Une douce brise agitait les branches verdoyantes des arbres alentour, les oiseaux ajoutant leur chant à cette mélodie estivale, rythmée par les aboiements de Baer. Le molosse avait suivi la jeune femme dans cette promenade matinale, de même que deux gardes de la citadelle ; ceux-ci avaient insisté pour venir, arguant que la demoiselle risquait faire de mauvaises rencontres lors de son périple à travers la lande et le long du fleuve – et sans doute craignaient-ils le courroux du sire du Pont s'il arrivait malheur à la fille de ce dernier.

Si la noble dame demeurait parfois des heures dans la bibliothèque, elle n'en appréciait pas moins d'arpenter les environs, tentant d'oublier son escorte, qui se tenait à distance respectueuse, afin de savourer ces instants de quiétude et de solitude. Quel plaisir était-ce que de sentir le frais vent caresser son visage et jouer dans les mèches ambrées qui s'échappaient de son chignon ! Un bien piètre amant que celui-ci : un galant immatériel, dépourvu de lèvres pour embrasser et de bras pour enlacer, ainsi que dénué d'esprit pour divertir. Toutefois, il était probable que Walda n'en connût point d'autre au cours de son existence.

Elle avait beau espérer que son géniteur lui dégoterait un parti convenable, elle s'interrogeait sur son avenir, consciente que Lord Frey pouvait échouer. Le cas échéant, elle refuserait de consacrer son existence aux Sept, que ce soit en tant que septa ou en tant que sœur du Silence ; si, malgré ses réticences, les aléas de la vie la menaient à un tel choix, la piété ne l'animerait guère. Si le destin la condamnait au célibat, Walder le Noir n'aurait aucun scrupule à la poursuivre de ses assauts ; ce dernier lui avait assuré qu'il s'en était abstenu jusqu'à présent parce qu'il savait qu'elle ne risquerait pas de mettre en péril toutes ses chances de convoler, mais en restant vieille fille, elle deviendrait la proie du jeune homme. Elle ne céderait pas à ce dernier ; pourtant, quand il n'aurait plus à craindre l'ire du maître des Jumeaux – car la demoiselle n'aurait point d'époux et serait trop âgée pour être fiancée –, le gaillard ne tenterait-il pas de s'accaparer par la force de ce qu'il désirait ? Elle périrait ou l'égorgerait plutôt que de le laisser agir à sa guise, cependant elle n'oubliait pas que ses bras féminins ne possédaient pas la puissance nécessaire pour qu'elle se défendît efficacement contre son athlétique petit-neveu et elle demeurait consciente que celui-ci possédait une redoutable intelligence.

Un glapissement la tira de ses sombres pensées ; une écrevisse avait pincé le chien et resta cramponnée sur sa lippe une seconde avant de lâcher prise. Bear ne tarda pas à rejoindre la blonde qui s'accroupit pour flatter sa ténébreuse fourrure avec tendresse et vérifia qu'il n'était pas égratigné. Ce n'était pas la première fois que l'animal essayait de s'en prendre à des crustacés, ni que ceux-ci ripostaient de la sorte. La stupidité du dogue arracha un sourire à la jeune femme ; décidément, il n'apprendrait jamais la leçon. Après avoir cajolé la bête, la demoiselle se redressa et repartit en direction du château, le molosse à ses côtés et les deux gardes sur les talons.

Elle se rasséréna, se rappelant qu'elle avait encore quelques années devant elle avant que son statut de célibataire ne devînt définitif. Elle ne manquait pas de charme, elle le savait, et nombre de maisons nobles comprenaient des prétendants susceptibles de satisfaire la fille du sire du Pont ; elle discutait parfois de cela avec Roslin et Jyanna. Qui pouvait prédire laquelle des flâneries de Walda sur les berges de la Verfurque serait la dernière ? Fin renard, Lord Walder réussirait bien à trouver un mari convenable pour l'aînée des filles que lui avait données sa sixième épouse ; la blonde priait pour cela, bien que la piété ne comptât guère parmi ses principales vertus. Durant son enfance, on lui avait ressassé que son devoir était de convoler avec un noble et puissant seigneur afin de permettre à sa famille de s'élever à travers elle et la Grêlée souhaitait s'acquitter de cette tâche qui, non seulement assouvirait l'ambition des Frey, mais comblerait également la dame aux iris céladon en tant que femme.

