Depuis l’arrivée des Valois et de leur prisonnière, le Donjon Rouge bruissaient de messes basses, de bruit de pas discret et d’activité. C’était pourquoi, même dans l’endroit le mieux gardé des Sept Couronnes, il ne faisait pas bon de ne se fier qu’à la garde royale, la seule officielle, pour assurer sa sécurité, et ce même pour les courts trajets. Mais plutôt que d’emmener avec lui des membres de sa garde personnelle, Renly Baratheon préférait s’entourer de ces chevaliers jeunes, fin bretteurs et cadets de famille, dont il avait le don de s’attacher la loyauté. Ils étaient deux ce jour-là à l’accompagner pour son entrevue avec Lady Ashara : Ser Parment Crane, originaire du Bief et arborant avec fierté sur son sa tunique les oiseaux d’or sur fond de bleu ciel de sa Maison, et Ser Guyard Morrigen, qui préférait la corneille noire sur fond vert de sa famille. Renly lui-même arborait sur son surcot son emblème personnel, le cerf d’or sur fond vert, affirmant une fois encore qu’il dirigeait sa propre maison désormais et constituait une force indépendante.

A vrai dire la lettre d’Ashara Arryn avait laissé Renly fortement perplexe : quel pouvait être ce secret dont la jeune femme sous-entendait l’existence dans sa lettre ? Quelles obscures raisons avaient poussées Ashara, certes intelligente et ambitieuse mais qui semblait attachée plus que tout à l’honneur et aux traditions familiales, à renverser la veuve de Lord Arryn ? Les vagues justifications esquissées dans la lettre adressées au Conseil restreint n’étaient guère suffisantes et, malgré sa sympathie pour Lady Ashara, Renly avait exigé d’en savoir plus. D’où la raison de cette entrevue préparée à la va-vite et qui devrait rester relativement discrète.

La petite troupe étant parvenue à quelque pas de la chambre prêtée à Ashara par le Roi, Renly se retourna vers ses compagnons :

-Merci mes amis, je ne risque rien à partir d’ici. Ser Guyard, allez retrouver Ser Loras et les autres pour leur dire que je ne serai pas long. Ser Parment, attendez-moi dans le hall.

Les deux chevaliers inclinèrent légèrement la tête avec respect, et obtempérèrent en silence. Quand au Maître des Lois, il n’attendit pas plus et franchit le pas de la porte. Un serviteur commença à déclamer les présentations protocolaires, mais Lady Ashara s'empressa de l'interrompre, ce qui fit sourire Renly: la jeune femme n'avait rien perdu de la spontanéité et du caractère qu'elle avait déjà jeune.

-Ma foi fort bien, et vous Madame ? Je me doute bien que votre voyage a du être éprouvant, je vous remercie donc de m'avoir reçu aussi vite.

Renly s'assit et se saisit d'une pomme fort appétissante. Il nota qu'ils étaient désormais seul dans la pièce.

-Je tiens à vous féliciter pour votre mariage, Lady Ashara. J'avoue ne connaître que de nom Ser Lyonnel, mais après toutes ces années où les prétendants se sont succédés en vain, je ne doute pas qu'il dispose de nombreuses qualités pour avoir conquis votre cœur.

Mais venait le temps d'aborder les choses sérieuses.

-Je dois vous avouer que les évènements du Val n'ont pas manqué de surprendre les membres du Conseil, et votre lettre n'a fait qu'amplifier mon trouble. Vous prétendez que Lady Lysa est responsable de la mort de son mari: mais quelles circonstances auraient pu vous amener à découvrir un secret aussi sordide ?

Avec une maîtrise d’elle-même digne d’une grande dame, sans rien laisser transparaître de sa fatigue, Ashara Arryn avait terminé son discours. Les mots étaient sortis de sa bouche en ordre et alignés, mais tranchants comme des rasoirs. Les sourcils de Renly se froncèrent à mesure qu’il prit connaissance de la de la complexité des enjeux. Qu’un homme aussi jovial puisse afficher la mine la plus sérieuse du monde présumait bien de la gravité de l’affaire.

