An 298 • Treizième Lune • Semaine 3 • Jour 1.
Beaumarché.

Il faisait si beau lorsqu'Isendre s'était levé, ce matin-là, qu'il s'était pressé plus que jamais de s'habiller d'une chemise brun clair et d'un simple pantalon de cuir, ainsi que de bottes de la même matière. Pour finir, son épée pendait du côté droit de sa ceinture. Il avait quitté le château en vitesse et en toute discrétion, priant intérieurement pour ne pas croiser la route de Cerenna. Il ne voulait pas subir une fois de plus son regard lourd de reproches, de haine et empli de la promesse qu'était la suivante : je me vengerai. Lorsqu'il arriva aux écuries, il se pressa auprès de son cheval et en admira le physique. Il était un bel alezan, assez grand, et encore jeune. Oh, le jeune bâtard se souvenait bien du jour où il avait reçu le coursier de son père. A l'époque, c'était encore un poulain, et cinq ans s'étaient écoulés depuis. Il n'avait jamais été aussi heureux, sauf lorsqu'il avait trouvé en Alyssa une jeune fille plus que différente de sa mère, bien sûr.
Mais Alessander était revenu, et Isendre se sentait alors à nouveau seul. Il pensait faire une ballade à cheval, Ravageur étant le seul à sembler se préoccuper un minimum de son sort. Bien sûr, il aurait pu aller voir son père, ce cher Criston, qui l'aurait couvé comme il l'avait toujours fait. Mais le lord Desdaings était en colère depuis deux jours maintenant, son héritier revenant plus fier que jamais. Mais il était retombé lorsque Criston avait déchaîné toute sa colère sur lui.

Oh, Isendre n'avait bien sûr pas participé au repas de famille. Qu'aurait-il pu dire ? Rien du tout. Il se serait tu, tête basse, les yeux regardant bêtement son assiette et lui, n'osant pas manger. S'il avait pris ne serait-ce qu'une bouchée du contenu de son assiette, même de la façon la plus noble qui soit, la vipère l'aurait sermonné à cause de ses « manières de rustre ». Oh, oui, il savait qu'il pourrait être le plus honorable et le plus doux des jeunes hommes, elle trouverait toujours quelque chose à lui redire. Lorsqu'il la voyait, il cherchait toujours à fuir, et à effacer la moindre erreur.
Mais pourrait-il fuir éternellement ?

Alors qu'il commençait à prendre sa selle, il vit une silhouette féminine et qu'il ne connaissait que trop bien marcher non loin des écuries. Son visage s'illumina, et il s'avança vers elle avec un grand sourire. Il jeta un œil furtif aux alentours. Pas de vipère en vue. D'un pas léger, il passa devant elle en lui coupant la route, tout en faisant attention à ne pas la déséquilibrer mais juste à la surprendre. Le regard pétillant de malice, et son sourire tout autant rieur, il fit exprès de bafouiller de plates excuses en s'inclinant bien bas :

-Excusez-moi ma lady, je ne vous avais pas vue. J'espère ne pas vous avoir effrayée. Puis-je me faire pardonner en marchant un peu avec vous ? Une si belle journée ne saurait être gâchée par un si malencontreux incident.

Il n'avait pas vu Alessander, ni Cerenna. Peut-être pourrait-il passer un peu de temps avec Alyssa, ce jour-ci, sans que le fier cygne noir ou que la perfide vipère ne vienne lui rappeler qu'il n'était que le bâtard, et pas le frère de la cadette des Desdaings. Il la considérait comme sa sœur, et ce depuis au moins cinq ans. Rien ni personne ne le ferait changer d'avis.

An 298 • Treizième Lune • Semaine 3 • Jour 1.
Beaumarché.

