« Vraiment ? Je veux dire, tu as toujours chanté cette chanson sans en savoir le sens ? » Gorji le regardait, les yeux grands ouverts d'étonnement. « Mais c'est connu dans tout le royaume ! Enfin.. Je veux dire.. Derrière le mur. » Le regard dur et impassible d'Isaar suivit le gamin qui accéléra afin de se poster devant lui et de commencer à marcher à reculons, son air incrédule toujours peint sur son visage qui avait à peine perdu ses rondeurs enfantines. Posant une main au niveau de son coeur, il s'éclaircit la gorge avant de commencer à chanter. « Ô gloire, ô gloire au roi Robert, qui par dessus les folies renversa not'pire ennemi.. » Avant de se faire interrompre par un coup dans l'estomac que lui mis un sauvageon du groupe. « La prochaine fois, ça sera avec ma lame. » Gorji s'arrêta, les bras plaqués sur son ventre, plié par la douleur et gémis. Passant sa main dans la nuque du jeune homme, Isaar le força à avancer, et ajouta d'un ton neutre que la prochaine fois, lui, visera plus bas que le ventre.

« Mais comment est-ce que tu connais cette chanson ? Je veux dire, tu es d'ici non ? » A genoux dans la neige, ils dépeçaient à deux un cadavre de renard. Isaar soupira. « Toi aussi » « Oui mais ma mère était une prisonnière, c'est elle qui me l'a appris. » « Et bien dis-toi que mes parents aussi me l'ont appris. » Gorji s'arrêta. Ses mains rougies de sang en suspent, il regarda l'homme avec ce même air d'étonnement profond. Cela faisait plusieurs jours qu'il avait chanté, naïvement, l'hymne au Roi qu'Isaar avait comme habitude de fredonner, et le voilà qui revenait à l'attaque. « Vraiment ? » « En quelque sorte. » Plantant son couteau vivement dans la chair de la carcasse, il coupa court à la discussion.
Ses gestes se firent plus lents, et le froid commençait à l'engourdir tendit que malgré lui, il revoyait se dérouler un épisode de sa vie qui, bien plus que le froid mordant de ces terres, lui glaçait les os. Dans chacun de ses reflets, à chaque fois qu'il voyait son propre visage dans un flaque de sang, ces craquements macabres résonnaient encore à ses oreilles. Et cette musique.. Cette musique que les ombres noirs chantèrent par la suite. Ses mains crispées autour des petits barreaux de sa cage en bois, il fixa lentement le regard mort des têtes tranchées de ses parents. Porta ses doigts à ses lèvres, ouvrit sa bouche. Le cri de douleur qu'il poussa en s'arrachant deux de ses dents les plus pointues fut couvert par le chant des corbeaux — et il s'enfuit, déjouant le loquet qui le maintenait prisonnier.
Et Gorji qui le regardait en coin, à la fois intimidé, et presque gêné de découvrir un fragment de la vie de leur chef dont il était à des lieues de comprendre réellement ; bien qu'il ouvrit finalement une nouvelle fois sa bouche « Et du coup, tu connais les familles royales ou- AHHH » Le couteau d'Isaar s'abattit une nouvelle fois. Pas sur la carcasse.

Du feu, et des morts. Voilà ce qu'il y avait autour d'eux cette nuit là. Devant le petit corps recroquevillé d'une fille, de sept ans ou de cent, telle une déesse protectrice, elle gardait dans le creux de ses bras une boule de poile noire. Nue, miraculée du froid qui sévissait pourtant, Isaar et les siens avaient autour d'eux les cadavres éparpillés et éventrés de loups qui s'étaient approché de trop près de leur campement, bien loin d'espérer y trouver une humaine qui s'était pourtant battue de toutes ses forces. Ses gémissements plaintifs et aigus semblaient parvenir d'un autre monde, là, au milieu de ces chasseurs dont la seule femme jamais connue était leur propre mère, avec de la chance. L'un d'eux avança, sa hache brandie, seul homme réussissant à briser le sortilège de cette apparition. « Attends. » Un souffle, une parole dont échappa un petit nuage blanc d'entre les lèvres de l'homme arrêta net le chasseur. Une longue griffure zébrait la paupière ainsi que la pommette d'Isaar, une griffure faite par la petite créature dans laquelle il se reconnaissait. S'approchant d'elle, il la saisit avec force et la força à révéler ce qui était un jeune louveteau, indemne, protégé par la fillette. Du coin des yeux, il vit les cadavres de la meute, et vit également les larmes silencieuses qui coulaient malgré elles des yeux clos de l'humaine.
Regarder les yeux de têtes tranchées.