Lorsque mestre Brenett lui avait transmis la missive, Walda avait été surprise de découvrir que son auteur n'était point Pediflet ou l'un de ses autres correspondants coutumiers, mais Loris. La demoiselle n'avait pas pensé avoir des nouvelles de cet homme, du moins pas avant longtemps, puisque ses fiançailles avaient été rompues avec la disparition de son promis. Pourtant les propos écrits par le garde l'avaient intriguée ; elle ignorait pourquoi celui-ci avait demandé à la rencontrer. Certes, il avait mentionné devant elle ses projets avec la veuve Cardon, néanmoins cela ne la concernait guère, encore moins maintenant que son mariage avait été annulé. Elle s'était longuement interrogée sur le possible motif de cette entrevue et n'avait pas trouvé d'explication qui lui semblât satisfaisante.

Elle avait, par conséquent, résolu de se rendre à ce rendez-vous, poussée par la curiosité, et avait sollicité Perwyn afin qu'il l'accompagnât. Celui-ci se montrerait à coup sûr plus courtois que Benfrey ; le second né de Lady Bethany s'emportait aisément et les Lake n'avaient point bonne presse aux Jumeaux ces temps-ci, puisque le seigneur des lieux soupçonnait Bard d'avoir fui pour ne point convoler.

Le quinzième fils du Tardif discutait avec sa puînée dans la cour, attendant que l'on sellât leurs montures ; lui arborant une épée à la ceinture, en cas de nécessité. Le lieu fixé par le Nordien n'était guère très éloigné, toutefois le trajet serait plus rapide ainsi qu'à pieds.

— Tu t'inquiètes beaucoup ces derniers temps, devina le blond. Tu manques de sommeil.

Cela se lisait sur les traits de la demoiselle et il n'avait nul besoin qu'elle lui fît part de ses états d'âme pour qu'il les comprît. Il avait veillé sur elle lorsque, durant l'enfance, elle avait été la proie de terreurs nocturnes ; il savait pertinemment combien elle craignait les conflits armés depuis qu'on lui avait conté le Sac de Port-Réal.

— Comment ne me ferais-je point de souci ? répliqua-t-elle. Les Fer-Nés ont attaqué l'Ouest et qui peut prédire quand ils décideront de faire de même dans le Conflans ?

Les hommes des Greyjoy ne devaient guère mettre longtemps pour naviguer entre leur terre natale et Salvemer, n'importe quel idiot voyant une carte s'en rendrait compte. Aussi, Lord Jason avait occis l'un des fils de Balon durant la précédente rébellion et il désirait certainement venger le fruit de sa chair. Cette possibilité tourmentait les rêves de la jeune femme, comme lorsqu'elle n'était qu'une fillette. Malgré que ses cauchemars s'avérassent moins fréquents qu'à l'époque, depuis récemment elle s'éveillait parfois en sursaut face aux macabres visions qui l'assaillaient alors. À présent adulte, probablement bientôt mariée à Ades Overton et aspirant à devenir mère, voilà que ses peurs enfantines refaisaient surface ; sinistre ironie que cela !

Baissant son regard céladon sur le molosse qui venait de lui lécher la main, elle caressa la fourrure de celui-ci, sentant les prunelles de son frère la fixer.

— Il n'arrivera rien à Wendel, ni à Patrek, annonça le chevalier.

— Comment peux-tu en avoir la certitude ? répondit-elle sans oser rencontrer ses iris azurés.

Elle affectionnait le page des Mallister et ne s'en cachait guère. Ce n'était point pour cette raison qu'elle fuyait l'œillade du jeune homme et que ses joues se teintaient légèrement de rose. Son interlocuteur se doutait-il de ses récentes interrogations au sujet de ses véritables sentiments pour le fils de Jason ? Son frère avait-il eu vent, à son retour de la capitale, de ce que l'on avait surpris entre elle et l'héritier de leur voisin durant son absence ? Quoi qu'il en fût, il n'en pipait mot.

— Je n'en ai aucune, mais se laisser aller au pessimisme ne résout rien, déclara-t-il. Et puis, même si tu ne l'as jamais vu à l'œuvre, Patrek n'est pas maladroit avec une épée. Quant à Wendel, les troupes de Salvemer le protégeront.

