An 299 • Quatrième lune • Semaine 4 • Jour 4.

Ma tendre Silithia,
Tu dois rentrer au plus vite. Ryger, Alayne et Shana seront bien sûr du voyage, mais c'est surtout toi que je veux voir à Belcastel au plus tôt. Ce serait trop long de tout t'expliquer, mais je peux te dire que depuis l'attaque de Port-Lannis, les tensions doivent être vives à Port-Réal. Trop vives pour une jeune fille comme toi. J'ai un mauvais pressentiment, et j'ai peur pour toi. Je sais que tu as dix-sept ans, que tu rêves de liberté et que tu t'es sentie adulte dès lors que je suis parti pour Belle-Île, te laissant presque seule à la capitale. Oui, tu es bientôt une adulte, mais je crains toujours qu'il t'arrive malheur. Je veux que tu rentres à Belcastel rapidement, au moins pourrai-je m'assurer moi-même de ta sécurité et de ton bien-être...
Rentre vite, mais fais-toi discrète, je t'en prie. Rentre à cheval, ce sera bien plus rapide, et j'ai déjà veillé à ce que tes affaires soient portées jusqu'à la maison peu de temps après ton départ. Prends bien soin de toi, ma fille. Je t'aime fort, tu ne le sais que trop bien...
Ton père, Sebaston.

Silithia se fendit d'un sourire amusé, reposant la lettre sur le guéridon auquel elle était attablée et sur lequel trônaient deux verres de vin vides. Une cruche de vin de la Treille était placée au centre du petit meuble, à moitié vidée par la Lysienne d'origine, qui enchaînait les allers-retours dans la chambre, remplissant au maximum les sacs de voyage dont elles auraient besoin, sa protégée et elle-même. La jeune Farman avait porté ses deux coudes sur la table, tenant sa tête au creux de ses mains et lorgnant sur sa coupe vide lorsqu'elle n'observait pas sa camériste. Celle-ci n'avait pas arrêté une seule seconde de tout préparer pour leur départ prématuré depuis qu'elles avaient reçu la missive de Sebaston. L'idée de quitter si vite la capitale avait quelque peu déplu à la jeune colombe, au départ, mais elle avait finalement réfléchi et s'était finalement dit que, de toute manière, un petit retour aux racines ne pourrait pas lui faire de mal. Cependant, elle ne pouvait s'empêcher de penser que Sebaston s'inquiétait trop, et pour rien.
A Belcastel l'attendaient sa sœur, ses cousins et cousines, et surtout son père. Malheureusement, il y avait aussi son frère et sa tante, qui avaient développé le don de l'agacer par leur simple présence, et qui en jouaient désormais.

-Shana, as-tu bientôt fini ?

Le servante ne daigna pas regarder Silithia, hochant simplement la tête avec vivacité, se plongeant l'instant d'après dans une vérification minutieuse des bagages que toutes deux pourraient emporter avec elles jusqu'à Belle-Île. Tandis que lady Farman laissait son regard se perdre dans le vide, celui de Shana glissa jusqu'à la fenêtre soigneusement fermée. La nuit tombait, il était donc temps pour elles de partir. Il ne fallut qu'un instant à la camériste pour qu'elle se retrouve aux côtés de celle qu'elle considérait comme sa fille, posant une main sur son épaule.

-Silithia, nous devons nous dépêcher maintenant.

Sans rien répondre, la colombe -vêtue ce soir-ci d'une robe à la couleur de nuit- hocha la tête et se leva de sa chaise, abandonnant là les deux verres et la cruche. Une servante passerait bien les nettoyer. De toute manière, ce n'étaient plus ses affaires. Elles n'avaient pas le temps de s'attarder, et devaient rentrer à Belle-Île le plus vite possible. Quelques minutes après avoir quitté la chambre, Silithia et Shana se retrouvèrent dans la cour du Donjon Rouge, leurs montures déjà préparées les y attendant. Elles partaient dans le plus grand secret, personne n'était au courant.
Déjà en selle, elles furent vite rejointes par Alayne et Ryger, les cousins de lady Farman, ainsi que par deux hommes de la maison Farman. Tous montés sur leurs palefrois, ils quittèrent la cour du Donjon Rouge aussi vite et discrètement que possible.

Ils passèrent sans mal les portes de Port-Réal, tous encapuchonnés et impossibles à reconnaître. Mais alors qu'ils s'éloignaient de la ville, ils ralentirent la cadence et prirent un pas tranquille. Mais, au bout de quelques minutes de tranquillité et de silence, des bruits non loin d'eux les alarmèrent. Silithia se tendit sur sa selle, et se rapprocha de Shana par pur réflexe.

