An 298
13 ème lune
Semaine 3
Jour 3
Milieu d'après-midi

Dans les jardins du Donjon Rouge....

Beaucoup de gens se déplaçaient dans les jardins, du pas faussement nonchalant de qui ne sait pas vraiment quoi faire de son temps et s'est dit qu'après tout, prendre l'air était plutôt une bonne idée. Mais Eddard commençait à comprendre les règles du jeu à Port-Réal (même s'il n'avait aucunement l'intention de les suivre). La moitié de ces passants à l'air innocent étaient en réalité en train de comploter pour grappiller une parcelle de pouvoir en plus. Quand à l'autre moitié, elle n'avait pas d'autre raison d'être là que d'espionner la première.

Sous ces arbres bruissant sous le vent, sur ces dalles brillant au soleil, entre ces fleurs rares, sous ces dais richement décorés sous lesquels quelque noble seigneur ou noble dame mangeait et buvait, des assassinats s'étaient décidés, des alliances avaient été conclues, et la balance des pouvoirs avait dû changer plus d'une fois. Mais cela, Eddard Stark n'en était qu'à moitié conscient. L'idée n'avait pas encore pris une forme distincte dans son esprit, mais néanmoins, elle s'y trouvait. Sans quoi il n'aurait pas demandé entrevue avec Oberyn Martell, prince de Dorne, précisément dans ces jardins.

La Main du Roi marchait du pas vif de qui sait exactement où il va et n'est pas là pour folâtrer. Il était toujours poli et courtois en surface, mais, parfois, il n'en pensait pas moins. Il fit un grand sourire à une septa qui semblait lire son livre mais dont il avait bien senti qu'elle le suivait du coin de l’œil. Néanmoins, son regard resta froid. De toute manière, concernant Eddard, un "grand sourire" était déjà en soi une anomalie. Ses zygomatiques étaient un peu moins atrophiés que ceux de Stannis Baratheon, mais à peine. La septa replongea dans sa lecture.

*Oui, c'est ça. Regarde-moi, espèce de fouille-merde, et rapporte à ton maître, qui qu'il soit, que la Main du Roi est passée dans les jardins et semblait savoir où elle allait. Qu'il échafaude ses plans avec ça.*

Il se rappelait d'Oberyn Martell. C'était un homme qui aimait beaucoup voyager, et avait passé pas mal de temps en Essos. Et bientôt, il allait repartir pour Dorne. Il devait lui parler avant. La situation devenait intenable, et allait éclater à un moment ou un autre. On aurait pu croire qu'Oberyn Martell serait dans le cas d'Eddard, mais celui-ci ne se faisait pas d'illusions : tuer des lions ne signifiait pas apprécier les loups. Et une Vipère Rouge ivre de carnage dans une situation aussi délicate... il fallait au moins tenter de s'assurer qu'il ne mette pas la cité à feu et à sang simplement pour sa vendetta personnelle.

Donc, deux questions se posaient. D'abord, les hommes de la Vipère Rouge seraient-ils dans la ville si la situation venait à éclater ? Ils pourraient faire la différence en cas de conflit ouvert. Ensuite... La haine que vouait Oberyn aux Lannister était de notoriété publique. Mais Eddard était Main du Roi. Un Roi devait être juste. Et, si un ennemi du royaume était saisi, celui-ci devait être jugé équitablement et loyalement, et se voir appliquer sa sentence éventuelle rapidement et sans cruauté inutile. Pas mourir dans d'atroces souffrances aux mains d'un homme le tenant responsable de la mort de sa sœur. Quelle que soit l'antipathie qu'Eddard vouait lui-même aux Lannister.

Oberyn buvait du vin sous un dais tendu en plein soleil, une plume dans une main, le verre dans l'autre. Ce qu'il écrivait ne concernait pas Eddard. La Vipère le vit immédiatement, et la Main du Roi en profita pour noter qu'il se tenait non loin d'un aplomb donnant vue sur la mer, et face aux seuls chemins par lesquels pouvait arriver un visiteur.

Lord Stark s'inclina légèrement.

Prince Oberyn. Je vous suis reconnaissant d'avoir accepté cette entrevue. Je me doute qu'avec ce voyage prévu avec lady Lannister vers Dorne, votre temps est une denrée précieuse.