La dame aux taches de son garda le silence, toujours tenaillée par la frayeur. Néanmoins, elle afficha un sourire lorsque Olyvar, qui venait d'arriver dans la cour, vint à leur rencontre. Le petit blond arborait une tenue adéquate pour l'entraînement, comme souvent ces temps-ci. Il n'avait jamais connu de bataille réelle et la situation actuelle engendrait visiblement de l'anxiété chez lui ; raison qui expliquait pourquoi il prenait à cœur de s'exercer. Délaissant un peu la fille de Lord Frey, Baer réclama l'attention de l'adolescent, qui lui flatta le flanc du plat de la main.

— Si Walder ne m'attendait pas, je vous aurais bien suivis, lança celui-ci, le regard dirigé vers les chevaux que les palefreniers amenaient.

Le prénom évoqué désignait l'aîné des bâtards de la maison du Pont ; un homme réputé pour ses talents de combattant et quelque peu bourru. La blonde n'ignorait point que son puîné avait requis l'aide de ce dernier afin de progresser et de se trouver à même de se défendre efficacement et de possiblement briller lorsqu'il serait directement exposé aux hostilités.

— Ce sera pour une prochaine fois, dit Perwyn. Notre frère ne risque pas d'apprécier que tu lui fasses faux-bond ; si tu le faisais, il t'enverrait paître à ta prochaine requête.

— Je ne compte pas esquiver la leçon.

Walda aurait bien sollicité l'escorte de ce fils illégitime du Tardif ce matin. Malheureusement, la rencontre avec le Nordien devait demeurer secrète et la Grêlée n'accordait qu'une confiance relative à ce demi-frère. Quant à son puîné, il ne manquait point de valeur, juste d'expérience ; et la présence de Perwyn suffirait bien ; elle ne voyait pas pourquoi Loris aurait pu lui vouloir du mal.

— Si tu en avais l'intention, je te tirerais les oreilles, déclara-t-elle d'un ton qui se voulait taquin, mais d'où transparaissait une pointe d'inquiétude.

Le blond au profil aquilin et elle enfourchèrent les coursiers et traversèrent le Pont avant de quitter la citadelle par la rive nord. La brise berçait la plaine en ce milieu de matinée et des nuages parsemaient le ciel ; fort heureusement, ceux-ci n'auguraient point d'averse imminente. Tandis que les Frey cheminaient, ils ne conversèrent point des Fer-Nés, ni de Salvemer. Les propos qu'ils échangèrent concernaient principalement le garde des Lake et la visite de celui-ci aux Jumeaux, quelque temps plus tôt. Ils ne se rendirent pas directement au lieu de rendez-vous. Ils se promenèrent dans les environs ; ils avaient de l'avance et pouvaient bien se permettre un détour. Puis, se fiant à la position du soleil pour estimer l'heure, ils firent route vers la colline où la rencontre se déroulerait.

Avançant au pas, ils purent constater que le brun était déjà arrivé et les attendait. Si de la sympathie avait semblé poindre entre celui-ci et la jeune femme, cette dernière ne savait plus quoi penser à son sujet. Il était l'ami de son ancien promis ; or, elle n'oubliait guère ce que subodorait son géniteur. Bien que cela ne constituât point une certitude, les Lake n'avaient fourni qu'une obscure explication quant à la disparition du jeune homme avec qui elle aurait dû convoler d'ici quelques semaines. Ainsi, on pouvait aisément penser que le patriarche avait vu juste ; il avait bien des défauts, néanmoins la stupidité n'en faisait point partie.

— Bonjour, prononça la dame aux iris céladon, je ne m'étais pas attendue à votre missive.

Après qu'elle eut fait les présentations, les deux blonds mirent pied à terre.

— Pour quel motif désiriez-vous me voir ? questionna la demoiselle. À en croire vos propos, il s'agit d'une affaire urgente.

Elle ne se montrait guère hostile, toutefois elle ne faisait pas preuve d'autant d'affabilité avec Loris que la dernière fois.

— Vous doutez bien, confirma Walda. Les Lake et tout ce qui se rapporte à eux ne sont guère populaires aux Jumeaux ces temps-ci. On vous aurait probablement jeté dehors à coups de pied dans le fondement.

Le sire du Pont ne s'avérait point le seigneur le plus courtois des seigneurs du Conflans et la rancune qu'il pouvait nourrir n'avait d'égale que sa concupiscence. Peu ignoraient son caractère acariâtre ; à quoi servirait donc de dissimuler au Nordien que l'on ne l'aurait guère reçu avec affabilité à la citadelle ?

— Ainsi, notre père ne s'était pas trompé, comprit Perwyn.

