298 – Dixième Lune – Semaine Trois – Jour Cinq (une ruelle de Lancehélion)

C'était l'avant-dernier jour que Paxter Redwyne passait à Dorne, et il en était plutôt satisfait. Son voyage s'était jusqu'à là-bien passé et avait été paisible, si on excluait l'interruption intempestive due à l'apparition impromptue de Tyerne Sand il y avait deux jours de ça. Les contrats signés étaient fructueux et intéressants et Paxter repartait plus riche qu'il n'était arrivé, ce qui en somme, était la base de tout voyage d'affaire réussi. Il avait réussi à rester au port de Bourg-Cabanes le plus longtemps possible et à éviter les dorniens : il s'en méfiait comme de la peste car il s'agissait de concurrents, et entre concurrents, c'était bien connu, on essayait de se piquer sa clientèle. Comme Paxter était un véritable renard sans scrupule, il n'hésitait pas à se lancer dans tous les coups bas possibles et imaginables pour écarter les gens qui pouvaient lui faire de l'ombre. Alliances, trahisons, mais aussi agressions et meurtres, les scrupules ne l'étouffaient pas, et sa mauvaise conscience ne l'empêchait pas de dormir. C'était un homme ambitieux et intelligent, et il jugeait juste qu'il se donnait les moyens d'avoir ce qui lui revenait de droit...quitte à ne pas passer par des moyens très recommandables pour ça. Il se fichait de l'honneur. L'honneur n'était rien sinon un frein à l'existence et à l'ambition, un frein qui empêchait d'arriver au sommet alors même qu'il avait les capacités pour l'atteindre.

Mais Paxter n'était pas idiot non plus : au contraire. Ce qu'il faisait, d'autres pouvaient le faire, et parfois mieux que lui. C'était rare : la preuve, c'est qu'en se débrouillant bien, en étant prudent comme il l'était, il n'avait jamais eu de problèmes et ne pensait pas en avoir un jour, mais il restait sur ses gardes. On n'était jamais à l'abri d'un retour du bâton. Méfiant envers un monde qu'il jugeait à son image, c'est-à-dire dur et tenace, voire cruel dans ses mauvais jours, lord Redwyne multipliait les alliances pour toujours retomber sur ses pattes. Mais fatalement, arrivait le jour où il trouvait un type qui ne voulait pas se ranger, pas s'allier, qui lui parlait d'honneur alors que lui parlait affaires. Quelque chose qu'il ne comprenait pas au passage : on n'était pas du tout sur le même terrain, après tout. Mais les gens se limitaient eux même et ils manquaient d'ambition. Si encore ça n'avait été que ça : Paxter les aurait laissé se morfondre dans leur médiocrité ambiante, mais non ! Il fallait qu'en plus ils bloquent ses propres manœuvres, lui qui ne manquait pas d'ambition, contrairement à eux. Alors que devait-il faire, lui ? Les écarter de son chemin, pardi ! Ce n'était pas contre eux : c'était la loi du marché. Il agissait ainsi, de manière impitoyable, et voilà comment il était devenu un des plus puissants, connus, et respectés, seigneur du royaume. En ayant la plus grande flotte de guerre des Sept-Couronnes, et en étant impitoyable.

A la place d'autres gens, il aurait lui aussi été impitoyable. Capable de toutes les bassesses. Mais ça arrivait rarement. Car même si les gens voulaient se venger, il possédait souvent une qualité qu'ils n'avaient pas : la ruse. Laver son honneur était un exercice de style que Paxter ne trouvait pas familier, mais à ceux qui le trouvait familier, il était capable de répondre parce qu'il restait plus intelligent. Ce qui du reste, pourrait bien lui sauver la vie une fois encore.

