il pas été beau ?

Perdue dans ses pensées, bercée par les foulées de sa monture, elle continua à rêvasser à propos de ses rêves et histoires de princes et de chevaliers parfaits durant toute la fin du trajet, silencieuse et un sourire béat constamment accroché aux lèvres.

-Corcolline, entendit-elle.

Le ton enjoué qu'employait là son père lui fit lever les yeux lentement. Elle ne pouvait cacher son anxiété à l'idée de revoir Samwell. Pourtant, un sourire lui vint lorsqu'elle découvrit devant elle la forteresse, juchée sur les montagnes Rouges. A ses pieds, un petit étang s'étendait. En quelques minutes, Paxter, Desmera et le reste de la troupe -composée de Desmond et Denys Redwyne ainsi que d'autres chevaliers au service des Redwyne- furent arrivés aux portes de la forteresse, ils ne tardèrent pas à y pénétrer, et ils furent bien vite accueillis par lord Randyll. Tandis que Paxter et lui échangeaient des banalités, Desmera osa demander timidement où se trouvait Samwell. Randyll lui dit alors, comme s'il n'avait jamais été son fils, qu'il était mort. Le visage de Desmera se décomposa immédiatement, ses yeux s'embuant, sentant les larmes lui monter aux yeux. Aussitôt, elle balbutia de pitoyables excuses, prétextant avoir envie de se balader un peu.
Elle sillonna quelques couloirs jusqu'à trouver un jardinet, et elle s'y assit, seule sur un banc, se rappelant des paroles de Randyll Tarly. Mort. Mort. Samwell était mort... Les larmes se mirent à couler, sans même qu'elle ne s'en rende compte.

Comment ce garçon si doux et si agréable, si gentil et qu'elle appréciait tant, son ami, avait-il pu mourir ? Et quand ? Elle avait entendu Randyll vanter les prouesses de son nouvel héritier, Dickon. Comme si Sam n'avait jamais eu aucune importance pour lui, comme s'il n'avait jamais été son fils.

Perdue dans ses pensées, Desmera ne releva la tête que lorsqu'un bruit de pas lui parvint. Elle sursauta, voyant une jeune femme s'avancer vers le banc sur lequel elle était assise. Se levant vivement, séchant négligemment ses larmes d'un revers de manche. Elle lissa sa robe finement brodée dans un tissu riche vert pâle, et grimaça en sentant à ses poignets le poids de ses bracelets comme celui de chaînes. Tandis qu'elle ne demandait que bonheur et amour, elle n'était qu'un pantin dans ce monde de richesse et de fausseté, mais était bien trop naïve et innocente pour le remarquer. Une boule dans la gorge, observant timidement la femme en face d'elle, elle baissa les yeux et s'inclina lentement.

-Bonjour, murmura-t-elle.

Elle devait faire bonne figure, son père le lui avait dit. Il l'emmenait de plus en plus en voyage avec lui, lui cherchant apparemment un nouvel époux. Mais pourquoi donc ? Elle n'avait que quinze ans, pourquoi cherchait-on à faire d'elle une femme triste et enfermée dans un mariage politique dont elle ne voulait pas ? La pauvre enfant ne comprenait rien à la politique ou au jeu des trônes, elle n'en avait même pas conscience.
Évitant de se perdre à nouveau dans ses pensées, elle reprit rapidement, comme pour éviter qu'un silence gênant ne s'installe et lui fasse perdre toute contenance, esquissant un sourire si crispé que n'importe qui aurait compris qu'il était faux, et aurait remarqué la gêne de la rouquine.

-Quelle belle journée... N'est-ce pas ? Je suis Desmera Redwyne... Lady Desmera Redwyne !

Cette dernière phrase fut prononcée avec une rapidité certaine, et le visage constellé de tâches de rousseur de la jeune demoiselle vira bientôt au cramoisi, tandis que son regard trouvait soudainement un intérêt certain à ses propres pieds.

Si le calme du jardin n'avait pas su l'apaiser durant ces longues minutes de solitude, l'arrivée soudaine de la jeune femme à la robe verte et dorée la calma immédiatement. Elle devait se reprendre. Son père, bien qu'aimant, n'avait de cesse de lui rappeler qu'elle était désormais une femme, qu'elle était une noble, une Redwyne, et que jamais elle ne devrait se laisser abattre par qui que ce soit. Pourtant, l'idée de ne plus jamais revoir Samwell lui avait brisé le cœur ; s'il n'avait rien du beau chevalier et du prince charmant dont elle avait tant rêvé, elle aurait sans doute aimé lui être mariée : il était doux et d'une grande gentillesse, et elle avait beaucoup aimé les quelques temps passés avec lui dans leur enfance.
Mais il n'était plus là.