-En tant que Maître des Lois, j’ai pu acquérir une connaissance solide des us et coutumes des Grandes Maisons de Westeros qui ont été couchées par écrit. Et je peux vous affirmer que c’est un cas épineux que vous me présentez là. On ne déshérite pas son fils et héritier à la légère. En principe, il n’y a aucun moyen de modifier l’ordre de succession d’un fief, à moins d’envoyer certains de ses fils prendre le noir. Telle est la base légale, fixée par écrit par les mestres. Cependant, dans les faits, il est arrivé que par la volonté du rédacteur du testament l’ordre de succession naturel ne soit pas respecté, pour des raisons qui doivent être clairement justifiées. C’est ainsi que le roi Viserys 1er Targaryen a confirmé sa fille Rhaenyra comme son héritière au détriment de son fils légitime, le prince Aegon. Et ce au motif que Rhaenyra avait déjà été reconnue comme héritière avant la naissance de son frère, et que son aptitude au gouvernement n’était plus à prouver. Cependant ce genre de décisions ne va jamais sans contestations et désordres : ainsi la mort du roi Viserys déboucha sur la dévastatrice Danse des Dragons, avec les conséquences que l’on sait. Lord Arryn avait été fort avisé en planifiant votre futur union avec Lord Robin : il évitait ainsi toute contestation ultérieure. Mais maintenant qu’un mariage n’est plus d’actualité, le problème ressurgit, plein et entier.

J’ignorais que Lord Jon avait l’intention de placer son fille comme pupille auprès de Lord Stannis. Peut-être serait-il nécessaire de compléter sa formation par un séjour à la cour, où il pourrait apprendre les règles de la vie en société et les rouages du gouvernement. Mon frère est peut-être un capitaine de renom, mais c’est un homme sans finesse, et ce genre de notions lui échappent. Mais nous pourrons revenir sur cela plus tard. Ce que vous me dites sur Petyr Baelish est du plus préoccupant. L’homme est habile dans sa gestion des finances du Royaume –quoique certains de ses investissements, auprès de la Maison Lannister notamment, n’aient jamais cessé de m’inquiéter. Mais il est aussi ambitieux et retors, et je ne crois pas qu’il y ait une personne à la Cour qui puisse se considérer comme son ami. Il devait tout à Jon Arryn et à son épouse, qui lui avaient confié son premier poste aux docks de Goeville, et qui avaient favorisé son ascension à la Cour après qu’il ait fait ses preuves. C’est pourquoi il me semble étrange qu’il ait voulu tuer notre regrettée Main du Roi. Non pas par gratitude –il n’a guère de loyauté qu’envers lui-même-, mais par intérêt : pourquoi faire disparaître l’un de ses principaux protecteurs à la Cour ? Je suspecte que là-dessous se cachent de sombres secrets.

Même si il n’est pas à exclure que Baelish ait pu agir de lui-même, il me semble plus probable qu’il ait cherché le soutien de l’une des Grandes Maisons influentes à la Cour. Les Baratheon ? Le Roi a beau avoir été amadoué par les talents de Littlefinger en matière de finance, moi et Stannis ne lui avons jamais accordé notre confiance. Les Tyrell ? Je connais les membres de cette Maison depuis longtemps, et je doute fortement qu’ils aient eu quelque affaire que ce soit avec un personnage aussi peu recommandable.
Les Stark, les Tully et les Martell se tiennent depuis longtemps à l’écart des affaires de Port-Réal –dumoins jusqu’aux récents évènements, la nomination de Lord Eddard comme Main du Roi et la capture de Daenerys Targaryen. Il ne restait guère comme soutiens à Baelish que les Arryn et les Lannister. Ces derniers auraient-ils pu tremper dans la mort de la Main du Roi ? Je l’ai un temps soupçonné, car la Reine Cersei et Lord Jon ne cessaient de s’opposer sur la conduite du gouvernement. Mais ce n’est pas un motif suffisant pour faire disparaitre l’un des plus habiles gestionnaires de l’histoire des Sept
Couronnes et risquer l’anarchie. Il doit y avoir autre chose…

Tout à ses intrigues complexes, Renly se servit machinalement un verre de vin. Puis son regard se fit vif, comme si il venait d’avoir une révélation.

-Au-delà des Grandes Maisons, nous pouvons également nous intéresser à certains personnages de basse extraction qui ont sur trouver leur chemin jusqu’à la Cour, voir jusqu’au Conseil. Je ne saurais trop vous conseiller de vous méfier de Lord Varys, même si je suppose que mon conseil est inutile. J’ai ouïe dire que vous avez eu de sérieux démêlés avec ce personnage lors de votre arrivée à la Cour, qu’il contestait la validité du document de Jon Arryn. Mais si Littlefinger est insondable, Varys l’est plus encore. Nous avons besoin de lui au Conseil car ses talents en matière de renseignement n’ont pas d’égal, mais je le sais capable de tremper dans nimporte-quelle intrigue, quelle que soit la Maison qui y est impliquée. Mais il réussit toujours à tremper dans une multitude d’intrigues sans jamais se mouiller, ce qui le rend redoutable. Défiez-vous aussi du Grand Mestre Pycelle. Vous avez déjà sûrement entendu parler de sa vie privée sulfureuse et de ses talents douteux en matière de médecine, mais l’homme passe surtout pour une créature de la Reine et du clan Lannister, jusqu’au fond de son âme. Il est d’ailleurs intéressant de noter, comme l’a fait Lord Varys, que c’est lui qui fut désigné pour soigner Jon Arryn…