Et il y avait déjà là, sous la politesse, une première question. Partait-il vraiment vers Dorne ? En ce moment ? Cela semblait... étrange. Mais la Vipère Rouge était connue pour être des plus imprévisibles.

Eddard entama son geste pour couvrir le verre en refusant le vin. Les Dorniens étaient célèbres pour avoir une cuisine assez agressive aux palais non habitués, et surtout, vu la situation, lord Stark comptait bien avoir la tête la plus claire possible. Parce que décider Oberyn Martell à épargner son pire ennemi risquait de requérir les idées claires, ainsi qu'une bonne dose de charisme et une pincée de diplomatie. Néanmoins, au cas où quelqu'un regarde, mieux valait n'avoir pas l'air trop sérieux. La Main du Roi n'avait-elle pas le droit de boire un verre avec un prince de Dorne lors d'un moment de détente sans conséquences ? Non. Évidemment non. Mais au moins, ici, en plein air, nul passage secret dans les murs où quelque araignée pouvait se terrer, car Eddard faisait de moins en moins confiance à Varys. Néanmoins, ici, on ne pouvait approcher à portée de voix sans être vu, pour peu qu'Eddard et Oberyn ne parlent pas trop fort. Ce n'était vraiment pas le moment de prendre des mines de conspirateurs, d'autant qu'il ne s'agissait pas de conspiration : il s'agissait au contraire d'en abattre une.

Eddard acquiesça donc, acceptant le vin dornien. Puis il leva son verre vers son hôte, avec un regard intense braqué sur lui.

Je bois à la paix du roi.

Le message était assez clair sur les raisons de sa présence. Lorsque la Vipère Rouge reprit la parole, Eddard put constater que sa langue était aussi vive et acérée que son épée.

Main, Grand Argentier, le Conseil restreint se resserre autour du Nord. Je sais que le Roi vous fait toute confiance, mais n’en oublie-il pas ses autres amis ? Après tout nous lui avons livré la Princesse Targaryen sur un plateau d’argent, je dois dire que nous escomptions une contrepartie… Cela fait beaucoup de travail pour vous, d’autant que, si je ne m’abuse, le Nord rencontre aussi ses difficultés actuellement.

Ce n'était pas du tout ce dont Eddard avait pensé qu'Oberyn parlerait, et il en fut déconcerté quelques instants. Une contrepartie ? Pour avoir fait simplement son devoir ? Daenerys était venue pour réclamer un trône qui ne lui appartenait plus, et quoique Eddard puisse penser de la manière dont elle avait été massacrée... Il était du devoir de tout loyal sujet du roi de la remettre à son suzerain. En partant du principe qu'il prendrait une décision sage et juste, ce qui n'avait malheureusement pas été le cas. Tout cela, Eddard le pensa aussitôt. Mais toute personne un tant soit peu intelligente et ayant un minimum assimilé les règles du jeu qui se jouait au Donjon Rouge aurait gardé ces pensées par-devers soi.

Eddard ne manquait pas d'intelligence, et il avait compris les règles. Mais il les refusait en bloc.

Contrepartie ? Pour avoir fait votre devoir ? Daenerys était venue pour réclamer un trône qui ne lui appartenait plus. Quoique je puisse penser de la manière dont elle a été exécutée, il était du devoir de tout loyal sujet du Roi de la remettre entre ses mains, en espérant qu'il prendrait une décision sage et juste.

Il fit une légère pause, puis poursuivit.

Je ne peux parler au nom du Grand Argentier, mais en ce qui me concerne, je serais bien mieux à Winterfell qu'ici. Je suis venu car tel était mon devoir. Quand au Nord, mon fils est en âge de gouverner, et ma femme est à ses côtés. Pour ce qui est de mon titre de Main, le Roi m'a confié cette charge, non comme une contrepartie pour quoique ce soit, mais parce qu'il avait confiance en moi. C'est ainsi que les choses fonctionnent, prince Oberyn.

*Ou devraient fonctionner*

Je reconnais néanmoins que votre course d'action était un gage de loyauté qui a certainement été remarqué par le roi Robert, et sera probablement récompensé. Seulement, avant de récompenser quelqu'un, il faut savoir ce qu'il veut.

A ce stade de la conversation, lord Stark vérifia d'un coup d’œil que nul serviteur n'était plus à portée d'oreille.

