Un frisson malaisé parcourut lentement son échine tandis que, suspendue au dessus d'un autel, l'idole religieuse dardait impunément sur lui son éternelle œillade inquisitrice. Répugné par sa propre pleutrerie, le vieux Lion détourna rapidement ses prunelles émeraudes de la physionomie marbreuse de la sculpture, dont les yeux pâles, caressés par les reflets colorés des immenses vitraux, semblaient - à s'y méprendre ! - animés de quelque énergie vitale. Il en allait de même pour les six autres statuettes, étourdissantes de réalisme, aux pieds desquelles pullulaient nombre de cierges aux divers pigments. Seule la figure cagoulée de l’Étranger semblait attirer l'indifférence des fidèles : au bas de son piédestal, là où, chez ses homologues de pierre, foisonnaient les offrandes, ne trônaient que de minces bougies aux lueurs blafardes. Un problème que ne paraissait nullement connaître l'effigie de la Jouvencelle, adorée nuit et jour par les jeunes suivantes du Donjon Rouge.

L'esprit embrumé par les effluves entêtantes des bâtonnets d'encens - que le septon en présence s'était borné à disséminer, çà et là, aux quatre coins du septuaire -, Tywin balaya la vaste salle heptagonale de son habituel regard impassible. Affairées autour de la silhouette décharnée de l'Aïeule, deux septas aux robes immaculées psalmodiaient respectueusement leurs illustres cantiques, sous l’œil émus d'une petite poignée de disciples. Lui-même avait bien tenté d'observer leur dévotion, sans succès. Car, si il croyait, comme la plupart des sujets de Westeros, en l'existence des Sept, le Sire de Castral Roc ne les portait guère en affection. Aussi sa présence dans le septuaire royal n'était-elle dû qu'à des heures de vagabondage désintéressé entre les remparts de l'imposante forteresse. Fort heureusement, cette pieuse excursion avait ses avantages : en plus de lui occuper l'esprit, elle l'empêchait de trop se languir des nouveaux rapports en provenance de Port-Lannis.

Néanmoins, cet intermède religieux prit brusquement fin lorsque la spiritualité des lieux devint progressivement insupportable pour le vieux Lion. Un ultime coup d’œil en direction du septon, et le Gouverneur de l'Ouest s'éclipsa, laissant derrière lui idoles, prières et autres allusions divines. Ce n'est qu'une fois parvenu à l'extérieur du septuaire royal, loin des dévots et de leurs vêpres, que Tywin s'autorisa quelques instants de répit, debout, devant les épaisses portes du bâtiment. L'étrange soulagement qu'il ressentait à l'idée de ne plus être enfermé dans le septuaire ne fit que confirmer ce qu'il savait déjà : il n'était, décidément, pas un homme de foi - et ce en dépit de ses nombreux efforts. Mais pouvait-on seulement l'en blâmer ? On lui avait appris à échafauder des stratégies, mener des hommes à la guerre et gouverner des terres, pas à vénérer aveuglément des Dieux qui, à coup sûr, ne lui seraient d'aucun aide sur les champs de bataille.

Ce furent les grincements stridents du pont-levis jouxtant la Petite Galerie qui tirèrent définitivement le vieux Lion de ses sombres pensées. Peu désireux de rester planté au milieu de la cour intérieure du Donjon Rouge, le patriarche de la famille Lannister se remit finalement en marche, son attention de nouveau accaparée par l'invasion des Fers-Nés, l'état des troupes restées à Castral Roc, le commandement de ses dernières par Kevan.. Une rengaine que Tywin ne cessait de se ressasser depuis plusieurs semaines déjà, sans jamais parvenir à s'en débarrasser. Où étaient donc les Dieux, lorsque l'on avait désespérément besoin d'eux ?