-C'est quoi ça ?, demanda-t-elle.

Dans l'obscurité, elle distingua Shana qui secouait la tête. La petite troupe commença à presser le pas, quand des bruits très distincts de sabots martelant le sol leur parvint. Bientôt, ils furent encerclés et obligés de s'arrêter. Silithia ordonna à ses deux gardes de remettre leurs épées -qu'ils avaient déjà tirées- dans leur fourreau, ce qu'ils firent sans discuter. L'un des hommes les entourant mit pied à terre, et il s'approcha vivement de l'un des hommes en armes des Farman, ayant sans doute reconnu le blason de la maison de l'Ouest.

-Lady Silithia Farman ?

Shana esquissa un geste de la main pour la retenir, mais déjà l'intéressée s'avançait au pas vers l'homme qui la cherchait visiblement.

-C'est moi, dit-elle. Que me voulez-vous ?
-Veuillez descendre de cheval. Lord Stark m'envoie vous quérir.
-Pour quelle raison ?

L'homme d'armes ne répondit pas, s'approchant juste du cheval brun de Silithia et insistant. Elle obéit, mettant pied à terre. L'inquiétude de son père était visiblement justifiée, et elle ne voulait absolument pas faire risquer quoi que ce soit à Shana, à sa famille ou à ses hommes. Tenant les rênes de son cheval du bout des doigts, elle le mena derrière elle en s'avançant jusqu'à l'homme qui la cherchait. Il ordonna aux autres de mettre pied à terre, eux aussi, et ils obéirent puisque Silithia l'avait fait. On leur fit bander les yeux pour les mener en direction de Port-Réal. Où allaient-ils ? Ils l'ignoraient tous.

Lorsque la colombe sentit le bandeau qui cachait sa vue se desserrer, elle comprit qu'elle était arrivée. Soupirant d'abord de soulagement, elle leva les yeux pour voir qu'à l'autre bout de la pièce dans laquelle on l'avait menée se trouvait la Main du Roi, lord Eddard Stark. Le regard de la jeune fille se fit plus froid, tandis qu'elle reculait d'un pas, à la fois énervée et apeurée. Que se passait-il donc ? Qu'avait-elle fait de mal ?
Son regard ne tarda pas à s'orienter vers Alayne et Ryger, qui se trouvaient aussi dans la pièce, des gardes de la maison Stark placés derrière eux. Silithia ne comprenant rien à la situation, elle tourna son visage vers le loup, déployant tous ses moyens pour rester calme. Mais son regard la trahissait.

-Lord Stark, que me vaut cet honneur ?, demanda-t-elle d'une voix calme. Trop calme.

An 299 • Quatrième lune • Semaine 4 • Jour 4.

Comment la situation pouvait-elle être aussi désagréable pour lui que pour elle ? Le regard de Silithia rencontra celui du loup muet et se figea. Comment pouvait-il dire cela alors qu'il avait envoyé des hommes la chercher pour la ramener ici ? Ne l'avait-il pas voulu ? La colombe aurait voulu prendre ses jambes à son cou, fuir loin de la Main et de la réalité. Elle ne savait pas ce qu'on lui voulait. On ne lui avait rien dit. On l'avait juste menée ici. Alors elle revêtait au mieux ce masque qu'elle s'était forgé à la mort de sa mère, son regard laissant cependant afficher une faille qu'était la lueur d'effroi qui y brillait. Parce qu'elle craignait qu'on ne sache tout d'elle, qu'on ne découvre qui elle était vraiment... qu'on la haïsse.

L'étincelle apeurée qui brilla dans ses yeux pendant un instant disparut à l'instant même où ses yeux se fermèrent, juste le temps que la colombe dirige son regard dans une autre direction que celle du loup Stark. Elle avait si peur que son corps tout entier tremblait, bien que ça ne fut pas visible. Elle serra doucement les poings pour calmer cette peur envahissante qui rendait son esprit flou.
Elle se demanda un instant si ses jambes n'allaient pas se dérober sous son poids, aussi accepta-t-elle la proposition d'Eddard et elle s'assit sur une chaise.

-Merci, mais j'ai juste besoin de m'asseoir.

Levant le menton dans un air fier, elle osa regarder lord Stark dans les yeux pour tenter de lui prouver qu'elle n'avait pas à peur. Et pourtant.
Poussant un petit soupir, elle en vint tout de suite aux faits :

-Pourquoi m'avoir fait amenée ici ? Ai-je fait quelque chose de mal ? Je dois rentrer à Belcastel, mon père m'y attend, souffla-t-elle.