Lorsqu'Isendre surgit devant Alyssa, son acte eut l'effet escompté. Elle sursauta, surprise et prononçant son nom. Son sourire n'en fut que plus grand, tandis qu'elle l'empoignait brusquement pour l'entraîner en courant avec elle en direction de la ville. Il rit doucement, se sentant soudain comme un enfant. Ce jour-ci, il oublierait quelque peu son statut de bâtard, la disgrâce qu'il était visiblement pour la famille aux yeux de Cerenna, et aussi son entraînement, qu'il reprendrait dès le lendemain. Ils passèrent ainsi tous deux derrière de grandes carrioles remplies de végétaux à vive allure main dans la main, jusqu'à arriver dans les rues. Le bâtard sentit la poigne d'Alyssa relâcher sa main, et il s'arrêta pour souffler un peu.

Aux mots d'Alyssa, il sourit avec amusement. Si, habituellement, il était plutôt susceptible, il avait appris à ne pas prendre aux sérieux les piques de sa demi-sœur. Plissant doucement le nez, il rit doucement et dit ironiquement :

-Je passe plus de temps aux cuisines qu'aux écuries, saches-le ! Et toi, Ma Dame, la vie te sied-elle dans ton beau château ?

Alyssa avait été presque tout pour lui ; sa meilleure amie, sa sœur, celle avec qui il jouait, celle qui l'avait fait rire... Tout ça depuis bien longtemps. Mais, depuis quelques temps, elle semblait s'être décidée à devenir une petite lady parfaite. La voir ainsi redevenir celle qu'il aimait plus que tout au monde, sa petite sauvageonne préférée, lui faisait chaud au cœur... même si ce n'était que pour une journée. Les paroles qui suivirent le firent un peu moins sourire.
Supporter Alessander ? A vrai dire, Isendre l'idolâtrait plus qu'il ne le supportait. Il se souvenait qu'avant que l'héritier Desdaings ne parte vagabonder à travers les Sept Couronnes, il l'observait souvent s'entraîner avec une admiration non dissimulée. Il rêvait de lui ressembler, au fond, mais n'en avait jamais parlé à Alyssa... Il sourit doucement, regarda la belle brune et dit d'un ton qui se voulait triste mais que la malice trahissait fortement :

-Et moi ? Ne me marie-t-on pas ? Je vais de ce pas aller protester auprès de Lady Desdaings, ma très chère marâtre !

Il dit ces mots d'une voix plus basse afin de ne pas être entendu des quelques personnes qui se trouvaient non loin de là, et sourit à celle qu'il considérait comme sa sœur. Il n'avait jamais dit de choses pareilles à quiconque, pas même à son père, mais celui-ci se doutait certainement de la haine et de la rage qui étaient nées dans le cœur du vilain petit canard lorsqu'il avait compris que jamais, ô grand jamais Cerenna ne l'aimerait. Mais jamais, jamais, elle ne saurait le détruire. Il se l'était promis. Il s'était promis d'être parfait en sa présence.

Mais une brusque réalité lui vint soudainement en tête. Alyssa aussi serait un jour mariée. Et à quatorze ans, nombre de jeunes nobles étaient mariées ou, tout du moins, fiancées. Isendre s'approcha d'elle d'un pas, posant une main sur chaque épaule de la jeune fille et les y pressant doucement comme si cela pouvait lui permettre d'obtenir d'elle une triste réalité qu'il ne souhaitait pourtant pas entendre. Lui jetant un regard inquiet, il afficha une moue assez triste et souffla :

-Et toi ? Ils veulent te marier aussi ?, demanda-t-il d'une voix sourde.

Si tel était le cas, alors Isendre serait seul. Seul. Ce mot résonnait à ses oreilles comme le tintement de pièces d'or à celles d'un pirate. Attendant une réponse de la jeune fille, il espéra qu'elle soit négative, qu'il se trompe, que tous ses espoir ne soient pas vains... Il ne voulait pas la perdre, il avait vraiment besoin d'elle...

An 298 • Treizième Lune • Semaine 3 • Jour 1.
Beaumarché.