La petite troupe ne tarda guère à passer le mur d'enceinte de la citadelle et la demoiselle à la chevelure ambrée s'arrêta un instant pour observer les garçons de sa parentèle qui s'exerçaient au métier des armes. Face à ce spectacle, elle se remémora que d'ici quelques années Osmund serait formé à cette discipline à son tour et qu'il s'en irait un jour guerroyer. Cette perspective la fit frissonner. Si pour le moment le royaume était en paix, cela ne durerait pas éternellement ; il y aurait toujours des conflits pour ébranler Westeros et des batailles où trépasseraient les belligérants. Combien de combattants de la maison des Jumeaux trouveraient-ils la mort sur le champ d'honneur ? Walda aurait aimé croire qu'une quiétude perpétuelle était possible, toutefois envisager sérieusement une telle chose aurait dénoté une grande naïveté.

Bien qu'il ne fût guère homme à engager ses troupes sans être certain de s'être rangé du côté du vainqueur, l'actuel sire du Pont n'en était pas moins ambitieux et il n'était donc pas inconcevable qu'il s'engageât tôt dans un conflit si l'enjeu se révélait particulièrement juteux, ce qui constituerait une conséquente prise de risque. En cas de défaite, quel désastre serait-ce pour les Frey !

Néanmoins, il n'était nul besoin de guerre pour que la parentèle de la dame aux yeux de jade s'abâtardît : l'Étranger revendiquerait un jour l'âme du Tardif et si Stevron était pour l'instant l'héritier, il se faisait vieux ; malheureusement,  il y avait fort à parier que Ryman ne se montrerait pas à la hauteur de la tâche qui lui incomberait s'il venait à prendre la tête de la citadelle. Le second dans la ligne de succession ne brillait point par son intelligence, ni par son charisme, il convenait de l'avouer. Conduite par ce veule ivrogne, la noble maison déclinerait en prestige. En revanche, Edwyn, le fils aîné de ce dernier, saurait certainement maintenir le statut de la famille, malgré que la Grêlée doutât qu'il fût en mesure de l'élever dans la société des Sept Couronnes.

La jeune femme caressait de nouveau la noire toison de Baer, cherchant un maigre réconfort dans ce contact, lorsqu'elle sentit quelqu'un tirer doucement sur l'étoffe de sa robe. Elle baissa le regard et découvrit sa nièce.

— Bonjour Della, dit-elle avec un sourire qui dissimulait ses tourments.

Elle articulait toujours exagérément devant la fillette afin que celle-ci pût déterminer comment mouvoir ses lèvres et sa langue pour parler. On avait d'abord cru que la première née de Benfrey souffrait d'une déficience mentale, puis le mestre avait suggéré qu'il était probable qu'elle n'ouït tout simplement point. De ce jour, on avait commencé à s'adresser ainsi à l'enfant et à mimer parfois simultanément pour qu'elle comprenne plus facilement, et ces efforts portaient lentement leurs fruits : la gamine commençait à communiquer, même si elle ne prononçait encore que quelques mots. Pourtant, cela suffirait-il pour que cette dernière menât une vie normale ? La surdité ne manquerait point de faire obstacle à sa vie sociale future ; tous ne se soucieraient pas de son infirmité lorsqu'elle serait adulte et certains l'excluraient sûrement à cause de celle-ci. De même, lorsqu'elle serait en âge de convoler, son promis prendrait-il la peine de tenter de converser avec elle ou ne verrait-il en elle qu'une matrice ?