An 299 • Quatrième lune • Semaine 4 • Jour 4.

La salle se vida. Silithia tenta presque désespérément de soutenir le regard d'Alayne, de Ryger ou de Shana mais, hormis cette dernière, ils avaient les yeux baissés vers le sol. Même Ryger. Le fier Ryger. L'héritier Clifton et sa sœur se dirigèrent vers la sortie, suivis de près par la camériste qui ne lâchait pas des yeux sa colombe de maîtresse. Lorsque la porte se ferma et que seuls deux gardes restèrent dans la pièce, lady Farman ferma les yeux, ne réprimant pas un petit soupir. Elle avait à la fois hâte et peur d'entendre la suite, d'en finir avec cette histoire...

Mais ce que dit lord Stark ne fit qu'arracher le reste du masque que s'efforçait d'afficher la jeune blonde. Entrouvrant la bouche, elle voulut protester, dire quelque chose. Elle ne pourrait pas rentrer chez elle. Pas maintenant. Si elle aimait habituellement être vue, regardée et même admirée, elle aurait préféré être à l'instant aussi petite que le plus infime des insectes, plus insignifiante qu'une particule des plus minuscules... Mais elle était là, soutenant tant bien que mal le regard d'Eddard, espérant que quelqu'un n'explose de rire, annonçant là la fin d'une très mauvaise blague.
Mais personne ne rit. Seul le silence s'installa. Et à mesure qu'il durait, qu'elle se répétait intérieurement les mots de la Main en réfléchissant au pourquoi du comment... elle lâchait prise. Peu à peu, au fil des secondes, elle sentait que tout ce qu'elle était parvenu à contrôler depuis des années maintenant n'était plus rien face à la fureur, la honte et la peur qui se mêlaient en elle.

La Houle les emporte, tous les grands de ce monde qui souhaitaient l'enfermer dans une cage sous prétexte que l'allégeance de sa famille allait aux Lannister ! Un grincement sonore résonna et c'est seulement à ce moment-là qu'elle réalisa que, dans toute sa furie, elle avait repoussé sa chaise brusquement derrière elle et s'était levée en hâte pour toiser le nordien de toute sa hauteur.

-Pardonnez-moi ? Invitée ? Ne voulez-vous donc pas plutôt dire otage ? Elle respirait bien plus vite qu'à l'accoutumée, et sa voix l'avait trahie plus que jamais, alliant colère et incompréhension. Mais alors qu'elle agitait la tête, se rasseyant pour se calmer, les jambes toutes tremblantes, elle reprit d'une voix brisée par la peur qui reprenait le dessus. Je... Je n'ai rien fait. Vous savez déjà que si mon père en avait eu la puissance, il se serait remonté contre les Lannister.

Relevant la tête le plus calmement possible, Silithia emprisonna un instant son visage entre ses mains pour tenter de se calmer pour de bon. Soufflant, elle regarda tant bien que mal lord Stark dans les yeux et reprit, d'une voix déjà plus calme et bien moins tremblante :

-J'écrirai cette lettre si c'est nécessaire. Mais si lord Tywin apprend que mon père a préféré se joindre à la Couronne plutôt qu'à lui, il laissera sans doute sa fureur se déchaîner sur Belcastel et ma famille. Seront-ils hors de danger ?

Si elle ne pouvait pas quitter la capitale aussi tôt que prévu, elle devait au moins s'assurer que sa famille serait en sûreté. Elle ne comptait pas risquer leur vie. Pas la leur, c'était hors-de-question. Même Gared et Jeyne ne méritaient pas d'être tués par un Lannister.

An 299 • Quatrième lune • Semaine 4 • Jour 4.

Le regard de Silithia se fit plus dur encore. Elle serait bien traitée, bien entendu, mais elle s'en fichait. Elle voulait juste retrouver la paix, retrouver sa famille. Elle qui était dépitée de quitter si vite la capitale, regrettait soudainement l'Ouest et sa tranquillité. Comment réagiraient-ils, lorsqu'ils sauraient dans quelle situation elle se trouve ? Que dirait Sebaston ? Qu'arriverait-il à Iline ? Et Gared, profiterait-il de la bien mauvaise posture de sa sœur pour prendre sa place de préférée au sein de la fratrie ? Elle le savait bien plus fourbe qu'elle, il serait capable de tout.

-Comment pouvez-vous parler de loyauté, alors que vous nous demandez de trahir notre suzerain ?