Les corridors s'enchaînèrent. Puis les escaliers, les galeries, les salles voûtées.. Un labyrinthe architectural, fastueux et raffiné, que Tywin avait parcouru de nombreuses fois lorsqu'il était encore la Main du Roi Aerys. L'espace d'un instant, le Sire de Castral Roc se surprit à ruminer de lointains souvenirs, enterrés et prétendument oubliés depuis longtemps. Sans doute aurait-il pu se perdre dans les méandres dangereux et obscures de sa propre mémoire, si ses pieds ne l'avaient sournoisement conduit à emprunter le même couloir qu'une certaine jeune femme. Une jeune femme, dont il connaissait très bien le père, pour avoir lui-même mâté ses ambitions révolutionnaires.

« Lady Farman. »

Sa voix était froide, quoique dénuée de la moindre parcelle d'animosité. C'était du chef de famille que le vieux Lion avait eu à se plaindre, non pas de sa descendance. Et bien que, Tywin s'en doutait, la grande majorité des membres de cette maison nourrissaient une amertume farouche envers leur suzerain, ils n'étaient pourtant pas stupides. Tout le monde connaissait les Pluies de Castamere, et ce que cette douce chanson signifiait.

An 298 • Treizième lune • Semaine 4 • Jour 2.

Que faisait-elle là ?
Oh, il avait fallu que de tous les couloirs du Donjon Rouge, elle passe par celui-ci. Il avait fallu que de tous ses habitants, elle tombe sur celui-ci. Elle se remémora sa journée toute entière, cherchant pour quelle raison elle s'était trouvée face à cet horrible fauve. Son père était parti, quelques jours plus tôt, lui faisant promettre de se méfier de certaines personnes. Il lui avait dit de ne pas s'approcher de la Montagne, de Varys, de la famille royale et surtout du vieux lion. Oh, elle les avait évités. Le matin-même, Silithia avait croisé la Reine Cersei au détour d'un couloir et, avant qu'elle ne l'ait vue, elle avait fait demi-tour pour ne pas avoir à lui adresser la parole.

Ayant pour seule compagnie son cousin et sa cousine, Silithia avait préféré partir à la recherche d'un visage qui lui était à la fois familier et amical. Elle chercha donc Alïstair ou Myrielle, espérant trouver au moins l'un des deux. Sa longue robe rose pâle traînait en un léger voile derrière elle tandis qu'elle avançait tranquillement dans les corridors du château. Elle avait tout d'abord parcouru les jardins de long en large, sillonné nombre de couloirs, et elle s'était alors trouvée là. Par un pur hasard, elle s'était retrouvée dans le même couloir qu'une personne dont elle n'aurait jamais dû croiser la route.
Tywin Lannister.

Il la salua de sa voix froide, et elle dût lutter contre elle-même pour ne pas lui répondre aussi froidement. A vrai dire, elle avait envie de redevenir la gamine insolente qu'elle fut à un moment-donné. Elle s'était arrêtée net, l'observant d'un regard glacé et dur. Ses traits s'étaient durcis au possible, affichant une mine terriblement froide. Les lèvres pincées, les poings serrés, elle l'observait en cherchant que lui dire.
Par obligation, elle souleva tout doucement le bas de sa robe dans une révérence lente et gracieuse. Se relevant, elle posa à nouveau son regard soudainement devenu plus paisible sur lui.

-Lord Lannister. C'est un plaisir de vous voir.

Son port de tête bien haut, elle prit garde à ne présenter aucun réel défaut dans sa tenue. Tywin devait la voir comme une jeune fille parfaite, une fille forte qui n'aurait aucun mal à se tenir face à lui. Une fille qui ne le craindrait pas, malgré tout ce qu'il avait fait. Et pourtant, savait-il seulement toutes les idées vengeresses qu'abritait son esprit ? Oh, oui, elle se l'était promis. Un jour, il regretterait d'avoir envoyé ce luthiste leur jouer cette douce chanson.

Silithia posa sur le lord suzerain de l'Ouest, et afficha un sourire pincé, son trop-plein de fierté dessinant les traits de son doux visage tandis qu'elle continuait d'une voix mielleuse.

-Ma famille toute entière vous transmet ses plus sincères salutations.