Alors que voulez-vous, prince Oberyn ? Vous ne me ferez pas croire que le poste de Grand Argentier ou de Main du Roi vous tente si peu que ce soit.

Là. On entrait dans le vif du sujet. Selon la manière nordique de faire les choses : carrée, nette, franche. C'était tout à fait contraire aux règles des ronds-de-jambes que semblaient affectionner la noblesse de cour, mais Eddard soupçonnait fort le prince Oberyn Martell de n'avoir pas plus d'estime pour la noblesse de cour que lui-même.

Le pire, c'était qu'Oberyn avait raison. Partiellement, du moins. Oui, le sort qu'avait connu Elia Martell était une ignominie, oui, il y avait une dette de sang due à Dorne. Mais qui devait s'en acquitter, là était un autre débat. Quand au sort à réserver aux enfants royaux.... Oberyn voulait leur tête, mais Eddard n'entendait pas les lui laisser. Ils n'étaient pour rien dans l'inceste de leur mère. Ils étaient bâtards, oui. Mais de là à la tuer.... Cela, c'était hors de question.

Malgré les rumeurs, malgré les présomptions que le seigneur du Nord nourrissait, il n'y avait pas à la connaissance d'Eddard Stark de preuve indiscutable permettant d'accuser ser Gregor Clegane du meurtre d'Elia Martell et de ses rejetons. Et encore moins de preuve de l'implication de Tywin, encore que, là encore, Eddard avait l'intime conviction qu'Oberyn disait juste. Mais il fallait plus qu'une "intime conviction" pour condamner un homme à mort de sang-froid.

Quand à Daenerys... Eddard n'avait même pas envie de se poser la question. Ses épaules s'affaissèrent insensiblement, et sa lèvre inférieure commença à trembler. Il agrippa son verre de vin. En cette occasion, la première fois depuis longtemps, son équanimité lui fit défaut. Sa voix se fit basse, grondante, une voix dans laquelle perçait une fureur qu'il ignorait ressentir encore.

Une soeur. Vous avez perdu une sœur. Oui. J'en suis... désolé. Si je l'avais pu, j'aurais tout fait pour la sauver du sort qui fut le sien. Et ce n'est pas mon honneur, qui m'en a empêché, c'est l'armée de Rhaegar Targaryen, votre beau-frère. Le même Rhaegar qui est responsable de la mort de ma sœur. Celui dont le géniteur a tué mon frère et mon père avec une cruauté...

Il s'interrompit net, but son verre d'un grand coup, et le reposa, le lâchant à grand peine. Il avait été à deux doigts de l'écraser dans sa poigne.

Le passé est le passé. Et votre discours est plus celui d'un homme qui désire du sang, que de la justice. Cependant, cette justice, je la désire moi aussi, et le meurtre de votre sœur doit être puni. Avec un procès, et une sentence.

Mais aujourd'hui, comme vous le savez, nous faisons face à un... problème, impliquant les Lannister. Maintenant que tant de monde connaît la vérité sur l'ascendance des trois enfants princiers.... L'affaire ne va pas tarder à éclater. Tywin va agir. Il a montré par le passé que mettre une ville à sac pour servir ses desseins ne le rebute pas. A ce moment, Port-Réal risque de devenir une gigantesque boucherie. Pensez de moi ce que vous voulez, prince, mais je n'ai nulle envie de voir d'innocents citoyens massacrés. Quoique vous puissiez penser de moi, je ne suis pas Tywin Lannister. J'aimerais éviter un bain de sang.

Il pencha la tête sur le côté, examinant attentivement Oberyn.

Peut-être souhaiteriez-vous que ce bain de sang se déclenche ? L'occasion pour vous de saisir votre vengeance ? Infligeriez-vous un nouveau sac à la ville si ce devait en être le prix ?

Il fit une pause pour laisser Oberyn répondre.

En tout cas, j'aurais une proposition à vous faire. Mais j'aimerais quelques garanties de votre part.

S'entendre dire que Lyanna avait déclenché la guerre, et donc était responsable de son sort, parce que c'était largement sous-entendu, était faux, et profondément injuste. Le genre de propos insupportables qui aurait plongé Brandon dans une crise de fureur qui aurait pu finir dans le sang. Il en était de même pour Ned. Mais, en l'occurrence, la colère de Ned était sans importance. Car Ned était absent de cette conversation.