Della salua sa tante, serrant une poupée entre ses petits bras. Les sons qui sortaient de sa bouches témoignaient de son handicap, les sonorités parfois mâchées, mais le progrès était indéniable et comment pouvait-on reprocher à la mal-entendante ce défaut d'élocution, lors même que son oreille ne percevait point les sons qu'elle émettait ?

— Tu joues ave' moi ? demanda-t-elle.

— D'accord, répondit la jeune femme. À quoi veux-tu t'amuser ?

— Monst'-et-fillette.

— Walda ! héla une voix féminine.

L'interpellée tourna la tête en direction de celle-ci et vit Roslin pénétrer dans la cour avec empressement, un sourire étirant ses lèvres. Que s'était-il passé pour que la brune démontrât un tel enthousiasme ?

— Tu joues ave' nous ? interrogea l'enfant.

— Bien sûr, déclara la nouvelle venue en se penchant vers sa nièce, mais tante Walda ne sera pas de la partie tout de suite.

La dernière née de Lady Bethany fit face à son aînée, semblant sur le point de révéler le plus croustillant des secrets.

— Je viens de croiser Stevron, annonça-t-elle, il te cherchait.

La demoiselle aux tâches de son retint son souffle. Pourquoi donc l'héritier du maître des Jumeaux souhaiterait-il la voir ? Elle concevait bien une réponse à cette question, mais n'osa point l'envisager sérieusement de peur que celle-ci se révélât erronée.

— Père te mande, il t'attend dans la grande salle, acheva Roslin.

La Grêlée demeura coite un bref instant, le temps d'absorber cette nouvelle. Lord Walder avait coutume de ne convoquer les filles de la famille en privé que pour une raison. La blonde avait espéré cette sommation et, à présent que celle-ci arrivait, elle peinait à y croire, malgré que le premier né de ses frères n'eût aucun motif de conter des mensonges à la jolie brune sur ce sujet.

— Mieux vaut ne point le faire trop patienter, déclara Walda, fébrile. Je m'en vais le voir de ce pas.

Elle entra dans l'édifice, le cœur cognant à tout rompre dans sa poitrine. Son géniteur lui annoncerait ses fiançailles et elle se demandait avec un mélange de joie et d'appréhension à quel seigneur il avait décidé de la marier. À moins qu'il n'eût abandonné cette idée, las d'échouer à lui trouver un bon parti ? Non, pensa-t-elle, il ne renoncerait pas à une chance de nouer une alliance avec une haute lignée, ni à y mêler sa descendance.

Inconsciemment, elle accéléra le pas à mesure qu'elle cheminait. Dans quelle région du royaume l'enverrait-on passer le reste de sa vie ? En un lieu au climat agréable, pria-t-elle silencieusement. Aux côtés de quel seigneur ? Les Sept fassent que ce soit auprès de Willos Tyrell. Les rumeurs qu'elle avait ouïes au sujet de cet homme laissaient miroiter que leurs caractères s'accorderaient à merveille. Toutefois, il était également possible que Willamen eût plaidé la cause de sa puînée aux iris céladon avec tant de conviction qu'un noble du Val eût choisi de demander la main de cette dernière sans même la rencontrer au préalable ; le jeune mestre s'était montré habile en plus d'une occasion et la maison Frey possédait suffisamment de richesses pour fournir une rondelette dote à ses filles, ce qui n'en rendait une telle union que plus désirable.  

Parvenue devant les portes de chêne, la Grêlée s'arrêta un instant, aspirant une grande goulée d'air, puis poussa le lourd panneau de bois afin de pénétrer dans la grande salle.

— Vous m'avez fait mander, Père ? interrogea-t-elle.

Elle n'avait posé la question que pour la forme, sachant que Stevron n'aurait point fait accroire une telle fausseté à sa jeune sœur. La jeune femme à la chevelure blond vénitien se tenait droite, un léger sourire ornant ses lèvres sans qu'elle pût le réprimer, malgré la crainte que lui inspirait le vieil homme.