Isendre pouvait être lui-même avec Alyssa comme elle pouvait être elle-même en sa compagnie. Il l'observa donc passer devant lui tout en imitant Cerenna et en évoquant le fait que le meilleur parti pour un bâtard serait une truie de leur étable. Elle n'avait pas forcément tort, qui donc voudrait épouser un simple bâtard ? Le fils naturel de Criston rit cependant de bon cœur, ne pouvant s'empêcher de voir en Alyssa le portrait craché de sa mère. Par chance, elle n'avait en rien hérité de son caractère froid, hautain et pour le moins haineux envers les bâtards et les gens de la plèbe.

-Une truie de notre étable ? Ne pensez-vous pas qu'un homme aussi grand, fort, charismatique et musculeux que moi ne mériterait pas une truie des étables de Vivesaigues ou au moins une chèvre ? Voyons, je vaux mieux que ça ! Je suis un demi-cygne !

Tout en disant cela, il avait bombé le torse et levé haut la tête en marchant avec une droiture impressionnante, lâchant un petit sifflement qui n'indiquait qu'un faux mépris à l'égard de sa sœur. Cette imitation d'un fier cygne ne dura que quelques secondes mais lorsqu'il eut fini, Isendre eut un grand sourire. Qu'Alyssa lui avait manqué !

Ils marchaient en direction de la ville, l'odeur d'épices multiples leur parvenant. Mais lorsqu'ils évoquèrent le mariage d'Alyssa, tous deux s'arrêtèrent. La cadette Desdaings se dégagea de la main que le bâtard avait posé sur son épaule pour s'éloigner à nouveau en direction de la ville. Le blond pressa donc le pas, marchant à sa suite et en l'écoutant parler. Elle rit, visiblement ravie que sa mère soit fière d'elle. Il ne le voyait pas de cet œil-là, aussi fronça-t-il légèrement les sourcils.

-Je croyais que tu ne comptais pas la laisser te dresser comme une bête docile ? Il s'avança vers elle, lui adressa un sourire. Promets-moi juste de ne pas lui ressembler... mentalement, je veux dire.

Isendre ne pouvait pas mentir à Alyssa, lui dire qu'il était heureux qu'elle fasse de tels efforts. A vrai dire, bien que ce soit égoïste, il aurait aimé qu'elle reste avec lui aussi souvent qu'elle le faisait à un moment donné, qu'elle laisse de côté ce masque de perfection que semblaient porter chaque jeunes filles nobles... Mais, craignant que la conversation ne tourne mal, il enchaîna :

-Je ne risque pas d'être seul longtemps, de toute manière. J'ai prévu de partir. Il tarda quelque peu à se rendre compte que ses paroles étaient un peu précipitées. A vrai dire, son père lui-même ne connaissait pas ses véritables intentions. Souriant un peu plus à Alyssa, le bâtard continua. Je ne serai sans doute jamais reconnu pour mes talents, quels qu'ils soient, ici. Un bâtard n'est rien de plus qu'un enfant involontaire et là où les filles finissent souvent prostituées, les hommes sont souvent de simples garçons d'écurie. Je me destine à plus que ça.

Il avait passé des nuits d'insomnie à y réfléchir, et après avoir retourné la question dans tous les sens, il avait trouvé trois portes de sortie qui lui permettraient d'avoir un avenir décent. Il pouvait aller au Mur, faire vœu de chasteté, de célibat, de fidélité à la Garde de Nuit... Mais en avait-il seulement l'envie ? Il avait encore bien trop de choses à voir et à apprendre de ce monde. Il avait également la possibilité d'aller en Essos. Il pourrait y voyager, rencontrer les légendaires Yi-Ti, aller jusqu'aux Contrées de l'Ombre et y voir les origines-même des dragons... Mais supporterait-il d'être si loin de tout, si loin de ceux qu'il aimait ? La dernière possibilité était Dorne. Dorne, là où les bâtards étaient considérés comme n'importe quelle autre personne.
Isendre pourrait ainsi peut-être devenir chevalier, comme son demi-frère, comme il en rêvait depuis si longtemps. Devenu chevalier, il ne serait plus considéré comme un moins-que-rien...