Celui qui se tenait à sa place était lord Stark, qui était bien différent, et pour qui seul comptait son devoir. Les histoires familiales et les remous de la diplomatie n'avaient rien à y voir.

Lord Stark, donc, resta silencieux après la tirade d'Oberyn Martell.

Nous n'avons jamais obtenu la justice pour la mort de Lyanna. Rhaegar a été tué à la guerre, et Aerys, assassiné. Le résultat peut sembler être le même, mais il est en réalité très différent. Tout le monde finit par mourir, mais la manière dont la mort survient change beaucoup de choses.

Ceci était valable également pour Elia, qui, quel qu'ait été le coupable, avait connu une mort indigne.

Vous dites que les criminels qui violent et tuent ne méritent pas la justice mais d'avoir leurs têtes pourrissantes sur une pique. Je dis, moi, que tout homme mérite la justice. Quand à ceux qui violent et tuent, la justice... les conduit précisément à avoir leurs têtes pourrissantes sur des piques. Et c'est là que nous pouvons conclure un accord.

Oberyn prétendait qu'il n'était pas assoiffé de sang et ne voulait pas la guerre. Eddard avait beaucoup de mal à le croire. Il était convaincu que le prince de Dorne était obsédé par sa soif de vengeance, mais soulever ce point n'aurait eu aucun intérêt.
Pas plus qu'il n'était intéressant qu'il explique sa conception de la justice. Il savait bien ce qu'on disait de lui. Eddard Stark, le Nordien perché sur son honneur. Il y avait une raison pour lesquelles le Nord restait fermement accroché à certaines coutumes. C'était parce qu'il se rappelait ce que d'autres avaient oublié. Cela n'avait rien à voir avec le fait de mieux dormir la nuit, cela allait beaucoup plus loin. Mais cela, généralement, soit les gens le comprenaient d'eux-mêmes, soit ils étaient incapables de le comprendre quelle que soit la manière dont on expliquait. Oberyn tombait dans la deuxième catégorie, aussi Eddard ne s'étendit-il pas sur le sujet.

Ce que je veux...

Eddard se leva, mais sa voix baissa, se faisant sourde tandis qu'il s'assurait d'un coup d’œil que personne n'écoutait.

Dorne doit fidélité au Trône de Fer. Et celui-ci lui doit justice. C'est sur ce pacte que repose un Royaume. Et vous avez servi au Royaume plus de fidélité ces dernières années que celui-ci ne vous a servi de justice, je dois le reconnaître. Mais maintenant, je suis Main du Roi. Alors voici le marché : si les Lannister, ou tout autre Maison, venait à se dresser contre le Trône de Fer....

Le "ou tout autre Maison" était rhétorique. Il ne s'agissait pour l'heure que des Lannister, bien évidemment.

Vous combattriez à nos côtés, en levant votre ban en masse et avec diligence. Et cela risque de se produire très bientôt. Il serait bon que Dorne commence déjà à prendre des dispositions. Je ne veux pas que vous soyez les ennemis de nos ennemis. Je veux que vous soyez nos alliés. Cela, c'est votre devoir, et je vous demande d'y répondre avec diligence. Et d'éviter les morts inutiles. Tuer ses ennemis à la guerre est une chose. Mais Cersei, Joffrey, et tous les autres, ne combattent pas. Ils ne méritent pas de mourir, à moins que la justice du Roi n'en décide autrement. Quand à moi...

Et c'était là qu'être considéré comme Eddard Stark le Nordien perché sur son honneur avait du bon. On savait que la parole d'un Stark était solide.

Je vous promets que je m'assurerai que la Couronne fasse son devoir. Vous aurez justice pour la mort d'Elia Martell. S'il survit, Gregor Clegane sera passé en jugement et puni s'il est reconnu coupable du crime.

Ce qui était quasiment certain, ils le savaient tous deux.

Il en sera de même pour Tywin Lannister, qui sera traduit en justice pour répondre de ces accusations.

Encore que, Tywin étant le stratège le plus dangereux d'une Maison ennemie de la Couronne, Eddard était plus enclin à le considérer comme une cible militaire légitime, que comme un accusé à traduire en justice. Il n'avait pas spécialement l'intention de le laisser se rendre. La justice était une chose et la guerre en était une autre. Mais ce que voulait Oberyn, c'était du sang. Il serait satisfait.