-C'est un plaisir de vous rencontrer, Lady Talla. Je venais juste me reposer ici après ce long voyage, et j'avoue avoir espéré revoir votre frère, Samwell. J'ignorais qu'il n'était plus, et l'apprendre m'a quelque peu bouleversée, avoua-t-elle à mi-voix.

Chaque mot était réfléchi, si bien que les paroles de la jeune fille furent entrecoupées de silences de quelques secondes. Elle s'efforçait de rester digne, comme son père le lui avait dit, mais c'était chose difficile. Elle plaqua un sourire des plus faux sur ses lèvres, le reste de son visage restant teinté de tristesse, tandis qu'elle se saisissait doucement du mouchoir que lui tendait Talla pour s'essuyer doucement les yeux. Elle la remercia d'une voix basse.

-Corcolline est magnifique, souffla-t-elle. Je n'y étais jamais venue auparavant.

Disant cela, le regard de la rousse quitta Talla pour balayer les alentours. Elle observa longuement le jardinet, baigné de lumière ce jour-ci. Elle aurait aimé que Samwell lui-même lui fasse découvrir chaque recoin des lieux, et cette idée remplaça la tristesse par la nostalgie, la faisant replonger dans des souvenirs vieux de cinq ans. Un léger sourire vint illuminer quelque peu son visage, lui redonnant quelques couleurs.
Elle tourna doucement la tête vers la fille Tarly, observant longuement son visage et lui trouvant un certain charme, ce qui la fit sourire un peu plus encore. Balayant la tristesse en chassant de son esprit les mauvaises nouvelles, elle reprit avec un peu plus d'entrain :

-Me feriez-vous visiter ?, demanda-t-elle sans se soucier de son absence à la table de Lord Tarly, que son père lui reprocherait sans doute plus tard.

Talla semblait tout aussi accablée par la « mort » de Samwell, et Desmera se sentit ainsi soutenue et comprise dans sa tristesse. Si elle était bien loin d'être aussi intelligente et cultivée que lui, elle s'était tout de suite entendue avec l'ancien héritier de Corcolline. Puis, s'il n'avait physiquement rien du prince charmant dont elle espérait naïvement la venue afin de conquérir son cœur, au moins en avait-il l'âme : il était doux et gentil, et elle trouvait terriblement triste le fait que ses deux frères l'aient empêché de l'épouser ; elle n'aurait pas été mariée à un preux chevalier, mais au moins à une personne bienveillante. Pourtant, encore dotée d'une âme d'enfant, et malgré la tristesse, son état d'âme changea du tout au tout lorsque Talla accepta de lui faire visiter les lieux. Elle trouverait bien un prince charmant, un vrai, un jour !

Desmera accepta la main qu'on lui tendait avec un grand sourire, se levant, puis elle suivit tranquillement Talla dans le jardin. La jeune femme lui montra diverses plantes, comme un Tamaris et des Lauriers roses, ainsi qu'un Chèvrefeuille dont elle fit sentir le doux parfum à la fille Redwyne. Celle-ci en apprécia la senteur avec un sourire presque émerveillé, et ses yeux se fermèrent tandis qu'elle inspirait longuement, appréciant tant le parfum des plantes que la sensation du soleil contre sa peau.

-Le Chèvrefeuille sent merveilleusement bon !, s'extasia-t-elle.

Tandis qu'elles échangeaient quelques banalités au sujet des plantes qui se trouvaient dans le jardin, Desmera changea complètement de sujet ; elle avait pu apercevoir Leyïa, resplendissante, mais qui semblait bien plus jeune que Talla.

-Quel âge avez-vous ?, commença-t-elle d'une voix qui traduisait toute sa naïveté et son innocence.

Elle ne comprenait pas que Talla, qui semblait en âge d'être mariée, porte toujours le nom de Tarly, aussi se sentit-elle obligée de lui poser quelques questions. Définitivement, Desmera avait tout d'une enfant ; l'innocence, la naïveté et la curiosité parfois mal placée.