Sa sœur lui avait demandé de demeurer silencieux autant que possible, mais les mots lui avaient échappé. Son courroux transparaissait dans son timbre et dans ses billes d'azur, pourtant, il contenait ce sentiment. Ne manquant nullement d'intelligence, il gardait certainement à l'esprit que l'affront venait de Bard, non de Loris. Néanmoins, cacher son déplaisir en ces circonstances se révélait visiblement difficile pour le chevalier ; malgré son naturel amène, ce dernier ne supportait pas que l'on offensât sa parentèle.

La jeune femme partageait ce trait avec son aîné. Elle fronça légèrement les sourcils.

— Peut-être mon ancien promis a-t-il craint de finir ses jours avec un laideron ? supposa-t-elle. Cela dit, il me semble plus que probable que vous et lui ayez correspondu depuis notre dernière rencontre ; ne l'avez-vous point rassuré sur le sujet ?

Elle s'efforçait de conserver un ton calme – même si elle n'y arrivait pas parfaitement –, estimant peu séant de décharger sa colère sur le brun. La Grêlée posait un regard empli d'interrogations sur ce dernier, bien qu'elle sût qu'il ne pourrait lui apporter de réponse. Si elle parvenait sans peine à saisir ce qui poussait un homme à prendre ses jambes à son cou devant la perspective d'une bataille, la disparition de son fiancé n'avait cependant point eu lieu en de telles circonstances.

— Le sobriquet dont on m'affuble me rend-il repoussante au point de renoncer à tout afin de ne pas convoler avec moi ? À moins que ce ne soit ma famille qui lui ait inspiré tant de peur ?

Seulement, s'il s'agissait de cela, l'explication à cette soudaine fuite paraissait incomplète. Après tout, le Nordien que la demoiselle avait failli épouser ne se serait point installé dans la demeure du Tardif et n'aurait eu, par conséquent, pas besoin de souffrir celui-ci après les noces ; et de toute la marmaille du patriarche, le chasseur n'aurait été affligé que de la première fille de Lady Bethany.

— Je vous prie de m'excuser, ajouta la blonde en secouant la tête avec lassitude, je n'oublie pas que vous n'êtes point le fautif dans cette histoire ; à présent que j'ai exprimé ma pensée sur le sujet, je n'y reviendrai pas.

Depuis la missive des Lake, elle s'était parfois posé des questions sur la disparition de son fiancé et sur ce qui avait pu advenir de lui. Alors, tandis que son esprit s'égarait sur ce terrain, l'amertume l'envahissait, alimentée par les supputations de son géniteur. Apprendre que les soupçons du vieillard s'avéraient fondés ne la laissait donc point indifférente et le manque de sommeil de ces derniers temps n'aidait pas à dissimuler sa rancœur envers l'indélicat qui s'était volatilisé.

Le garde venu du Long Lac avait surpris Walda en s'agenouillant devant elle lorsqu'il l'avait saluée plus tôt et maintenant, il louait ses qualités. Si la demoiselle ne s'était sentie indignée, peut-être aurait-elle éprouvé quelque plaisir en entendant ces paroles aimables.

— Je vous sais gré de vos compliments, déclara-t-elle en reprenant contenance.

Elle écouta le Nordien en silence, fixant la main tendue, sans lui donner la sienne, néanmoins.

— Je crains que cela ne s'avère guère judicieux.

— Entre les propos que vous avez tenus et votre geste, vous paraissez davantage compter fleurette à ma sœur que lui proposer vos services, explicita Perwyn, dont les billes d'azur reflétaient la méfiance.

Le chevalier avait escortée la blonde non seulement afin de la protéger d'une éventuelle attaque, il veillait également sur sa vertu ; après tout, il ne connaissait aucunement le brun et la Grêlée n'avait rencontré ce dernier qu'une fois auparavant.

— Je ne souhaite pas non plus que notre relation soit altérée par tout ceci, reprit-elle. Toutefois, il vaut mieux que nous prenions garde à ne fournir à qui que ce soit de motif de croire que notre lien est autre que platonique ; et cela que vos projets aboutissent ou que vous deveniez mon épée-lige.

Elle espérait que Loris ne s'offusquerait point de ce refus. Bien qu'elle ne sourît pas en cet instant, elle s'était exprimée avec sincérité, d'un timbre plus posé que celui qu'elle avait employé plus tôt.

— Mon père n'a point tardé à me dégoter un nouveau parti et, à l'allure où vont les négociations, je me marierai sans doute bientôt. Le cas échéant, si l'on pensait que je commets des infidélités à mon époux avec vous, ce serait désastreux ; non seulement pour mon mari et moi, mais aussi pour vous. Vous seriez renvoyé avant d'avoir prouvé votre valeur et aucun seigneur doté de jugeote n'engagerait un homme soupçonné d'avoir forniqué avec la dame qu'il était censé protéger.