Foutaises ! Elle parvenait à être aussi crédible dans ses éternels mensonges avec Tywin qu'avec d'autres, car sa rage intérieure lui donnait envie de toujours paraître et être forte. Elle restait une excellente menteuse, quelque soit la personne en face d'elle. Et ce jour-ci, c'était le vieux lion. Et jamais, ô grand jamais, elle ne laisserait ses émotions la trahir. Ainsi, elle se montrait à lui aussi douce et blanche que le plumage de la colombe qu'elle était, se départant des tâches de jais qui le parcouraient, éternelle preuves de ses péchés...

D'une allure mesurée, Tywin se rapprocha calmement de la jeune femme qui, à en juger par l’œillade meurtrière qu'elle se plut à lui lancer, ne paraissait guère enjouée par cette brusque apparition. Son suzerain ne l'en blâma pas : cette vive animosité - que se bornaient à lui manifester la plupart des Farman - l'indifférait plus qu'elle ne l'offusquait. Peu lui importait les ressentiments de ses hommes ; admiration, mépris, haine féroce, ou encore profonde sympathie.. Le vieux Lion n'en avait cure. Seules l'obéissance et l'efficacité de ses vassaux possédaient une quelconque valeur aux yeux du patriarche, dont les hautes exigences - couplées à une intransigeance sans borne - eurent tôt fait de forger une solide réputation à travers l'ensemble de Westeros. La tendresse des foules, Tywin n'en voulait pas. Car, si la bonhomie de son géniteur lui attira les faveurs de ses sujets, elle propulsa néanmoins sa famille dans les tréfonds abyssaux de l'humiliation et de la déchéance.

Ce n'était d'ailleurs pas l'amabilité du Gouverneur de l'Ouest qui avait eu raison des élans révolutionnaires de Lord Sebaston, mais bel et bien la crainte. Celle de voir sa dynastie s'éteindre, à l'instar de celles, pourtant si puissantes, des Reyne et des Tarbeck. De ces maisons rétives ne subsistaient plus que le nom, marqué au fer rouge du sceau Lannister. Avec les Farman, Tywin n'avait cependant nullement eu besoin de recourir à la force : un simple luthiste, engagé pour jouer Les Pluies de Castamere, avait suffit à calmer les ambitions démesurées de Sebaston. La peur.. Existait-il seulement arme plus efficace que celle-ci ? Non, à n'en pas douter. Plus qu'un simple moyen de dissuasion, elle était la concubine du véritable Pouvoir.

Avec une élégance presque aussi calculée que les éclats de son sourire, Silithia gratifia son interlocuteur d'une révérence digne des plus imminentes dames de la Cour de Port-Réal, à laquelle le Sire de Castral Roc répondit par une inclinaison de tête entendue. A seulement dix-sept ans, la seconde héritière de la Maison Farman semblait joliment maîtriser les manières de la bonne société. Elle en avait également l'allure, et le piquant verbal. Et pour cause, sa remarque au sujet des prétendues salutations transmises par sa famille ne dupa en rien le vieux Lion, qui se contenta en premier lieu d'accueillir ces flagorneries d'un haussement de sourcils mi-incrédule mi-dédaigneux.

« Ayez également l'obligeance de faire parvenir au seigneur votre père mes sentiments les plus cordiaux, ainsi qu'à votre tante, Lady Jeyne. »

Il s'agissait d'un jeu de provocation, ni plus ni moins. De leur tirade respective, rien n'était véritable. Néanmoins les talents de comédiennes de la jeune femme méritait d'être reconnus : Tywin se serait certainement laisser duper, si il avait eu l'occasion d'ignorer les sentiments ô combien amicaux que nourrissait Sebaston à son encontre. Peut-être cette Silithia n'était-elle finalement pas totalement dépourvue d'intérêt.

« J'ose espérer ne pas vous déranger dans quelconque entreprise, ma dame. Peut-être étiez-vous sur le point de vaquer à de meilleures occupations que celle de vagabonder, seule, dans les couloirs du Donjon Rouge ? »

Ce qu'elle faisait dans ce corridor, Tywin l'ignorait. Sans doute furetait-elle, comme tant d'autres âmes dans cette forteresse, en désespoir de réelle occupation. L'oisiveté n'était, à l'évidence, pas l’apparat des Ouestiens.