Il sera fait justice à Elia Martell et à ses enfants. Cela, je vous en fais le serment, prince Martell. Dorne fait son devoir, et le Trône de Fer également. Un échange équitable. Qu'en dites-vous ?

Eddard ne donnait jamais sa parole à la légère, et en l'occurrence, il s'engageait très loin, pour une Main du Roi. Mais, quand bien même Oberyn Martell et lui n'étaient pas grands amis, sa rancune était compréhensible. Les Martell de Dorne avaient subi un déni de justice pendant bien trop longtemps. C'était mal, indigne d'un roi, et il fallait y remédier. Et si, ce faisant, on pouvait obtenir un soutien pour écraser des traîtres, c'était pour le mieux.

Les Dorniens n'étaient certes pas nombreux, mais la victoire, à la guerre, venait d'une accumulation de petits avantages. Un matériel un peu mieux entretenu. Des hommes un peu mieux nourris. Des éclaireurs un peu plus audacieux. Un moment de bravoure d'un seul homme qui se rappelait qu'il avait mangé à la table de son seigneur et ne voulait donc pas abandonner un suzerain qu'il connaissait personnellement et respectait à une mort certaine. Des petits rien qui finissaient par faire basculer le sort des armes.

Les tempéraments d'Eddard Stark, Lord Suzerain du Nord, et d'Oberyn Martell, Prince de Dorne, étaient tellement opposés qu'il était presque impossible de communiquer. Clairement, chacun des deux n'arrivait pas à comprendre ni à respecter l'autre. Se faire des amis des Dorniens dans ces conditions relevaient de l'impossible. S'en faire des alliés... du difficile. Mais réalisable.

Oui, je n'ai pas envie de prendre de vie sans preuves. C'est cela aussi, la justice. Concernant le procès que vous mentionnez, la coupable a été jugée et châtiée. Je ne vois pas ce qu'il vous faut de plus. Quand à Baelish, si c'est à lui que vous faites allusion, nous le recherchons. Son sort dépendra des explications qu'il fournira. Je ne vois pas ce que vous reprochez à ce procès. Qu'auriez-vous fait, vous, si vous aviez été juge ?

Vous commencez à m'échauffer les oreilles, prince Martell. Vous avez décidé que mon sens de l'honneur me rendait aveugle. Vous faites partie de ceux qui pensent en gros que l'honneur est pour les faibles. Dites-moi ce que vous auriez fait, vous qui êtes si brillant et que votre souplesse morale rend si bon juge.

"J'aimerais que vous cessiez de me déshonorer avec vos allusions", qu'il disait. Lui qui avait commencé cette conversation en disant vouloir les têtes de la Montagne, de Tywin, de ses deux rejetons et de leurs bâtards... C'était tout à fait clair, et justifiait certaines mises en garde. Enfin, peut-être qu'il s'était laissé emporter par la colère. Peut-être. Ou peut-être qu'il disait maintenant à la Main du Roi ce qu'il souhaitait entendre, tout simplement.

Vous voulez être traités en égaux et c'est une chose que je peux entendre. Et ici je me trouve, Main du Roi, à vous parler d'égal à égal alors que mes journées sont bien trop courtes pour le travail que j'ai. Je vous reconnais déjà comme un de mes pairs, prince Martell. Alors pourquoi votre frère ne lèverait-il pas le ban en masse ? Que vous faut-il de plus ?

Là. C'était le moment où il allait demander un siège au Conseil Restreint, un mariage princier ou quelque autre concession. Oberyn parlait de considération et de reconnaissance, mais lorsque quelqu'un demandait de la considération, il attendait généralement que cette considération s'incarne d'une manière très tangible. Comme Eddard ne pouvait prétendre comprendre le cheminement de pensée d'Oberyn, le plus simple était encore de lui demander.

Le visage impassible, Eddard écouta le prince de Dorne exposer son point de vue. C'était... instructif. Et lord Stark montra aussi peu qu'il le pouvait sa désapprobation totale de ce qu'il entendait. Et, de toute manière, il n'estimait pas avoir à défendre son point de vue. Quelque part, chaque parole d'Oberyn justifiait qu'on ne l'ait pas placé en position de juge.