Malgré qu'elle n'eût jamais mis le pied à la capitale, elle avait assez ouï ce qu'en avaient conté ses frères pour comprendre qu'il s'agissait d'un nid de vipères et que les rumeurs pouvaient s'y propager très vite. Une fois à Port-Réal, elle devrait faire montre de prudence si elle désirait conserver l'image d'une dame respectable.

— Je ne puis vous promettre de vous prendre à mon service si vos desseins échouent. Vous aviez manifesté tant de loyauté et d'amitié envers Bard Lake et voilà qu'au lieu de le rechercher, vous demandez à me rencontrer ici et le traitez d'idiot.

Il apparaissait que la dévotion du brun n'était point sans faille, même envers un homme dont il se prétendait l'ami.

— Néanmoins, je note que vous jouez carte sur table et j'en tiendrai également compte en réfléchissant à votre proposition ; avoir une épée à mon service me sera certainement très utile à l'avenir. Si j'accepte, j'en discuterai avec mon futur époux. Puisque c'est lui qui paiera votre solde, la décision finale lui reviendra ; il vous faudra, par conséquent, le convaincre aussi de vous engager.

Peut-être le Nordien la trouvait-il froide en ce jour ? Pourtant, elle se montrait simplement franche et pragmatique ; comment aurait-elle pu avancer ses arguments en affichant une mine joviale ? Pour le moment, elle n'était pas en mesure de lui offrir la moindre garantie ; autant donc ne point mentir.

Walda n'avait d'autre choix que de prêter foi aux propos du Nordien, concernant le motif qui avait poussé son précédent promis à fuir. Elle n'avait jamais rencontré ce dernier et les explications du garde concordaient avec le peu qu'elle avait ouï dire, à savoir que Bard Lake ne s'intéressait guère à la gestion du domaine de sa parentèle.

— Je me doute que vous n'avez nulle intention de causer le moindre tort, déclara la jeune femme, et je crois volontiers que vous ne tentez pas de me séduire. Néanmoins, les apparences sont parfois trompeuses et, à l'instar de mon frère, une personne qui ne vous connaît point aurait vite fait de se méprendre sur vos desseins.

Elle adressa un léger sourire au brun.

— Il est vrai que l'amitié n'efface pas les défauts, ni n'exclut les reproches, concéda-t-elle.

Après tout, n'en était-elle pas venue à considérer Patrek comme son ami, malgré les travers de celui-ci ? Bien que la Grêlée se questionnât depuis récemment sur ses véritables sentiments, l'affection ne l'empêchait point d'exprimer des remontrances à l'héritier de Lord Mallister, ni de se disputer avec lui. Certes, il courait la gueuse, se moquant de la réputation qu'il se traînait, et allait fréquemment trop loin dans la raillerie ; pourtant la dame aux taches de son ne se languirait pas moins de lui.

La voix de Loris la tira de ses nostalgiques pensées.

— Mon père a vu une opportunité et l'a saisie, déclara la demoiselle. Il s'agit d'Ades Overton ; peut-être l'avez-vous déjà rencontré ? Il réside à présent à Port-Réal ; le roi l'a nommé Grand Argentier, il y a peu.

L'entretien arrivant bientôt à son terme, l'interlocuteur de Walda s'inclina.

— Je vous en prie, vous n'avez pas abusé de mon temps ; et je vous remercie de vos compliments, répliqua-t-elle. Je vous ferai savoir par corbeau la date de mon départ pour la capitale et de votre côté, veuillez m'informer de la réussite ou de l'échec de vos projets. Où devrai-je vous envoyer la missive ?

Aidée de Perwyn, elle remonta en selle, puis son aîné enfourcha sa monture.

— J'espère également que notre relation ne s'arrêtera pas ici, annonça Walda en saluant le garde d'un signe de tête. Je vous souhaite bonne chance.

Le premier né de Lady Bethany affichait un air moins hostile à présent, bien que l'on ne pût décrire sa mine comme réellement avenante. D'ordinaire, il faisait davantage preuve d'affabilité ; seulement, la fuite de Bard Lake ne l'incitait visiblement guère à la courtoisie, en ce jour.

— Pourvu que les circonstances de notre prochaine rencontre s'avèrent plus favorables, je me montrerai certainement plus enclin à la sympathie, répondit le chevalier au Nordien.