Un mot, un seul… et il avait suffi à renverser tout seul le sens de la conversation, l’avenir du Royaume peut-être même. Illégitimité… nul autre que quelqu’un de versé dans le droit, tel que l’était Renly, ne pouvait mesurer à sa vraie valeur ce mot. Dans une société dont les liens du sang constituaient l’ossature, la vie et les droits d’un être humain étaient déterminés par sa naissance. Et lorsque le soupçon d’une naissance illégitime frappait la royauté, le plus haut niveau de l’échelle, les conséquences pouvaient être dramatiques. Sur son visage sérieux, Renly laissa transparaître l’ombre de la peur et de la stupeur. Son instinct lui commandait de regarder à nouveau à droite à gauche pour vérifier qu’ils étaient seuls. Mais il sut garder la tête froide. Dans des discussions d’une telle importance, il ne devait pas passer pour un lâche apeuré, même si sa crainte était légitime. Et en même temps que le calme, le doute lui revint à l’esprit.

-Mais… c’est impossible voyons ! Les trois enfants ! Vous rendez-vous compte de ce que vous dites ? La reine des Sept Couronnes est la femme la plus surveillée du Royaume ! De jour elle est en permanence entourée d’une multitude de dames de compagnies et de caméristes. Et le soir aucun n’homme ne peut l’approcher, si ce n’est le Roi et éventuellement les membres de la Garde Royale. Et l’un d’eux se trouve être son frère !

Le seigneur d’Accalmie était un homme perspicace et rompu aux intrigues de cour, mais il restait le produit de son éducation, empreinte de bonnes manières et d’interdits. Si lui-même avait rompu bon nombre de préceptes de la religion des Sept avec sa vie privée, il lui était cependant impossible de concevoir la monstruosité d’un adultère incestueux, au sein même de la Cour royale.

Mais si l’adultère de Cersei lui semblait peu probable, Renly savait cependant que ce n’était pas impossible. Après tout, la mésentente profonde entre le roi Robert et son épouse était de notoriété commune, et ce depuis plusieurs années. D’ailleurs Ashara n’était pas femme à avancer à la légère de telles accusations. Il se prit donc à imaginer ce qui adviendrait si le pot aux roses était découvert. Après avoir déshérité ses « enfant », le roi Robert chercherait probablement à se remarier pour avoir héritier légitime. Et ceux qui lui présenteraient la femme qui le comblerait ne pourraient que rentrer dans ses faveurs… Renly n’avait pas à l’esprit des jeunes filles des Terres de l’Orage prêtes au mariage, mais Loras lui avait souvent vanté la noblesse et la beauté des femmes de sa famille. Et surtout de sa sœur, la jeune Margaery… mais en attendant, l’héritier en titre serait Stannis Baratheon. Et ce dernier n’avait eu de son mariage avec Selyse Florent, qui avait désormais passé l’âge d’enfanter, qu’une fille, qui n’avait pas la priorité selon les règles de succession au Trône de Fer. Tel que l’avait établi Aegon II Targaryen, les oncles héritaient avant leurs nièces. Restait donc Renly, en seconde position. Le Maître des Lois prit conscience de ce que cela impliquait : le voilà destiné, lui le benjamin de la famille, à hériter du Trône de Fer à longue échéance. Alors lui revinrent les paroles enivrantes que lui murmurait Loras à Accalmie il y a longtemps : « Où est-il écrit que les Rois doivent être cruels et détestés ? Tu ferais un merveilleux Roi ». Renly se vit escaladant les marches du Trône de Fer, les autres Lords et les membres du Conseil ployant le genou sur son passage. Ses amis, mais aussi tous ceux qui s’étaient moqués de lui et le vilipendaient pour ses mœurs. Il vit le grand septon poser la couronne sur sa tête en récitant les incantations rituelles. Renly premier du nom, Roi des Andals, des Rhoynars et des Premiers Hommes, Seigneur Suzerain des Sept Couronnes et Protecteur de la Couronne… Il se vit aux séances du Conseil restreint, discutant avec ses conseillers de réformes administratives, législatives et financières. Toutes ses réformes dont le royaume avait besoin, et que le Roi, aveuglé par son orgueil et par des conseillers flateurs et ambitieux, refusait de mettre en place depuis des années…