Il parlait d'amis, d'ennemis, d'anciennes alliances, mais sa vision du temps était aussi brève et fugace qu'un feu de paille qui considérerait un feu de bois comme "ancien". Le Nord se rappelait beaucoup mieux. Les "anciennes alliances" devaient être respectées, oui. L'alliance entre la Garde de Nuit et les Royaumes des Hommes. Un seigneur du Nord, lord Ryswell, avait fait emmurer vif son propre fils au nom de cette alliance. L'alliance entre le trône et la justice, aussi.

On ne pouvait tout simplement pas renoncer à de tels principes, enlever une des poutres maîtresses qui tenaient le royaume debout, au simple nom d'une commodité politique. Parce que, si on en bénéficiait aujourd'hui, plus tard, les descendants de celui qui avait pris cette décision en pâtiraient.

C'était parce que, des siècles auparavant, lord Chenu, commandant de la Garde de Nuit, avait laissé mourir son frère sans lui venir en aide, qu'aujourd'hui, il subsistait encore des frères noirs pour s'opposer au retour des Autres. Mais les Autres étaient des êtres du froid. Dorne n'en savait rien. Dorne ne savait rien des anciennes alliances. Il était inutile de perdre du temps en explications avec quelqu'un qui n'était pas un nordien, en l'occurrence.

La Montagne n'est pas si facile à vaincre. Vous êtes rapide et fort agile, je veux bien le croire. Quand je pense à vous et à la Montagne, je ne peux m'empêcher de penser au prince Aerion Targaryen et à ser Duncan le Grand au tournoi de Sorbier. Aerion avait jeté son adversaire à terre et allait l'achever lorsque Duncan se jeta dans ses jambes, l'amena au sol, et le frappa jusqu'à ce qu'il demande grâce. Gregor Clegane ne vous ferait pas demander grâce. Il se contenterait de vous écraser la tête comme un fruit trop mûr. Attention à l'arrogance, prince de Dorne.

Eddard s'interrompit. Sermonner le prince ne ferait que l'agacer, et de toute manière, il ne l'écouterait pas. C'était le problème des excellents combattants : ils pensaient avec leur épée, mais oubliaient souvent que, sur Westeros, il y avait au moins une centaine de personnes capables de les vaincre en combat.... et plusieurs milliers par surprise ou traîtrise.

Vous voulez plus qu'une vengeance, dites-vous. Vous voulez une place auprès de la Couronne. Je ne remets pas en cause la valeur des Dorniens, mais leur armée est petite, et Dorne couvre un large territoire. Dussiez-vous lever votre ban en toute hâte et en masse, cela ferait peu d'hommes, et tard. Vos prétentions sont à évaluer à l'aune de ce fait.

L'ancienne place de la Maison Martell ? Le prince voulait un mariage royal ? Eddard tenta de se refaire l'arbre généalogique des Martell dans sa tête. Il y avait bien Lewyn Martell... Non, il était mort au Trident. Bizarre, comme on pouvait oublier ce genre de détail. Son combat avec Lyn Corbray avait inspiré de nombreuses chansons, dont certaines satiriques, racontant comme lord Corbray avait abattu un éclopé en manteau blanc. Non. Il y avait Doran Martell. Et dans les enfants... Charles ? Non. Charles Martell, quel nom ridicule ç'aurait été. Quentyn Martell ! Et Arianne Martell, l'aînée.

Si vous faites allusion à un mariage royal, je considérerai cette possibilité et j'en parlerai à Robert, mais je ne peux rien vous garantir. En revanche, il me semble que votre fidélité pourrait être récompensée par une place au Conseil Restreint. Un conseiller dornien serait partie prenante dans les décisions du gouvernement, et l'un des plus proches soutiens du roi. Ceci en gage de... considération, de la part de la Couronne.

Comme cela, on cesserait de lui rebattre les oreilles avec des accusations de ne placer que des nordiens au Conseil. Et, si le nombre de places n'était pas illimité, il n'était pas inhabituel d'avoir des conseillers en plus des sept membres permanents.

Eddard attendit la réaction de la Vipère. Il proposait un compromis raisonnable qui offrait aux Martell la justice qu'ils désiraient, une proximité plus grande avec la Couronne et un gage d'estime que tout le royaume connaîtrait. Un compromis que toute personne sensée aurait accepté. Mais ce n'était pas une personne sensée qui se tenait face à lui, c'était Oberyn Martell.