Son ton était froid, sa voix un brin tremblante puisqu'elle se remettait encore de sa soudaine vague de colère. Elle soutenait le regard du loup, ses yeux lui lançant des éclairs.
Ce que dit ensuite Eddard fit froncer légèrement les sourcils de Silithia. Qu'entendait-il exactement par « il ne sera pas seul » ? Elle avait bien une petite idée, mais se demandait pourquoi. Quels étaient les crimes des Lannister, si ce n'était le massacre des Reyne et des Tarbeck ? Si elle ne portait pas Tywin dans son cœur, elle ne voulait pas risquer de voir sa maison éliminée par le lion inutilement. De quelle trahison lui parlait-il ? Elle voulait savoir.

-Vous dites que les Lannister ont trahi la Couronne. De quel genre de trahison voulez-vous parler ?

Elle n'était pas certaine d'obtenir une réponse. Mais il fallait qu'elle essaye, qu'elle parvienne ne serait-ce qu'à obtenir le plus infime des indices.
Le silence qu'elle obtint comme réponse face à ses inquiétudes concernant l'avenir de sa famille et la colère du lion d'or lui fit serrer légèrement les dents. Ainsi, ils ne seraient pas mis hors de danger. Vulnérables, complètement vulnérables sur leur petite île. L'attaque fer-née leur avait déjà arraché toute leur flotte, qui était en reconstruction, les affaiblissant considérablement. Elle ne rentrerait pas de sitôt à Belle-Île, elle en était donc certaine.

On lui amena une plume et un parchemin. Elle les observa pendant de longues secondes, cherchant ce qu'elle pourrait dire à son père. Comment lui dire qu'elle était réduite à l'état d'otage ? Comment lui dire qu'il devait trahir son suzerain, pour lui faire payer une trahison ? Elle leva un instant les yeux vers Eddard, retint un soupir.

-Que souhaitez-vous que je lui écrive, précisément ?

Elle ne savait pas quoi dire, pas quoi écrire. Par quoi devait-elle commencer ? Elle qui était habituellement si sûre d'elle, semblait perdre pied. Maudit soit-il, ce barbare du Nord, songea-t-elle rageusement en serrant les dents. Elle ne voulait plus rester à Port-Réal, mais on ne lui laissait pas le choix, et cette situation ne faisait que l'énerver encore plus.

An 299 • Quatrième lune • Semaine 4 • Jour 4.

Le regard de Silithia planté dans celui du nordien, elle put un instant entrevoir un semblant de nervosité qui l'agitait. Ça ne lui faisait pas plaisir, apparemment, de devoir enfermer la demoiselle. Et pourtant, il le devait, par devoir. Elle avait toujours apprécié et même parfois admiré les hommes d'honneur et de parole. Mais elle ne pouvait pas, et ne pourrait certainement jamais encadrer Eddard Stark, pour la simple et bonne raison qu'il était celui qui l'avait réduite à l'état de captivité auquel elle ne s'habituerait certainement jamais. Elle ne le haïssait pas vraiment, non, loin de là. Mais elle lui en voulait, de tout son cœur et de toute son âme.

Les paroles du loup échauffèrent un peu plus son sang, et elle serra un peu plus les dents. Attendre, encore et toujours attendre. Mais voulait-elle patienter, calmement, en tant que soi-disant « invitée », dans le Donjon Rouge ? Elle se sentirait mal, seule, elle qui avait toujours haï et même craint l'enfermement. En se penchant sur le parchemin pour écrire, elle ne daigna même pas répondre à la Main du Roi, ni lui jeter un regard glacial.
Pareil monstre n'en valait pas la peine.

A Lord Sebaston Farman,
Sire de Belcastel,

Père,

Je ne puis malheureusement pas quitter Port-Réal maintenant et rentrer à Belcastel si tôt que vous l'espériez. En effet, la Couronne m'a invitée à y rester plus longtemps que ce que nous avions prévu, garantissant ma sécurité, tout comme vous lui garantissez votre loyauté totale envers notre Roi.
Rassurez-vous ; Alayne, Ryger, Shana et moi-même nous portons bien, et pour l'heure, mes jours ne sont pas en danger.

La Houle emporte nos tyrans.
Votre fille,

Silithia Farman.

La lettre était courte, mais la dernière phrase ferait comprendre à son père ce qu'il se passait. Relevant la tête vers le suzerain du Nord, la blonde lui tendit le parchemin, une mine toujours aussi froide accrochée à son visage.

-Cela convient-il ?