Mais si Renly Baratheon était un ambitieux, il n’était pas un monstre. Aussitôt lui apparut le côté sombre de ce brillant portrait. Si Cersei avait vraiment fauté, elle n’abandonnerait pas sa couronne sans se battre. La première chose qu’elle cherchera à faire, ce sera de supprimer tous les membres de la noblesse qui s’opposeront à elle, comme elle l’a fait avec Jon Arryn. Elle aura derrière elle tout le Clan Lannister, sans parler des Martell et des Greyjoy, au positionnement ambigu. Et quand bien même Renly et ses alliés réussiraient à échapper à ses griffes, ce serait alors la guerre. Probablement longue et meurtrière. Renly vit les campagnes dévastées, les villes affamées, les hommes pendus à des arbres, les femmes violées… Renly avait trop souffert des affres du Siège d’Accalmie étant enfant pour ne pas mesurer ce qu’était la guerre. Et même si les Lannister étaient terrassés, le pays mettrait des années à se remettre d’un tel carnage. Et cette fois, les caisses du Trésor n’étaient pas pleines comme après la chute d’Aerys…

-Si ce que vous m’avancez est vrai, alors la situation est bien plus grave que tout ce que j’avais osé imaginer. Je n’ai pas besoin de vous expliquer ce qui risque d’arriver si la reine apprend que son secret est connu… elle n’a pas reculé devant Jon Arryn, elle ne reculera pas devant nous. J’ignore dans quelle mesure Stannis était au courant de l’enquête de Lord Arryn, cela pourrait expliquer son départ précipité à la mort de la Main du Roi. Si les évènements nous en laissent le temps, il faudra que je rende une visite personnelle à mon cher frère, une fois que le procès de Lady Lysa sera terminé…
Pour ce qui est de la garnison de Manteaux Rouges, je doute fort que Lord Tywin se risque à un coup de force tant que le Roi est en vie. Et quand même il oserait son coup, la partie ne serait pas gagnée tout de suite.

Renly se posa son verre, et s’inclina légèrement vers Ashara, sans cesser de la darder de ses yeux inquisiteurs.

-Vous souvenez-vous des deux chevaliers qui m’accompagnaient jusqu’à votre chambre, et dont l’un d’eux monte toujours discrètement la garde ? Ser Parment Crane et Ser Guyard Morrigen, originaires respectivement du Bief et des Terres de l’Orage. Je dispose au sein du Donjon Rouge de plusieurs autres amis sûrs comme eux, tous gentilshommes de bonne famille, fins bretteurs, braves, et accompagnés pour la plupart d’hommes d’armes de leur Maison. Ajoutez à cela les hommes de ma garde personnelle, et si vous me donnez une heure, je suis en mesure de vous fournir cent vingt à cent cinquante épées prêtes à découdre.

Renly avait exagéré les chiffres, car en principe nul grand seigneur, en dehors des membres de la famille royale, n’était en principe autorisé à maintenir plus d’une dizaine d’hommes d’armes à son service. En principe seulement, Lord Tywin l’avait bien prouvé avec sa « relève » des manteaux rouges. Mais il était vrai que les fidèles de Renly représentaient une force non négligeable, autour de cent hommes. Le Maître des Lois était en tout cas certain de l’impact de la carte qu’il venait d’abattre.

-Ajoutez à cela la garde de Lord Stark, dont on dit qu’il ne porte guère les Lannister dans son cœur, et votre propre troupe, et nous voici à plus de deux cent hommes. La moitié de la garde de Manteaux Rouges : pas assez pour les repousser, mais suffisamment pour que Lord Tywin y réfléchisse à deux fois avant de se lancer dans une aventure sanglante et incertaine.
Ce qui est certain, c’est que nous devons absolument éviter que, dans le plus extrême des cas, le royaume plonge dans une guerre. Mes séances au Conseil m’ont fait comprendre à quel point, derrière son apparente prospérité, le royaume est fragile, et la couronne royale des Baratheon vacille encore. Quel que soit le dénouement de cette histoire, il devra avoir lieu ici même, au Donjon Rouge…

Renly Baratheon semblait avoir quitté quelque peu son air grave, et adressait à présent à Ashara un sourire calme et complice. Il était heureux de voir que son amie d’enfance s’était merveilleusement adapté au Jeu des Trônes. Puisque c’était elle qui avait initié le débat avec sa révélation fracassante, il attendait à présent de la voir avancer ses pièces.