An 298 • Treizième lune • Semaine 4 • Jour 2.

La croyait-il à travers son sourire et son regard pétillant de joie et de jeunesse ? Non, bien sûr que non. Il aurait été stupide d'y croire, mais elle savait bien qu'il se rendait compte de ce jeu dangereux auquel elle s'adonnait. Elle provoquait son seigneur lui-même, et lui le lui rendait bien. L'obligeance... Ce simple mot suffit à presser le cœur de la jeune fille d'une rage rage certaine. Le sang bouillonnait dans ses veines, mais elle affichait une mine parfaitement douce. Une petite lady parfaite dont le seul danger était sans doute sa naïveté. Mais Silithia avait depuis bien longtemps enterré cette naïveté qui faisait défaut à nombre de demoiselles de son âge. Elle savait bien qu'elle risquait d'être très prochainement mariée à un homme qu'elle n'aimerait jamais. Elle savait qu'elle devrait à jamais se retenir pour ne pas cracher mille insultes au visage du lord Lannister. Oh, ce vieux lion... Elle se jurait, depuis un moment déjà, de venger un jour sa famille. Mais tel était le problème ; elle était née femme. Elle n'aurait jamais eu la morphologie nécessaire pour tenir une épée, elle n'aurait jamais pu faire de ses ongles parfaits de véritables griffes au tranchant semblable à celui d'une lame valyrienne. Alors son esprit, sa langue, s'affûtaient.
Et ses mots, ses charmes, étaient ses armes.

-Je les leur ferai parvenir lorsque je les reverrai, soyez-en sûr.

Sa voix n'était que respect et politesse. Encore, toujours des mensonges. Et c'était la société qui l'avait faite ainsi. C'était le monde dans lequel elle vivait qui avait forgé en son cœur une haine, une rage, qui la rendaient menteuse au possible. Et il avait fallu qu'il parle de lady Jeyne. Sa tante. Sa très chère tante à laquelle elle n'avait jamais offert le moindre signe d'affection. En réalité, c'était plutôt la lady Clifton qui lui menait une sorte de guéguerre stupide pour savoir qui des deux était la plus aimée du sire de Belcastel. Silithia retint un soupir d'exaspération à la simple évocation de l'intruse qui habitait au château avec sa famille et elle, et ne tarda pas à recouvrer sa concentration.

A la question du vieux lion, elle ne répondit pas immédiatement, laissant son regard divaguer un instant dans le couloir. Elle espérait voir quelqu'un, n'importe qui, qu'elle connaissait et qui pourrait lui donner une bonne raison de quitter son interlocuteur. Puis elle réfléchit. Elle qui voulait venger sa famille du sire de Castral Roc, elle devait pour cela mieux le connaître, chercher à cerner le personnage qu'il était. Elle ne savait, en réalité, que peu de choses à son sujet. Mais elle savait qu'il avait été la Main du précédent Roi, qu'il n'avait pas hésité à écraser les puissantes maisons Reyne et Tarbeck au creux de sa main... Tywin était l'un des hommes les plus puissants et les plus influents du Royaume. Et l'un des plus dangereux, peut-être, pour la jeune colombe qu'elle était.
Reposant sur lui un regard que seul le calme habitait, il ne lui fallut que la durée d'un battement de cils comme temps de réflexion avant qu'elle ne réponde.

-Vous ne me dérangez pas, et j'espère qu'il en est de même pour moi. A vrai dire, je n'ai rien trouvé de mieux à faire que d'errer sans but dans ces corridors.