Personne n'avait fait mystère du fait que lord Redwyne signait un gros contrat de vente de vin avec un tavernier qui possédait une bonne dizaine de tavernes à Lancehélion, mais cependant, personne n'avait dit non plus si le Lord Navigateur se rendrait lui même au rendez-vous. Il se trouvait que oui, et c'est assez tard qu'il sortit, heureux, décidé à reprendre son bateau pour le relativement court voyage qui le ménerait à Port-Réal assister au Tournoi de la Main. Il songeait en riant à la figure si austère de Ned Stark, qu'il avait vu pour la dernière fois à Accalmie et à son rôle si difficile et si mal accordé à Robert de Main du Roi lorsqu'un bruit de pas dans une coursive plus sombre lui fit tourner la tête. Il n'y pensa guère longtemps. Il n'avait pas l'air d'un lord, habillé comme ça : il portait des habits de bonne facture, certes, mais pour le voyage ils étaient surtout solides et simples, c'était plus pratique en mer. Ainsi il passait surtout pour un marin. Un marin vaguement inquiet. Il posa la main sur son épée, et continua son chemin. Les rues n'étaient pas sures, même s'il ne payait pas de mine. Et un nouveau bruit, un homme dans l'ombre. Il dégaina à moitié :

« Qui va là ? »

Il espérait être impressionnant. Il se défendait bien à l'épée, mais n'était pas le meilleur chevalier des Sept-Couronnes, et là il n'était pas dans les conditions habituelles du combat : c'est-à-dire en mer. Manque de chance, la silhouette bougea plus vite que lui, et il reçut un coup étourdissant sur le coté. Il tomba en avant, et le craquement peu ragoutant qu'émis son poignet lui indiqua que c'était mal parti pour espérer jouter à Port-Réal s'il survivait à cette altercation. Cependant, malgré la douleur, Paxter réussit à garder la tête froide et de sa main valide, saisit son épée, mettant ainsi une distance raisonnables de plusieurs pouces d'acier entre lui et son agresseur, lui permettant d'étudier ses traits.

« Qu'est-ce que vous voulez ? Qui êtes... » Vous ? Mais il venait d'aviser des armes qu'il connaissait. Gargalen. Ah oui. En effet, il comprenait ce que l'autre pouvait lui vouloir. Ca remontait à loin, cette histoire, où il avait fait attaquer un lord dornien pour récupérer son contrat, et il ne pensait pas quelqu'un s'en souviendrait. Il aurait du faire éliminer les parents du type qu'il avait fait agressé, aussi. En attendant, mieux valait ne pas réveler sa vraie identité. C'était un jeune homme : il se laisserait peut-être berner : « Je n'ai pas d'argent, si c'est ce que vous voulez. Mais je crois qu'un seigneur comme vous en a pas besoin, messire, non ? » Il grimaça : « Vous m'avez cassé le poignet, avec vos histoires. Qu'est-ce que voulez à un bieffois comme moi ? Je vous connais pas, moi. C'est que vous avez des histoires avec le capitaine, si vous êtes là ? Lord Redwyne, je veux dire. »

Bonne idée, ça. Impossible de passer pour un simple matelot : il ne savait pas parler comme eux, et il était trop propre, trop bien mis, trop...peut-être riche pour passer pour l'un d'eux. En revanche, un second, ça c'était possible. C'étaient des gens qui avaient de l'instruction mais pas forcément le parler des nobles, et ça il y arriverait.

Edmund était à la fois excité et inquiet. Il avait appris par certains informateurs de son père que Paxter Redwyne devait conclure une vente à Lancehélion dès ce soir. Il avait envoyé un corbeau à Salrivage pour sa famille avec pour seul message : « La vengeance des Gargalen se joue ce soir ». Il ne savait pas du tout comment allait se passer leur rencontre. Est-ce qu'ils se battraient ou Edmund lui enfoncera son épée dans le dos ? Le deuxième cas semblait extrême, il ne savait même pas à quoi ressemblait le Lord Redwyne, il ne pouvait pas prendre le risque de tuer n'importe qui. D'ailleurs ira-t-il jusqu'à le tuer s'il en avait l'occasion. Dans sa conduite Edmund essaye de laisser la vie sauve à ses adversaires le plus possible. Mais la il sagissait d'un cas bien différent, il avait mis la vie de son père en danger. * Aux Enfers ma ligne de conduite ! Il en paiera de sa vie ! *

Edmund ne connaissait pas l'emplacement exact où le Lord Navigateur devait se rendre, mais il préférait le croiser en pleine ruelle où il aurai le plus de chance d'être seul ou du moins en comité restreint. Il errait dans les rues, à la recherche d'une personne correspondante. C'est alors qu'il remarqua un homme trop bien habillé pour être un marin, il se mit à sa poursuite. L'homme ne mit pas longtemps à sentir une présence, mais Edmund ne s'était pas encore fait remarquer. Il profita d'un passage dans une ruelle sombre pour attaquer sa cible. L'homme tomba au sol sans avoir le temps de réagir, mais maintenant il brandissait son épée en direction du dornien. Edmund sorti ses deux épées en signe de défense et pour prévenir qu'il était en état de se battre.

