An 299 • Deuxième lune • Semaine 2 • Jour 4.

Il y avait un immense champ de flots noirs, de cendres, de sang. Des navires se heurtaient les uns aux autres dans des grincements de bois, des craquements sonores. Les bateaux, trop abîmés parfois par tous les chocs et les heurts, s'enfonçaient, avalés par les vagues voraces, ne laissant bientôt plus que transparaître leur proue, à la surface des eaux sombres. Et au milieu des flammes, des cendres, de la nuit meurtrière, une tâche rousse. Desmera était là, pleurant incessamment, avant de voir venir à elle de véritables barbares, hache à la main, hurlant à la gloire du Dieu Noyé.
Elle hurla, son visage se décomposant sous l'horreur...

Et se réveilla.

Se redressant brusquement dans son lit, elle était haletante, cherchant presque désespérément à retrouver une respiration et un rythme cardiaque normaux. Lorsqu'elle porta sa main à son front, elle comprit qu'elle n'était pas réellement fiévreuse, mais que seule la peur la rendait si tremblante et brûlante. Un soupir lui échappant, elle se glissa hors des draps. Une servante vint dans sa chambre, lui apportant une missive qu'elle avait reçu de son père. Enfin des nouvelles de la Treille !
Elle n'en avait plus eu depuis que Paxter l'avait envoyée ici, à Hautjardin, pour l'éloigner de la barbarie des Fer-Nés. En était-elle plus rassurée ? Non, bien évidemment. Chaque soir, elle priait jusqu'à ce que le sommeil ne l'emporte dans de terribles cauchemars. Si elle était depuis toujours sujette à des terreurs nocturnes, elle les multipliait ces derniers temps, et dans tous ses rêves se trouvaient les Fer-Nés, maudits pirates ayant attaqué la Treille, poussé Lord Redwyne à saborder sa flotte et pris hommes et femmes en otage sous ses yeux innocents... Le mot qu'elle lut lui mit tout de même du baume au cœur, puisqu'elle apprit que ses parents comme ses frères allaient bien. Elle avait beau être en mauvais terme avec ceux-ci, elle ne pouvait s'empêcher de les aimer. « La famille reste la famille », disait-elle souvent.

Encore tremblante à cause de son rêve, elle versa une petite larme, toute émue, et demanda le plus poliment possible à la servante qu'on lui prépare un bain, ce qui fut fait en un rien de temps, et elle y pénétra tranquillement une fois déshabillée. L'eau chaude eut pour effet de la réveiller un peu mieux, et de la calmer suite à cette énième terreur nocturne. Elle ne passa cependant pas trop de temps dans son bain, et se prépara à sortir dès qu'elle en fut sortie et séchée.
Une robe de soie bleue enfilée et ses cheveux simplement coiffés puis lâchés librement sur ses épaules, elle sortit dehors. Elle ne voulait pas manger, et disant avoir besoin de prendre l'air. Malgré les presque-bonnes nouvelles qu'elle avait reçu de la Treille, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur pour sa famille.

Elle s'enfonça presque immédiatement dans les jardins, avide de solitude et du doux parfum des fleurs. Elle croisa, à plusieurs reprises, des petits groupes de nobles personnes marchant ensemble, mais ne souhaita pas se joindre à eux ; pour elle, ils étaient déjà trop nombreux, et son agoraphobie la faisait fuir ce genre de groupes...
Lorsqu'enfin elle trouva un endroit où elle pourrait être seule et au calme, elle s'assit sur un petit banc de pierre, portant ses mains à son visage et sanglotant doucement ; pourquoi les dieux avaient-ils pu permettre à une telle chose d'arriver ? Elle calma bien vite ses pleurs en essuyant ses larmes, entendant des bruits de pas venir dans sa direction. Effrayée par le nombre de personnes pouvant venir dans sa direction, elle s'était déjà levée brusquement, prête à fuir un groupe trop important pour elle. Son cœur s'était déjà remis à battre fort dans sa poitrine.

Elle avait beau avoir essuyé ses larmes, un sanglot restait coincé dans sa gorge, et ses yeux restaient humides. Desmera ne put fuir le petit groupe qui s'approchait d'elle, et son regard se figea tandis qu'elle observait avec une pointe d'effroi le plus âgé d'entre eux. Il lui parla, se montra rassurant. Pourtant, elle ne parvint pas à calmer les battements fous de son cœur et sa respiration sifflante. Ses doigts se crispèrent sur les pans de sa robe et elle se penchait en une vive et maladroite révérence. Elle releva ses grands yeux bleu-verts vers lui, tentant de sourire. Malgré toute sa volonté, elle restait une bien piètre menteuse, et sa voix tremblait, ses paroles n'étaient que des sortes de balbutiements à peine compréhensibles.