Si la franchise avait été d'usage dans une conversation entre Farman et Lannister, elle en serait sans doute venue à lui dire que sa principale occupation, en l'absence de son père, était d'éviter celui à qui elle s'adressait à l'instant-même. Elle tomba à nouveau dans de profondes réflexions au sujet du vieux lion. Là où certains seigneurs s'assuraient la fidélité et le soutien de leurs vassaux en se montrant bons et généreux, Tywin semblait avoir tout compris au jeu des trônes et au fonctionnement du pouvoir. Et la peur. Quelle arme redoutable, pour faire comprendre aux Sept Couronnes toutes entières qu'il était plus puissant, plus redoutable que la moitié d'entre eux réunis. Si Silithia méprisait du plus profond d'elle-même Tywin, elle le respectait tout de même. Et si elle n'avait pas été née dans une famille directement menacée par les crocs du lion, peut-être l'aurait-elle même presque admiré. Elle chassa ces idées de son esprit, ne préférant pas y songer.

Elle savait que Tywin possédait des griffes et des crocs. Il était un véritable lion. Elle, n'était qu'un petit oiseau blanc. Mais les femmes sont parfois bien plus dangereuses que les hommes les plus musculeux. Elle devait agir de manière subtile, dire des choses qui le mettraient dans l'embarras. Bien sûr, embarrasser le suzerain de l'Ouest était certainement chose impossible. Au moins pourrait-elle le mettre face à la réalité, lui rappeler que si bas-peuple avait des problèmes, s'il était supérieur à nombre d'autres, la récente attaque de Port-Lannis était la preuve-même que les Lannister n'étaient pas si intouchable qu'ils le faisaient croire. Chaque chose a une faille, un tout petit défaut qui risque de le faire tomber. Et c'était ce que Silithia tenait à lui rappeler.
D'abord, son sourire se crispa légèrement, son visage se teintant d'un fausse gêne, pour finalement s'effacer de son visage. Elle fit la moue et ses sourcils se froncèrent très légèrement, comme si la contrariété elle-même venait se coller à son visage et creuser ses traits fins. Elle dit d'une voix digne de la lady la plus innocente qui soit :

-On dit que Port-Lannis a été attaqué. J'en suis navrée, et j'espère que les Fer-Nés paieront pour leurs agissements. Quels barbares...

Sa voix, sur ces deux dernières phrases, tremblait d'un semblant de rage. Elle baissa doucement les yeux, juste quelques instants, comme si elle priait les Sept que sa famille soit épargnée. En effet, Belcastel n'était pas très loin de Port-Lannis. Mais la prochaine destination des Fer-Nés était sans doute Castral-Roc, si ils ne s'y trouvaient pas déjà. Silithia ne savait qu'une chose de l'attaque : Port-Lannis avait été mis à feu et à sang, disait-on.
Relevant son regard de glace vers Tywin, elle dit d'une voix claire :

-Mais je suis sûre que vous saurez montrer aux Fer-Nés qu'un lion a des griffes. N'est-ce pas ce que disent les Pluies de Castamere ? Puis, souriant à nouveau et devenant soudainement bien plus douce, elle reprit. Mon père a certainement déjà envoyé des soldats à Port-Lannis. Que ne ferait-il donc pas pour son suzerain ?

D'un simple geste de la main, elle ramena une mèche blonde derrière son oreille droite, ses yeux de glace toujours rivés sur le lion. Oui, son père avait promis d'envoyer des soldats pour protéger ou reprendre Port-Lannis, car il avait prêté allégeance aux Lannister et que c'était là son devoir. Mais pour Tywin, il n'enverrait certainement que peu d'hommes. Il refusait de se considérer comme l'un de ses vassaux dévoués et fidèles. Il n'était pas ainsi, et ce n'était un secret pour personne. Mais on ne le disait pas à voix haute, on en parlait jamais. Et c'était mieux ainsi.
Malgré les piques de Silithia, son visage restait doux et fendu d'un sourire qui n'annonçait que douceur et bonté. « Une vraie petite lady », lui répétait-on déjà lorsqu'elle était enfant. Et aujourd'hui, de parfaite petite lady, elle n'avait plus que l'apparence.

Politesse et courtoisie. Paroles gracieuses et battements de cils faussement candides.. Si ils semblaient innocents, les atours de la jeune femme s'avéraient néanmoins aussi redoutables que la plus acérée des lames. La chose était agréable : entiché de sa formidable réputation de sinistre asocial, rares étaient les occasions où le Sire de Castral Roc pouvait s'adonner à quelque gymnastique verbale. Suicidaire ou profondément audacieuse, son interlocutrice, quoique faisant preuve d'une évidente effronterie, lui offrait donc, de par son attitude, une distraction de premier ordre.