« Vous m'avez cassé le poignet, avec vos histoires. Qu'est-ce que voulez à un bieffois comme moi ? Je vous connais pas, moi. C'est que vous avez des histoires avec le capitaine, si vous êtes là ? Lord Redwyne, je veux dire. »

« Oh croyez-moi, votre poignet sera le dernier de vos soucis une fois mort. Vous ne me connaissez pas ? Non évidemment ! Mais je pense que vous connaissez plus mon père, le Lord Tremond Gargalen. Vous avez organisé son assassinat, heureusement que vos sbires n'ont pas réussis à aller au bout de leur office ! »

Edmund se devait d'être discret, cela ne restait un règlement de compte dans une ruelle et c'était assez mal vu. Il marcha sur l'épée de son adversaire et le releva. Il le plaqua contre le mur pour étudier ses traits. * Alors, c'est à ça que tu ressembles ? * Edmund le frappa à deux reprises dans le ventre et le laissa retomber.

« Alors, Lord Redwyne ! On pensait que l'on pourrai s'en tirer aussi facilement ? On ne s'attaque pas à un Gargalen sans en payer les conséquences ! »

Au plus profond de lui Edmund doutait. S'attaquait-il à la bonne personne ? De toute façon, il était trop tard pour reculer.

Il comptait bien survivre à cette rencontre avec ce type qu'il jugeait complètement fou. Bon, si on s'en était pris à sa famille, Paxter aurait sans doute réagi de la même manière...quoiqu'en fait non. Il aurait été plus subtil que ça, bien plus subtil, oui. Il n'était pas du genre à foncer dans le tas et ne l'avait jamais été, autant dire que tendre un guet-apens dans une rue comme cela, ou provoquer en duel quelqu'un était hautement improbable venant de la part du lord navigateur. Non, il tendait des pièges, cela c'était sur, et il était du genre à lancer des guet-apens en effet, mais les réglements de compte il expédiait quelqu'un d'autre que lui les faire. Ce n'était pas de la lâcheté, mais simplement de la prudence et du pragmatisme : il n'allait pas risquer sa vie pour des gens qui eux devaient mourir, et s'ils devaient payer un affront qu'ils lui avait subir, alors il fallait que la punition soit sévère et cruelle, à la hauteur dudit affront...En attendant, il ne se voyait pas lâche. Certainement pas. Il s'était battu à Accalmie, il se battait en mer. Il travaillait pour sa famille. Donc non. Il n'était pas lâche non plus. La preuve, il était en train de monter un mensonge immense à cet homme là sans sourciller, malgré la douleur qu'il ressentait. Il n'était pas sur du tout que ça marche correctement. Pas du tout, il l'espérait juste. Parce sinon il allait mourir, sans aucun doute.

Il fallait continuer à jouer ce rôle. C'était la seule porte de sortie. Il observa l'autre homme : il était plus jeune et paraissait plus à même de le vaincre. Cela ne voulait pas forcément dire grand chose, avec un poignet dans un état correct Paxter aurait pu faire jeu égal avec lui, du moins lui causer suffisament de tort et de dommages pour qu'il lui fiche la paix, mais il ne pouvait pas se servir de son poignet, autant dire que la situation était un peu désespérée d'un point de vue purement physique et que comme d'habitude il allait falloir qu'il aie recours à ce qu'il maitrisait le mieux, son arme suprême, le bagout et le fait d'être un beau-parleur, ce qui restait tout de même utile. Il fallait aussi compter sur le fait que messire Gargalen, quelque soit son nom, soit décidé à gober le baratin qu'il allait lui servir, et pour l'instant, ce n'était pas le cas. Non, il semblait plutôt d'humeur à molester quelqu'un.

La preuve en était que Paxter se retrouva bien vite à terre, la respiration coupée par les coups qu'Edmund lui asséna. Décidement, non, s'il s'en sortait, il ne participerait pas au Tournoi de la Main. Mina allait se demander ce qui lui était arrivé. Pensant à sa femme, il fut pris d'un élan de courage, réussit à s'emparer de nouveau de son épée, et du plat de la lame, faucha les jambes du jeune noble dornien, qui s'écroula dans la ruelle à coté de lui. Paxter en profita pour s'adosser contre le mur, aussi loin de lui que la ruelle le permettait.