Walda s'approcha de quelques pas, l'inquiétude assombrissant son regard céladon et son sourire s'effaçant ; son géniteur n'avait pas coutume d'employer ce ton affable, presque affectueux, même avec sa progéniture. Devenait-il gâteux ? Certes, sa mémoire lui jouait parfois des tours, néanmoins son esprit était demeuré vif jusqu'ici. S'il advenait qu'il s'affaiblît, ce serait une catastrophe pour la maison Frey ; bien que la jeune femme eût apprécié que le tempérament du Tardif se radoucît. Malgré la rancœur à son égard qui la chatouillait parfois, elle devait convenir que cet abrupt personnage avait su diriger la citadelle d'une main de fer et avait réussi à nouer des alliances susceptibles d'élever la famille dans la société, ainsi que d'accroître son influence.

— Père, allez-vous bien ? demanda-t-elle, ses fins sourcils légèrement froncés.

Elle s'avança jusqu'auprès du siège seigneurial, comme il le lui avait enjoint. En cet instant, elle avait du mal à reconnaître l'acariâtre sire du Pont qui n'hésitait point à rudoyer ses descendants. D'un autre côté, elle ignorait comment il se comportait lorsqu'il annonçait leur prochain mariage à ces derniers ; sans doute aurait-elle dû interrogé les membres de sa parentèle à ce sujet, mais elle n'en avait jamais conçu l'intérêt. Peut-être agissait-il habituellement ainsi dans les moments tels que celui-ci ? À moins qu'il n'y eût à cette attitude une autre explication qui viendrait en son temps ?

La blonde se soumit sans un mot de plus aux iris scrutateurs de Lord Walder. La demoiselle étant née quand il était déjà âgé, on pouvait supposer qu'il découvrait seulement l'aspect de sa fille. Jusqu'à présent, lorsqu'elle s'était trouvée si près de lui et qu'il avait daigné poser ses prunelles sur elle, cela avait été dans le but de la souffleter pour une incartade ; jamais il ne lui avait témoigné la moindre affection, ni au reste de sa progéniture pour autant que la dame à la chevelure ambrée le sût.

Les paroles suivantes du vieil homme rassérénèrent la Grêlée et lui réchauffèrent le cœur : c'était la première fois qu'il la complimentait. Aussi, ses propos laissaient entrevoir qu'il n'était point sénile et qu'il avait quelque idée derrière la tête. Cependant, la demoiselle ne se fourvoyait-elle pas ? Dans ce cas, pourquoi son père ferait-il référence à son intelligence ?

— Vous souhaitez m'informer que vous avez arrangé mes épousailles, déclara-t-elle, ses lèvres adoptant une douce courbe. Vous n'avez pas coutume de mander les filles de la famille en privé pour un autre motif.

Qu'il paraissait étrange et agréable à la jeune femme de partager quelques minutes de complicité avec son géniteur ! Le sourire de la blonde, geste qu'elle n'avait que rarement adressé au maître des Jumeaux, s'élargit imperceptiblement.

— À quel noble seigneur me destinez-vous ? questionna-t-elle.

Dans quelle contrée finirait-elle ses jours ? Quelles armoiries arboreraient les enfants qu'elle mettrait au monde ? Quel brillant avenir Lord Walder lui mijotait-il ? Que d'interrogations auxquelles elle brûlait d'avoir une réponse ! Pourtant, elle se contint, affichant toujours un air calme qui dissimulait son impatience. Après tout, la révélation que s'apprêtait à faire le sire du Pont pourrait s'avérer une déception. Elle n'oubliait guère qu'elle avait déjà vingt ans et que sa parentèle comptait bon nombre de filles à marier ; lui dégoter un époux s'était probablement montré une tâche ardue. Son futur serait-il aussi radieux qu'elle l'avait rêvé ? Il était difficile d'en juger, néanmoins il y avait fort à parier qu'elle eût raison : le vieil homme devait avoir mûri un dessein bien particulier pour la dame aux yeux de jade ; il s'agissait de la meilleure explication à sa soudaine complaisance.