Eut-il passablement été amusé par le comportement de la blonde, Tywin se contenta pourtant de n'exhiber de ses émotions que la froide circonspection dont il faisait si souvent preuve. Taillé dans le marbre, son visage, rigoureusement impassible, ne semblait exprimer que distance et mépris tandis qu'à ses côtés, Silithia le gratifiait de ses sourires les plus charmants. Le peu de cas qu'il semblait faire de la jeune femme ne l'empêchait toutefois pas d'écouter ses homélies, onctueuses et hypocrites. Pour peu qu'il fut un autre homme, jeune et insouciant, sans doute les manières de la colombe auraient-elles eu tôt fait de le convaincre de sa sincérité et de son dévouement. Hélas, le Lion était âgé, accoutumé aux chimères de la Cour et d'une vigilance presque aussi remarquable que la constante mauvaise humeur avec laquelle il assommait quotidiennement son entourage. La duperie et le mensonge n'avaient plus aucun secret pour lui.

Mais Farman était habile, son suzerain ne pouvait le nier. Véritable ambassadrice de retenue et de savoir-vivre, rien, dans son comportement, ne trahissait la profonde aversion qui unissait durablement leur famille respective. Ce détail ne fit que confirmer les premières impressions du Gouverneur de l'Ouest : Lady Silithia n'était décidément pas une idiote - ou du moins ne l'était-elle pas totalement, à l'instar de son géniteur. De ce dernier, la blonde semblait d'ailleurs avoir eu l'immense privilège d'hériter de la pétulante audace, comme en témoignait l'aplomb déconcertant avec lequel elle affrontait courageusement la présence de celui qui, des années auparavant, avait menacé d'écraser sa dynastie.

Cette enfant l'intriguait singulièrement.
Quel dommage que l'attention toute particulière qu'il était en train de lui témoigner se soit brutalement évaporée à l'instant même où la bouche charnue de son interlocutrice articula le nom de Port-Lannis.

« En tant que membre de la maison Farman, Lady Silithia, vous devriez pourtant savoir plus que quiconque que je ne suis pas homme à laisser un affront impuni. »

Son regard se fit plus dur, à l'image de sa physionomie. Une remarque austère, une œillade appuyée, et la blonde savait à présent à quoi s'en tenir ; il s'était montré patient, l'avait laissé jouer les dames de hauts parages en lui autorisant quelques incartades orales. Si son intelligence lui plaisait, au même titre que son orgueil, la jeune femme devait néanmoins veiller à ne pas abuser de sa.. générosité.

Ignorant avec superbe la tension morbide qui venait de s'installer entre son interlocutrice et lui-même, le fauve invita l'effrontée, d'un vague geste de la main, à poursuivre sa promenade en sa modeste compagnie. Ce n'est qu'après un long silence inopportun, seulement interrompu par les claquements réguliers de leurs talons sur le sol pierreux du Donjon Rouge, que Tywin daigna reprendre la parole.

« Que savez-vous des Fers-Nés, Lady Silithia ? »

Il ne lui accorda aucun regard, se bornant simplement à continer sa lente progression le long des corridors cruellement déserts de la citadelle. Les mains nouées derrière son dos, la nuque raide et les mâchoires serrées, il attendait sa réponse comme un vautour guettait sa proie.

Des heures qu'il s'efforçait à s'ôter Port-Lannis de l'esprit.
Farmant méritait bien qu'il la tourmente un peu.

An 298 • Treizième lune • Semaine 4 • Jour 2.