« Je ne comprends même pas de quoi vous parlez ! » Il avait du mal à respirer et il se sentait lentement glisser contre la muraille. Malgré tout il essayait de rester digne et à peu près stoique, ne laissant rien paraître de la douleur qui lui coupait toujours à moitié le souffle et de son poignet douloureux. Il lui semblait d'ailleurs que celui avait triplé de volume, mais ce n'était peut-être qu'une impression, il ne voulait pas prendre le risque de parler. « Pour la dernière fois, messire, revenez à la raison ! Je ne sais même pas qui vous êtes. » Il avait l'air franchement outré : c'était une des qualités de Paxter Redwyne, il était extrémement bon comédien et rien ne lui faisait peur en ce qui concernait le mensonge. Il avait même l'air criant de vérité et de bonne foi, c'est vous dire. « Je m'apelle même pas Redwyne, vous savez, et je suis encore moins lord que vous êtes marin. Je suis Howland Flowers, l'un des seconds de lord Paxter, oui-da. Pour sur que je connais lord Redwyne, c'est mon capitaine. » Il fit une pause pour reprendre sa respiration : il était rouge, que ce soit de chaleur, d'arythmie ou encore de colère, il ne savait pas trop : « Mais je vous garantis que vous je vous connais pas, et vos Garga je sais pas quoi non plus !  Qu'est-ce que j'y connais, moi, en lord de Dorne, hein ? Faites excuses, messire, mais mis à part si vous avez un bateau, je saurais pas ce que c'est vos armes, et je sais encore moins qui est votre lord Tremond. Je connais un lord Tyrell, mais hé, c'est pas ici. »

Il baissa légèrement son épée, mais pas beaucoup, restant en garde. Il se méfiait de tout mouvement brusque du dornien, prêt à hurler, détaler, ou encore à lui enfoncer son épée dans les entrailles. Il demanda encore :

« Vous comptez pas me tuer, si ? Soyez raisonnable, un peu, vous croyez tout de même pas que lord Redwyne fréquente ce genre de ruelles ? »

Edmund était à terre, le coup du marin l'avait surpris. Dans son élan de rage il se releva pour revenir au niveau de Paxter. Il écoutait ce qu'il disait, qu'il n'était pas le Lord Redwyne, mais un de ses seconds, qu'il n'avait aucune idée de ce qu'Edmund lui reprochait. Le dornien doutait, s'il disait la vérité, s'il n'était pas réellement Redwyne. Ses actes n'auraient plus aucun sens. Il ne savait plus quoi penser.

« Vous ne comptez pas me tuer, si ? »

Edmund en était de moins en moins certain sur ce qu'il voulait réellement. Il voulait la tête de Paxter Redwyne mais malheureusement ce n'est pas ici qu'il pourra la trouver. Mais peut-être que l'homme assis à ses pieds pourra l'aider. Il releva l'homme par le col, lui retira son épée et le poussa vers l'avant :

« Admettons que tu ne sois pas Paxter. Je veux que tu m'amènes à lui. Et ne me dit pas que tu ne sais pas où il est. J'en ai assez des mensonges. »

Edmund se voulait menaçant, il le fallait pour que le second lui obéisse. Et s'il le fallait il n'hésiterai pas à le violenter encore une fois. Il avait une chance de retrouver l'origine de tous ses problèmes. Il ne pouvait pas la laisser passer. Il pointa son épée entre les deux omoplates de Paxter et appliqua une légère pression pour le forcer à avancer. Dans un grognement les hommes se mirent en route.

Le dornien observait autour de lui, toujours les mêmes bâtiments, les mêmes ruelle, les même habitants et les même virage. Il s'arrêta net et retourna le marin et le plaque contre le mur.

« Je pensais avoir été clair pourtant ! Edmund le frappa au ventre Tu crois que je n'ai pas vu ton petit jeu ? Nous tournons en rond depuis notre départ !»

Il était furieux. Il regardait le second droit dans les yeux, essayant de discerner une lueur d'amusement dans ses yeux. Il commençait à perdre patience.