— Peut-être me trompé-je, hasarda-t-elle, mais vous entendre louer ma finesse d'esprit me laisse à penser que vous nourrissez à mon endroit quelque projet qui la mettrait à profit.

Son air jovial quitta ses traits, remplacé par une expression plus sérieuse. Le perspective d'intriguer ne lui plaisait guère ; les filles de la maison Frey s'adonnaient à cette pratique afin de s'assurer de convoler et il avait fallu longtemps à la Grêlée pour admettre l'utilité d'un tel procédé. Cependant, elle ferait son devoir et obéirait au Tardif ; les gardes qui l'avaient escortée plus tôt dans sa promenade n'étaient point les seuls à craindre son courroux.

Lord Walder avait dressé un portrait bien peu flatteur de son futur gendre : il ressortait de ses propos que ce Nordien était non seulement un idiot, mais également un fainéant, l'inverse d'Ades Overton. Il y avait fort à parier que le vieillard avait envisagé d'unir sa fille à ce dernier et que les arguments en sa défaveur qu'il venait d'avancer l'en avaient dissuadé.

La jeune femme comprit qu'il s'agissait probablement de ce que Perwyn lui dissimulait depuis quelque temps ; elle se souvenait du jour où Hermine était passée par les Jumeaux et de la réaction du chevalier à l'évocation de Winterfell. Ainsi, le Tardif mijotait son projet depuis un certain temps, sans doute l'idée lui était-elle venue lorsque l'identité de la nouvelle Main du roi avait été révélée. Walda aurait pu s'offusquer que son frère lui eût caché ce qu'il savait, pourtant ce ne fut point le cas. Certes, elle aurait sûrement coulé des jours heureux auprès du jeune infirme, toutefois il eût été vain d'avertir la demoiselle d'une union qui n'aurait jamais lieu ; pareille information n'aurait servi à la blonde qu'à rêver d'un avenir avorté.

Or, le sire du Pont lui avait réservé un tout autre destin : celui d'un dirigeant, bien que le territoire qu'elle allait gérer ne fût guère très étendu ; c'était ce qui transparaissait de son discours. Malgré son intelligence et sa présence à diverses audiences données par le patriarche, la Grêlée ne bénéficiait point de l'éducation prodiguée à quiconque devait hériter d'une seigneurie ; la tâche s'annonçait ardue et ce n'était pas la seule chose que son père attendait d'elle, visiblement. Pour régner sur le Lac, elle pourrait apprendre aux côtés de Lord Danal, cependant le vieil homme n'avait-il pas sous-estimé le Nordien à qui il mariait sa fille ? Ne pouvait-on imaginer que Bard Lake se révélât plus intelligent qu'il ne le semblait ? La blonde parviendrait-elle à le manipuler, ainsi que Lord Walder le souhaitait ? Elle savait que certains hommes ne se laissent guère amadouer par un joli minois ailleurs que dans un lit ; son géniteur en était d'ailleurs le parfait exemple.

Quoi qu'il en fût, la relation que la dame aux iris céladon et le noble avec qui elle convolerait noueraient risquait de n'être guère cordiale. Néanmoins, elle tenterait son possible afin qu'ils réussissent à bien s'entendre ; elle refusait de baisser les bras avant même d'avoir fait la connaissance de son fiancé. En plus d'enfanter, elle n'osait aspirer à plus que ce qu'un respect mutuel et un peu de complicité la liassent à son futur époux ; de par sa nombreuse parentèle, elle ne savait que trop que l'amour ne résultait point de toute union : dans certains couples un mépris réciproque prédominait, dans d'autres on ne décelait qu'indifférence. De même, bien que toute jeune fille rêvât de rapports conjugaux teintés de romantisme, il en allait autrement pour la Grêlée ; certes, cela paraîtrait doux au premier abord, pourtant ne point s'éprendre serait le meilleur moyen de ne pas être rongée par la jalousie à chaque infidélité de son promis. Malgré que les passions animassent la demoiselle aussi bien que tout autre individu, le bon sens lui interdisait de laisser celles-ci la gouverner. Elle ignorait comment elle supporterait les visites de Bard Lake dans les lupanars, mais elle demeurait consciente que c'était l'apanage de la majorité des épouses ; même les hommes qui aimaient sincèrement leur compagne s'adonnaient aux plaisirs de la chair avec d'autres ; Benfrey ne faisait point exception, en dépit de ses sentiments pour Jyanna.