Comment osa-t-il ! Aux paroles du vieux lion, son sourire manqua de s'effacer. Peut-être disparut-il même, une simple seconde, avant qu'elle ne se décrispe toute entière pour afficher à nouveau cette mine courtoise et paisible qui ornait toujours son doux visage avec la fierté d'un paon. Oh, oui, elle savait plus que quiconque ce qu'il advenait de ceux ayant provoqué le vieux lion. Son cœur se gonfla finalement d'une fierté certaine ; elle avait réussi à embarrasser le vieux lion et ça, c'était une chose à laquelle elle ne s'attendait pas mais qui lui faisait bien plaisir. Mais le regard plus dur et plus sévère que lui adressa Tywin lui fit comprendre une chose ; visiblement, Port-Lannis était un point des plus sensibles auquel il valait mieux ne pas toucher. Soit, elle n'y toucherait pas. Mais pour sûr, elle y penserait et y réfléchirait. Puis, son intelligence ferait le reste, si quelque chose était à faire.

Tournant vers lui un regard empli tant d'innocence que de fausseté, et sans se départir de son très léger sourire respirant une forme de niaiserie que seules possédaient les ladies de Westeros, ses lèvres se pincèrent doucement comme si ses paroles étaient empreints d'une logique incontestables. Bien entendu, c'était le cas. Mais ne jouait-elle donc pas ici le rôle de la parfaite demoiselle de haute naissance, celle qui sourit tout le temps et est d'une naïveté à toute épreuve ? Elle endossait ce rôle à la perfection, faisant croire à qui elle le souhaitait qu'il s'agissait là de son vrai visage. Mais Tywin n'était certainement pas dupe, et encore moins idiot.

Sans qu'elle n'ait eu le temps de répondre aux paroles du vieux lion, il l'invita à la suivre d'un simple geste de la main. Silithia accepta sans rechigner, emboîtant le pas au lord Lannister tandis que leur conversation avait cessé. A vrai dire, c'était peut-être mieux ainsi, la colombe n'ayant donc plus à répondre de cet éternel ton mielleux et avec ses éternels mensonges à cet homme qu'elle haïssait sans même le connaître. De toute manière, elle n'en avait pas envie.
Sa question lui fit cependant lever les yeux du lointain qu'elle fixait avec envie, espérant à chaque seconde que surgisse quelqu'un de sa connaissance. Mais non, personne, hormis le lion qui ne cessait de marcher devant elle, les bras croisés derrière son dos. Puisqu'il ne lui jetait pas un regard, elle haussa les sourcils en arborant un air quelque peu dédaigneux le temps de quelques instants, puis se fendant d'un sourire plus faux que tous les autres encore, elle retint un soupir. Ce qu'elle savait des fer-nés... C'était là une question vague.

-J'en sais ce que m'en ont dit les septas, répondit-elle du tac-au-tac avant de reprendre un peu plus doucement. Soit beaucoup de choses. On les dit fiers, rudes... Il y a beaucoup de pirates sur les Îles-de-Fer mais depuis la rébellion des Greyjoy en 289, paraît-il que le commerce maritime est plus pratiqué. Elle haussa doucement les sourcils, un brin moqueuse à l'égard des Fer-Nés à cette pensée. Et depuis cette même rébellion, il me semble bien que Théon Greyjoy, dernier fils et hériter de Pyk et des Îles-de-Fer, est gardé comme otage par Lord Stark, à Winterfell.

Silithia connaissait l'histoire des Îles-de-Fer et de ses habitants par cœur -tout comme elle connaissait presque toute l'histoire de Westeros par cœur, car les livres avaient toujours été ses meilleurs amis. Mais Tywin voulait sans doute entendre de sa part des choses intéressantes, et elle ne lui laisserait aucunement le plaisir de pouvoir la couper par ennui ; elle ne le connaissait pas assez pour savoir si il aurait l'audace de la couper, elle préférait alors se méfier. Tournant son regard brillant toujours d'une fausse innocence vers lui, elle espéra l'avoir satisfait par ses paroles.
Elle devait être parfaite pour qu'il ne puisse jamais rien lui dire ou lui reprocher. Qu'il voit qu'il n'avait pu brisé ou mettre à terre la jeune fille, car ce jour-là, elle se tenait encore debout face à lui, fière et grande. Tout ce qu'il n'avait certainement pas souhaité.