-Pardonnez-moi, je... je vais bien, ne vous en faîtes pas. Vous m'avez juste surprise, je pensais être seule. Je... Elle hésita un instant, ses lèvres remuant encore, la soudaine vague d'émotion ne l'ayant toujours pas quittée. Son corps, lui, était agité de légers frissons. Je suis lady Desmera Redwyne, de la Treille. Enchantée, lord Rykker. Tournant simplement la tête vers les jeunes nobles qui se trouvaient derrière Renfred, elle leur offrit un sourire des plus crispés, effectuant une seconde révérence plus maladroite encore que la première. Messires, ma lady, je suis enchantée également.

Disant cela, elle les observa plus en détail, notant que l'un des deux jeunes hommes qui se trouvaient là était, à ses yeux, très beau, au visage doux, aux yeux marrons, et blond de cheveux. Il avait l'air d'une grande gentillesse -comme tout le monde aux yeux de Desmera-, et rien que physiquement, il semblait chevaleresque. Tout pour faire battre le cœur de la petite rousse. Celle-ci affichait désormais un sourire toujours crispé, mais plein de naïveté, tout comme son regard.
Nerveuse, se mordant l'intérieur des joues pour retrouver sa concentration -qu'elle avait perdue en se plongeant bêtement dans le regard d'un jeune homme qu'elle ne connaissait même pas-, elle reporta son attention sur Renfred.

-Je n'ai pas besoin de m'asseoir, ne... vous inquiétez pas, dit-elle doucement avec un presque-vrai sourire, celui-ci se détendant un peu plus. Elle hésita quelques instants. Je... M'accompagneriez-vous marcher quelques temps dans les jardins ? Ils sont si grands, j'aurais presque peur de m'y perdre, admit-elle avec une mine malicieuse, comme si déjà elle avait oublié qu'elle pleurait la minute d'avant.

Elle coula le plus discrètement possible un regard plein de naïveté et de timidité vers le jeune homme, songeant qu'il était aussi beau et à l'air aussi doux que l'homme qu'elle rêverait d'épouser un jour. Un homme aimant, comme dans les contes, songea-t-elle avec un sourire presque idiot.

Ser Brynden Rykker. Elle imprima immédiatement son visage et son nom dans son esprit, un frémissement lui parcourant l'échine lorsqu'il se dit enchanté de faire sa connaissance. Elle aussi était enchantée, même plus qu'enchantée, et le rouge lui monta inconsciemment aux joues. Elle sourit un peu plus, inclinant doucement la tête.

-Je suis enchantée également.

Lui qui lui faisait penser aux princes de ses livres, pouvait-il être son futur époux ? Pouvait-il être celui qui la rendrait heureuse ? Elle rougissait rien qu'en y pensant, éternelle enfant qu'elle était, mais les paroles de lord Rykker la tirèrent de ses pensées. Ne sachant aucunement mentir ni feindre un quelconque sentiment, elle sourit doucement, accueillant la nouvelle du départ de Marika et Symond de son sourire crispé. D'autres, plus malins qu'elle, auraient feint par pure politesse une quelconque déception, mais elle n'en fit rien, en réalité plutôt contente de se trouver en compagnie d'un groupe plus restreint...

-Ce serait un plaisir de vous revoir une autre fois, dit-elle avant que les deux jeunes ne s'éloignent.

Brynden lui fit alors une proposition qui ne fit que l'embarrasser plus encore, l'inondant en même temps d'une forme de joie qu'elle ne pouvait expliquer. Son cœur se mit à battre à une vitesse folle, des frissons lui parcourant le corps entier tandis que ses joues s'enflammaient. Elle s'avança d'un pas hésitant vers le jeune homme, jusqu'à tenir son bras.

-Avec plaisir...

Du haut de ses seize ans, Desmera voyait le monde comme une enfant de huit ans. En effet, le simple fait de tenir ainsi le bras d'un jeune homme charmant lui donnait des espoirs et des rêves fous auxquels sont père ne prêterait certainement aucune attention...
Elle se mit le plus tranquillement possible en marche, tentant de contrôler son expression qui n'indiquait qu'un semblant de bonheur naïf et niais, ses pommettes vivement colorées de rouge et son immense sourire digne de celui d'une pauvre gamine. Rassemblant tant bien que mal ses esprits, elle demanda maladroitement :

-Depuis combien de temps êtes-vous à Hautjardin ? Je... ne vous ai encore jamais vus, auparavant. J'ai dû ne pas faire attention, sans aucun doute, je... j'étais ailleurs, je...

Elle se tut soudainement, une lueur d'inquiétude passant dans son regard tandis qu'elle rougissait de plus belle, espérant sincèrement qu'ils ne se rendraient pas compte qu'elle s'apprêtait à leur révéler bien des choses qui ne les intéresseraient certainement pas. En effet, la raison de ses pleurs, quelques minutes plus tôt, faillit lui échapper. Seraient-ils seulement intéressés de savoir que la flotte des Redwyne, leur fierté, leur puissance, avait été réduite à néant ? Elle baissa les yeux, presque honteuse. S'il la voyait ainsi, son père serait si peu fier d'elle !