La dame à la chevelure ambrée écouta les arguments du Tardif, flattée qu'il plaçât en elle une telle confiance et appréhendant de le décevoir ; il ne pardonnait guère l'échec. Elle qui avait tant craint de ne jamais convoler constatait que, paradoxalement, l'annonce de ses épousailles éveillait en elle de nombreux doutes et que de nouvelles peurs remplaçaient celles qui n'avaient plus lieu d'être. Toutefois, le sourire qui éclaira ses traits ne s'en trouva pas moins franc lorsque le sire du Pont exposa son projet.

Ainsi, il prévoyait de marier Roslin à l'héritier des Stark. Quel avenir radieux il mijotait pour la dernière née de Lady Bethany ! Certes, la jolie brune vivrait dans une froide contrée, cependant, si celui qui tenait à présent les rênes de Winterfell se révélait tel qu'on pouvait se le figurer, elle coulerait des jours heureux, ce que son aînée souhaitait de tout son cœur. Aussi, une telle alliance serait bénéfique pour les Lake autant que pour les Frey. Les deux sœurs avaient toujours été proches et il en irait sûrement de même pour leurs enfants ; ainsi, ceux nés au Lac auraient naturellement les faveurs de leur cousins Stark. De plus, l'héritier du trône n'était-il point promis à l'une des filles de Lord Eddard ?

— Père, je n'aurais pu songé à mieux pour Roslin ! s'exclama la demoiselle aux taches de son avec un enthousiasme non feint.

Prise d'un soudain élan d'affection pour le patriarche, elle déposa un baiser sur sa joue. Jamais auparavant, elle n'avait adressé le moindre signe de tendresse à ce dernier et réciproquement ; par conséquent, ce geste, qui aurait semblé anodin entre tout autre géniteur avec sa progéniture, revêtait un sens particulier aux yeux de la jeune femme.

— Je ne saurais assez vous exprimer ma gratitude, ajouta-t-elle en s'inclinant.

Elle attendit que Lord Walder lui signifiât son congé et sortit de la grande salle. Elle n'oubliait nullement que la tâche qui lui incombait serait ardue, néanmoins elle ne lésinerait pas sur les efforts pour l'accomplir ; le bonheur de sa puînée lui important grandement. Depuis la mort de leur mère, Walda avait fait de son mieux afin que cette dernière souffrît le moins possible de l'absence de Lady Bethany ; par conséquent, l'amour que vouait la blonde à sa sœur était autant maternel que fraternel.

S'apprêtant à rejoindre celle-ci, ainsi que leur nièce, dans la cour, la dame aux billes de jade s'arrêta un instant, contemplant les deux demoiselles qui jouaient à « monstre et princesse ». Elle estima qu'il serait vain d'aviser Roslin de ce que prévoyait le podagre pour elle ; il s'en chargerait lui-même lorsque le moment serait venu ; inutile de bercer la jouvencelle d'illusions tant que les Stark n'avaient rien décidé. Or, pour que cela advînt, la Grêlée devrait démontrer une grande habileté et malgré la joie qui l'envahissait à la perspective de voir sa puînée devenir lady de Winterfell, la crainte d'échouer dans sa mission n'avait point disparu, faisant retomber quelque peu son euphorie.

Cessant là ses réflexion la promise reprit sa route et alla à la rencontre de ses parentes afin de se joindre à leur jeu.